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La longue route vers une armée européenne: « C’est un tournant pour l’Union européenne »

Kamiel Vermeylen Journaliste Knack.be

Lundi dernier, 23 états membres européens sur 28 ont signé les accords Pesco. Ceux-ci doivent permettre aux membres de mieux coopérer sur le plan militaire, même si pour l’instant il n’est pas encore question d’une véritable armée européenne.

« C’est une étape politique d’une importance capitale pour l’Union européenne », déclare le professeur en politique européenne à la KuLeuven Steven van Hecke. Mais comment se fait-il que ce ne soit qu’après soixante ans que les états membres européens entreprennent des démarches structurelles largement soutenues sur le plan militaire ? Et pourquoi les pays eurosceptiques tels que la Pologne et la Hongrie doivent soudain participer ? Et cela signifie-t-il qu’il y aura bientôt une armée européenne qui effectuera les opérations militaires ?

Encore trop de barrières

Lundi, 23 dirigeants et chefs d’État européens ont conclu un accord important qui doit permettre une coopération plus étroite entre les différents états membres en matière de défense. Pour l’instant, les états membres se trouvent confrontés à beaucoup trop de barrières pour établir une coopération rapide et efficace.

Le problème pour l’Union européenne, c’est par exemple que les différents états membres travaillent avec du matériel différent, ce qui complique une approche coordonnée. Ainsi, en 2015 l’Union européenne comptait 178 systèmes d’armes différents et 17 types de tanks différents. À titre de comparaison : à l’époque, les États-Unis n’utilisaient que 30 systèmes d’armes et seulement un type de tank. En outre, l’Union européenne applique des règles strictes pour les transports militaires qui traversent les frontières nationales, ce qui fait que les convois s’arrêtent parfois à un poste de frontière. Ces problèmes ont compliqué les opérations de l’OTAN en Europe de l’Est.

Il est donc grand temps d’en finir, se sont dit les vingt-trois chefs d’État et dirigeants lundi à Bruxelles. Ils s’y sont formellement engagés à coopérer de manière structurelle et permanente en matière de défense. Il s’agit tant du développement d’une capacité militaire que de mener des opérations étrangères en commun. « Cet accord est un coup de chance pour l’Union, parce que pour beaucoup de pays, c’est évidemment un domaine sensible. Il est important que l’Europe soit capable d’avancer dans ce domaine indépendamment de l’OTAN et des États-Unis », déclare Van Hecke.

Dans ce cadre, il n’est pas question d’une armée européenne, étant donné que la compétence décisionnelle de travailler ensemble et de mener des opérations demeure auprès des états membres participants. L’Union européenne ne peut donc décider de son propre chef d’engager des militaires pour des opérations à l’étranger. Le but, c’est de prévoir un endroit où ces 23 pays peuvent se concerter sur une approche coordonnée.

Une fois qu’il y a un accord entre différents pays participants, il est juridiquement contraignant. Les autres états membres qui ont signé les accords Pesco sont libres ou non de participer à une telle coopération. En outre, l’approbation par les 23 états membres doit avoir lieu anonymement.

Ces coopérations militaires ne sont d’ailleurs pas neuves. Ainsi, la Belgique coopère déjà étroitement avec les Pays-Bas via lesdits « traités de coopération renforcés ». Dans le cadre de BeNeSam, les deux pays ont encore acheté pour quatre milliards d’euros de navires de guerre. Ces coopérations, qui permettent d’épargner un maximum d’argent grâce à l’agrandissement d’échelle doivent être facilitées à l’avenir par les nouveaux accords Pesco.

Macron, Trump, Juncker et le Brexit

« Cela signifie un véritable tournant pour l’Union européenne, mais elle ne tombe évidemment pas du ciel », déclare Steven Van Hecke, professeur en politique européenne à la KuLeuven. « Le Brexit et l’élection du président français Emmanuel Macron ont joué un rôle important. À présent que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, l’Union européenne demeure un peu esseulée sur le plan militaire. »

« La France dispose encore de la capacité, mais n’a pas l’argent pour encore beaucoup entreprendre. Pour l’Allemagne, c’est l’inverse : elle peut et veut surtout dépenser s’il y a un contexte plus large. Pour cette raison, elle doit chercher d’autres partenaires, et les nouveaux accords permettent cela plus facilement. »

Avec les accords conclus, l’Union européenne souhaite également parer les critiques des présidents américains Barack Obama et Donald Trump à l’égard des dépenses actuelles en matière de défense. Au sommet de l’OTAN en mai de cette année, Trump a passé un savon aux leaders européens : « De nombreux états membres doivent des montants énormes à l’OTAN », leur a-t-il reproché. Même si les déclarations de Trump étaient un peu hâtives, Bruxelles semble avoir compris le message.

D’après les accords de l’OTAN, qui ne sont pas juridiquement contraignants, les pays doivent dépenser 2% de leur produit intérieur brut (PIB) en défense. Pour l’instant, seuls quatre états membres de l’Union européenne atteignent cette norme, à savoir la Pologne, l’Estonie, la Grèce, et le Royaume-Uni. Du coup, les dépenses moyennes en défense de l’Union totale ne représentent qu’1,34% du PIB. Pour la Belgique, cette part s’élève même à seulement 0,93% du PIB, ce qui en fait l’avant-dernier élève de la classe européenne.

Pourquoi tous les pays ne participent-ils pas?

Il est frappant que ce soient plutôt les pays eurosceptiques que sont la Hongrie, la Pologne et la Tchéquie qui ont signé l’accord sans sourciller. Cela révèle que les pays apparemment dissidents utilisent leur discours eurosceptique pour des objectifs internes. « L’approbation de la Pologne et de la Hongrie est effectivement très intéressante », déclare Van Hecke. « Au moment décisif, ces gouvernements ne joignent pas le geste à la parole eurosceptique. Orban s’entend bien avec Trump, mais pas avec l’appareil de défense américain. La Pologne coopère très étroitement avec Washington, mais par peur de la Russie, elle ne veut pas uniquement parier sur le cheval OTAN », déclare Van Hecke.

Il est également frappant que tous les pays européens ne souhaitent pas participer aux accords Pesco. Le Royaume-Uni s’adresse beaucoup plus au traité de l’OTAN et aux États-Unis, tout comme l’Irlande. Du coup, l’Union européenne devient de plus en plus une Union à différentes vitesses. « Bien que le président de la Commission ait indiqué dans son State of the Union qu’il n’était guère favorable à une Europe à plusieurs vitesses, il doit céder aux chefs d’état et dirigeants qui ne veulent pas attendre les retardataires. Ceux qui disent que l’Europe à différentes vitesses est la façon par excellence de progresser ont eu raison lundi. Si c’était un match de football entre Macron et Juncker, le score est pour l’instant de 1-0 pour le Français. »

Cependant, Juncker sera certainement content de ce pas en avant, en faveur duquel il plaide depuis des années. La Commission européenne pourra faire des recommandations aux pays Pesco qui à leur tour peuvent décider bénévolement s’ils participent ou non. « En outre, il ne faut pas oublier que la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini est également vice-présidente de la Commission européenne. Elle sera étroitement impliquée dans les accords de coopération entre les états membres, ce qui permet à la Commission européenne de garder le pied à l’étrier. »

Core State Powers

Il a fallu très longtemps avant qu’il soit question au niveau européen d’une coopération largement soutenue entre un nombre pertinent d’états-membres. Pourtant, il y a eu de nombreuses tentatives par le passé de lancer une initiative en matière de défense.

Avant même la fondation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1954, le président du Conseil français René Pleven avait émis l’idée de fonder une Communauté de Défense au Benelux, en France, en Italie et dans la République fédérale d’Allemagne. Dans le contexte de la Guerre de Corée et de la Guerre froide, le but de cet accord de coopération était principalement de protéger l’Allemagne de l’Ouest contre une invasion éventuelle de l’ours russe communiste.

Bien que les six pays aient souscrit à l’accord deux ans plus tard, il a finalement été mis au rebut par les gaullistes au parlement français. Le traité menaçait la souveraineté française à cause de sa base supranationale et pourrait rendre son pouvoir à l’ennemi mortel qu’était l’Allemagne, entend-on dans les couloirs de l’assemblée. En outre, l’armée la plus puissante d’Europe, celle du Royaume-Uni, ne participait pas et la Guerre de Corée était terminée. Elle a été remplacée par une coopération militaire sans l’Italie et avec le Royaume-Uni, baptisée Union de l’Europe occidentale. Cependant, cette coopération était tellement peu de chose qu’on l’appelait laconiquement la belle au bois dormant.

Bien qu’au fil des ans, les états membres européens se soient mis à coopérer plus étroitement à de nombreux niveaux, cela n’a pas été le cas en matière de défense. Les politologues Markus Jachtenfuchs et Phillip Genschel écrivent dans leur livre Beyond the Regulatory Polity que la défense est l’un des core state powers, les compétences clé d’une nation souveraine. Les états membres européens ne sont pas prêts à abandonner ces compétences clés, dont la levée d’impôts. En outre, les états membres de l’Union européenne ont souvent des capacités divergentes réglées sur leurs besoins spécifiques. En outre, tous les états membres ne sont pas prêts à chaque problème à participer à une opération militaire. Toutes ces raisons ont fait qu’une politique de défense européenne est restée longtemps au frigo.

Quelque cinquante ans plus tard, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) fondée en 1949 était le seul cadre dans lequel les états membres de l’Union européenne se rejoignaient aussi militairement. Mais sur ce plan-là aussi, il y a quelques failles dans l’Union européenne étant donné que l’Autriche, la Suède, la Finlande, l’Irlande, Chypre et Malte ne sont pas membres de l’OTAN. Ces pays se targuent en effet de leur neutralité militaire. Du coup, l’Union européenne se trouvait dans une impasse en matière de défense : il était très difficile d’établir une approche de défense coordonnée.

Pour cette raison, les états membres européens de l’époque ont signé en 1991 le Traité de Maastricht, dans lequel était ancrée la politique étrangère et de sécurité commune. Mais comme le Royaume-Uni ne voulait pas abandonner sa souveraineté, il était stipulé vaguement dans le traité qu' »un jour, où il y aurait bien une unité de défense commune ». Il était loin d’être question d’une politique de défense européenne concrète commune.

Blair et Chirac renversent la vapeur

Cependant, la guerre du Kosovo à la fin des années nonante a mis fin aux premières – il est vrai uniques et temporaires – coopérations de défense entre les divers états membres européens. L’alliance entre la France et le Royaume-Uni, signée en 1998 au sommet à Saint-Malo, a joué un rôle primordial.

L’accord, conclu par le Premier ministre britannique Tony Blair et le président français Jacques Chirac, a préparé la voie à l’Union européenne pour entreprendre des opérations militaires autonomes qui pourraient compléter les opérations de l’OTAN. Bien que les conséquences des accords de Saint-Malo n’aient jamais été totalement concrétisées suite aux attentats du 11 septembre et des guerres qui ont suivi en Afghanistan et en Irak, cela a été un tournant pour le développement de la politique de défense européenne.

En 2003, la première opération européenne commune a été montée: 300 soldats ont effectué une mission de paix en Macédoine sous le drapeau européen et avec des moyens de l’OTAN. Depuis, des dizaines d’opérations militaires ont été réalisées à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union européenne et des contrats de coopérations bilatéraux renforcés ont été signés entre des états membres. Les accords de lundi dernier sont la prochaine grande étape dans ce sens.

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