« La gauche a perdu son électorat naturel et ses idéaux »
Le linguiste et philosophe italien Raffaele Simone est un des meilleurs analystes de l’idéologie de gauche. En 2010, il secouait le Landerneau intellectuel en assénant que l’Occident était durablement voué à élire des dirigeants de droite parce que la culture de masse mondialisée représentait un écueil trop grand pour la gauche, sociale et solidaire.
Le Vif/L’Express : Le PS francophone belge garde la réputation d’être un des rares en Europe à avoir conservé une tradition de proximité avec le monde des travailleurs. Ce constat vous semble-t-il encore pertinent ?
Raffaele Simone : S’il a gardé un lien avec le monde des travailleurs – au sens strict de ce terme -, cela signifie qu’en Belgique, il y a encore des travailleurs. Ce n’est pas aussi fréquent que cela ! En Italie et en France, apparemment, ce qui reste de la classe ouvrière aspire à devenir bourgeoisie, donc à consommer, à vivre et à se comporter comme des bourgeois, en votant, si ça se trouve, pour la droite, Silvio Berlusconi et ses semblables, ou plus récemment pour Beppe Grillo et son Mouvement 5 Etoiles. J’ai décrit de manière détaillée cette déformation dans Le Monstre doux, L’Occident vire-t-il à droite ? (paru en 2010, Gallimard). En outre, le Parti démocrate italien version Renzi ne semble pas aussi sensible à la classe ouvrière, même si cette attitude entraîne des vagues de grèves. Il en va de même en France, où le PS n’apparaît pas du tout comme un parti ouvrier. Si vous avez encore une classe ouvrière en Belgique, soyez-en fiers.
Cette proximité avec le monde ouvrier du PS belge peut-elle expliquer un éventuel penchant pour le populisme ?
Ce ne sont pas les ouvriers qui penchent pour le populisme. Celui-ci est plutôt le produit du monde médiatisé. La diffusion des messages politiques se faisait autrefois par les discours, les débats, les écoles de formation politique. Les médias ont rendu tout cela inutile et l’ont remplacé par des contacts rapides, qui doivent avoir un impact immédiat et se résumer à des formules quasiment commerciales. C’est sur ce terreau que le populisme prospère.
Les mobilisations citoyennes que permettent les réseaux sociaux renforcent-elles ou affaiblissent-elles le « Monstre doux », cette culture de masse globalement profitable à la droite ?
Les réseaux sociaux, comme canal politique, sont une des expressions les plus éloquentes du « Monstre doux ». Elles donnent l’illusion de pratiquer la démocratie directe, de pouvoir se faire valoir, de reprendre la parole, d’apparaître compter pour quelque chose. Mais ce n’est pas du tout le cas ! En réalité, jusqu’à présent, la participation aux réseaux sociaux ne favorise que la formation de structures mono- et autocratiques, où le chef n’est qu’un et, par-dessus le marché, invisible, injoignable et intouchable. Il suffit d’observer les exemples de Beppe Grillo en Italie ou de Pablo Manuel Iglesias, le chef de Podemos, en Espagne.
Les partis socialistes européens ne sont-ils pas tous confrontés à cette évolution : embourgeoisés, ils ne parviennent plus à séduire l’électorat ouvrier qui se tourne vers des formations d’extrême droite ou « antisystème » ?
La gauche a perdu son électorat naturel et ses idéaux, qui ont montré ne plus être en phase avec l’époque actuelle. C’est une tragédie idéologique sans pareil. Que faire ? Soit abandonner la cause, soit refonder la gauche en identifiant des objectifs modernes, efficaces et attrayants, dans un contexte où les exigences fondamentales de la gauche (justice, solidarité, travail, paix…) sont toujours là et n’attendent que de reprendre vie.
L’intégralité de l’entretien dans Le Vif/L’Express de cette semaine. Avec :
– existe-t-il un populisme de gauche ?
– la fracture de la gauche française
– l’occasion loupée par le socialisme européen
– l’accroissement des inégalités, décrit dans beaucoup d’endroits du monde, n’illustre-t-il pas l’échec de l’idée socialiste ?
– « Matteo Renzi n’est pas de gauche »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici