© RENAUD CALLEBAUT

La science contre l’islamisme

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Physicienne, professeur d’université, ancienne secrétaire d’Etat, Faouzia Charfi puise dans sa formation scientifique les arguments pour convaincre de séparer le politique du religieux. Dans Sacrées questions…, elle pose les jalons d’un islam respectueux des libertés et exhorte à préserver le laboratoire démocratique tunisien.

Pourquoi la relecture des textes sacrés à la lumière de la modernité est-elle si compliquée dans la religion musulmane ?

Ce travail de modernisation est compliqué parce que peu de  » docteurs de sciences islamiques  » acceptent un regard historique sur le texte coranique qui, comme d’autres, comporte des versets moins acceptables. Je ne suis pas la seule à défendre ce point de vue. Lorsqu’il publie, en 1930, son ouvrage intitulé Notre femme dans la législation islamique et la société, le théologien Tahar Haddad considère qu’une lecture différente s’impose en fonction de l’évolution de la société. Il faut aussi envisager une critique des hadiths – les dires et faits du prophète Mahomet – qui comportent une multitude d’interdits pour le musulman.

Donne-t-on trop d’importance à ces hadiths ?

Oui, notamment via Internet. Sur un grand nombre de sites musulmans, leur présentation est plus développée que celle des versets coraniques. Ajoutez à cela la charia (la loi islamique) et le droit islamique, et vous avez un corpus d’interdits qui privent pratiquement la femme de tous ses droits. Or, si la charia consacre l’infériorité de la femme, certains versets coraniques, en revanche, mettent sur le même pied les qualités des hommes et des femmes. Le danger, sur Internet, ne provient pas seulement des sites défendant un islam rigoriste. Il émane aussi de sites, en apparence plus modérés, qui véhiculent le même rejet de l’autre. Les démocrates devraient être plus présents sur Internet.

Peut-on aboutir à une interprétation moderne des textes sacrés malgré le poids des « hommes de religion » que vous critiquez beaucoup dans votre livre ?

Le débat doit venir d’abord de l’intérieur de l’islam

Habib Bourguiba (NDLR : premier président tunisien entre 1957 et 1987) l’a fait. Après l’indépendance, il a décidé que la femme tunisienne bénéficierait d’un certain nombre de droits. Grâce au Code de la famille promulgué le 13 août 1956, il a mis fin à la polygamie, à l’obligation d’un tuteur matrimonial pour le mariage, dont il a fixé l’âge minimum à 17 ans. Ces dispositions ne correspondaient pas au droit musulman. Mais Bourguiba a eu l’intelligence de s’appuyer sur quelques ulémas favorables à l’évolution de l’islam. Pourquoi est-ce toujours compliqué aujourd’hui ? Parce que le monde sunnite ne dispose pas de clergé. Donc, la société musulmane peut évoluer selon le modèle de Bourguiba ou sous la pression de la société civile. Nous, Tunisiens, avons discuté pendant trois ans du texte de la Constitution, dont nous avons célébré le troisième anniversaire le 26 janvier dernier. Le parti islamiste Ennahdah et ses alliés ont tenté d’inscrire sa source dans la charia. Mais les Tunisiens laïques, tenants de la séparation entre l’Etat de droit et l’islam, ont gagné la bataille. Nous y avons aussi affirmé le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes.

L’évolution doit-elle venir du débat politique ?

Le Quartet du dialogue national, prix Nobel de la paix 2015 : le symbole de la contribution de la société civile à l'édification de la démocratie.
Le Quartet du dialogue national, prix Nobel de la paix 2015 : le symbole de la contribution de la société civile à l’édification de la démocratie.© ODD ANDERSEN/BELGAIMAGE

Le débat doit d’abord venir de l’intérieur de l’islam. Nous ne pourrons faire évoluer ces questions de société que si nous nous inspirons de notre culture et qu’en même temps, nous nous appuyons sur les valeurs affirmées par la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est ça, la bataille politique. Pourquoi ? Parce que les islamistes, eux, se fondent sur la Déclaration islamique des droits de l’homme, adoptée en 1990 au Caire, et dont l’article 24 spécifie que les droits et les libertés sont liés à la charia islamique. La boucle est bouclée. Si la référence est la loi coranique, il n’y a aucune possibilité de faire évoluer le droit. Comment construit-on le droit ? Prenez notre Code de la famille. On n’y affirme pas que sa source est la charia même si on y perçoit l’influence du droit musulman. C’est comme cela que les choses avancent, progressivement.

La laïcité est-elle possible dans un contexte musulman ?

J’en suis convaincue. Mais cela requiert un travail important. Aujourd’hui, la Tunisie n’est pas un Etat laïque. Mais elle a mis en place des outils qui permettent d’avancer vers cet objectif. Pour convaincre que la laïcité est possible, il faut rappeler qu’elle était déjà défendue il y a presque un siècle par le théologien égyptien Ali Abderraziq, formé à l’université al-Azhar. A cette époque, il publie un ouvrage dans lequel il pose la question qui suggère une séparation du politique et du religieux :  » Le Prophète était-il un roi ?  » Sa réponse est très claire,  » non « , et elle se fonde sur les textes musulmans. Il écrit ce texte en 1925, deux ans après la chute de l’Empire ottoman, de peur que le pouvoir égyptien ne prenne la tête d’un nouveau califat.

Mais à l’époque, c’est plutôt la ligne radicale des Frères musulmans qui l’emporte. Le contexte actuel est-il plus propice à l’émergence des idées réformistes ?

Oui. Parce que les jeunes des pays arabes sont de plus en plus éduqués et que beaucoup développent une méthodologie scientifique que les islamistes combattent. Certes, en Tunisie, ils ont accepté le jeu des élections. Mais ils restent attachés à la Déclaration islamique des droits de l’homme. Dans la Constitution, ils ont voulu imposer une référence unique à l’identité arabo-musulmane dans un pays qui a 3 000 ans d’histoire.

Dans Philosophie magazine, Yadh Ben Achour, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, doute de l’implantation de la laïcité, qui sépare l’Eglise et l’Etat, en terre musulmane parce qu’il n’y a pas d' »Eglise » dans l’islam.

Mohamed Charfi, mon époux disparu en 2008, proposait la création d’une instance parallèle, avec des dirigeants élus et représentatifs de l’islam. Dans l’état actuel d’un islam militant rigoriste, n’aboutirait-on pas à l’inverse de l’objectif recherché ? En attendant, d’autre pistes sont exploitables.

Vous ne croyez pas à la transformation du principal parti islamiste tunisien, Ennahdha, en un mouvement qui ne se réclame plus de l’islam politique ?

Les Tunisiens paient encore le prix de la complicité des islamistes avec les wahhabites saoudiens

On peut toujours prétendre que l’on est démocrate. Mais la question primordiale est de savoir si Ennahdha accepte d’adhérer à un projet de société autre que le sien. Regardez ce que ses dirigeants ont favorisé, en matière de régression, quand ils ont exercé le pouvoir : les mariages coutumiers qui sont une manière de contourner l’interdiction de la polygamie ; la  » complémentarité  » de la femme par rapport à l’homme plutôt que l’égalité ; le refus de signer la Convention internationale pour la levée des discriminations à l’égard des femmes…

Une sécularisation des partis islamistes est-elle possible, sur le modèle des formations démocrates-chrétiennes en Europe ?

La différence est que la religion chrétienne a évolué. Un parti à l’image des formations sociales-chrétiennes européennes ne poserait pas de problème. Encore faudrait-il que les islamistes procèdent eux-mêmes à une remise en cause de leurs visions dogmatiques.

Vous évoquez dans votre livre le solide préjudice causé par l’islam wahhabite en Tunisie. Comment a-t-on laissé faire ?

Le wahhabisme a commencé à être connu en Tunisie via les télévisions satellitaires, puis avec les médias sociaux. Quand les islamistes d’Ennahdha ont accédé au pouvoir après la révolution de 2011, des prédicateurs saoudiens ont été accueillis à bras ouverts. Les Tunisiens paient encore aujourd’hui le prix de cette complicité. Regardez les jardins d’enfants coraniques, qui ont été implantés à cette époque et dont certains continuent aujourd’hui leurs activités. On y empêche les tout-petits, âgés de 3 ou 4 ans, de chanter, de jouer, de dessiner… en vertu de l’islam wahhabite.

Diriez-vous que l’Occident est aussi complaisant avec l’Arabie saoudite et le Qatar ?

On aimerait bien que l’Occident soit plus conforme à sa tradition de liberté et de respect et qu’il mène une politique plus cohérente. Même ceux qui oeuvrent à la modernisation de leur pays ne sont pas tellement entendus par les dirigeants occidentaux. A ceux qui prétendent que le discours des islamistes correspond davantage à la tradition locale, nous disons que nous, démocrates, avons aussi notre place dans le pays.

Que vous a apporté la formation scientifique dans votre appréhension de l’islam ?

Le besoin de cohérence. Je n’accepte pas que l’on dise :  » La science, c’est bien. Mais je n’en prends que ce dont j’ai envie.  » Au départ de la nécessaire autonomie de la science par rapport au religieux, cela m’a amené à étudier comment argumenter en faveur de l’autonomie du politique par rapport au religieux.

Sacrées questions… Pour un islam d’aujourd’hui, par Faouzia Charfi, Odile Jacob, 256 p.

Faouzia Charfi donnera une conférence à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, le mercredi 8 mars, à 20 h, au centre culturel Wolubilis, à Woluwe-Saint-Lambert. www.wolubilis.be

Bio Express

1995 : Directrice de l’Institut préparatoire aux études scientifiques et techniques de Tunis.

1999 : Son mari, Mohamed Charfi, publie Islam et liberté : le malentendu historique (Albin Michel).

2011 : Secrétaire d’Etat auprès du ministre chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

2013 :Publie La Science voilée (Odile Jacob).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire