Rania de Jordanie. © COUR ROYALE HACHÉMITE

« La foi n’est pas opposée à la démocratie »

Le Vif

D’origine palestinienne, l’épouse du roi Abdallah II de Jordanie, descendant du prophète Mahomet, est l’une des figures féminines marquantes du monde arabe.

Présente à Paris lors de la marche du 11 janvier, Rania de Jordanie entend concilier la modernité et la foi dans une région où cette ambition ne va pas de soi. Reine d’un pays directement affecté par la crise syrienne, qui exerce des effets fortement perturbateurs, elle aborde avec franchise tous ces sujets brûlants.

Elle répond aux questions du Vif/L’Express avec le langage d’une jeune femme de son temps, la conscience d’une musulmane, dont la sensibilité reste vive, et l’esprit de responsabilité d’une souveraine, très lucide quant aux menaces qui pèsent sur le Moyen-Orient.

Le Vif/L’Express : Vous avez participé à la marche pour la paix au côté de François Hollande. Deux semaines après les attentats de Paris, quel est votre sentiment dominant ?

Rania de Jordanie : Je comprends parfaitement le choc qu’ont subi les Français, la tristesse et la peine qu’ils ont ressenties. Lorsqu’un lieu de travail, une habitation ou n’importe quel espace public de votre pays se trouve violé pour devenir le théâtre de tels crimes, on est alors confronté à un profond désarroi et à la consternation. Je connais ce sentiment parce que c’est, hélas, une réalité quotidienne et déchirante dans tant de régions du monde arabe, de la Syrie à l’Irak, de la Palestine au Liban, et dans tant d’autres pays. Même s’il y a plus de neuf ans qu’ils ont été commis, tout le monde garde en mémoire les attentats d’Amman. En ce qui me concerne, je ne les oublierai jamais. Nous avons perdu 60 vies innocentes en un jour tragique. Depuis, des groupes extrémistes ont fait par ailleurs des milliers et des milliers de victimes. Car, en réalité, ce sont les musulmans qui constituent leurs premières victimes. Nous assistons à un combat entre modérés et extrémistes, pas seulement au Moyen-Orient, mais à travers le monde. C’est pourquoi le message de la manifestation de Paris est si important : unité mondiale contre l’idéologie de la haine.

Y a-t-il une scène que vous n’oublierez jamais ?

Je me suis rendue en France à de nombreuses reprises, mais jamais avec un tel coeur gros. En descendant de l’avion, j’ai ressenti que j’étais venue pour consoler des amis et me trouver à leurs côtés dans un temps de deuil. Ces mêmes amis ont montré qu’ils étaient avec nous dans les moments difficiles, dans différentes circonstances et de diverses manières, dont la moindre n’est pas la digne reconnaissance de l’Etat palestinien par le Parlement français. Il n’y a rien de plus fort que de voir le monde entier uni autour d’un même sentiment, rien de plus fort que l’unité et la résilience contre la haine. C’est exactement ce que les extrémistes ne veulent pas voir advenir. Ils veulent un monde divisé. Ils cherchent à répandre la peur et la méfiance. Ce jour-là, à Paris, le monde entier leur a donné tort. Et nous devons continuer à le faire.

Comment réagissez-vous à la publication de nouvelles caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo ?

Je crois qu’il est important de préciser certaines choses. Chaque religion a son propre corpus de croyances, de coutumes et de règles. Certains peuvent être en désaccord avec cela ; mais, en dehors de la reconnaissance du fait que nous appartenons tous au genre humain, nous devons montrer du respect pour ces convictions réciproques. Dans l’islam, il est simplement inacceptable de représenter tous les prophètes, pas seulement le prophète Mahomet (Que la paix soit sur lui), de quelque manière que ce soit – peinture, dessin, sculpture, à l’écran ou de n’importe quelle autre façon – et, ce, quel que soit le contexte, respectueux, humoristique, satirique ou autre. Le respect des prophètes est la doctrine principale de notre foi.

Récemment, un film – Exodus. Gods and Kings – a été par exemple interdit dans plusieurs pays arabes parce qu’il lui était reproché d’être irrespectueux de la stature et de la sainteté du prophète Moïse. En tant que musulmane, je suis donc contre ces caricatures, et je suis offensée et blessée par le manque de respect témoigné à l’égard de ma foi. Pour les musulmans, le prophète Mahomet (Que la paix soit sur lui) est un messager de Dieu, il est celui qui nous instruit et il est notre leader spirituel.

Je ne vois pas au nom de quelles valeurs on peut réduire à de grossières caricatures la figure que chérissent des millions de musulmans à travers le monde. Dans quel but ? Davantage de dessins de ce type ne feront que blesser, approfondir la méfiance et favoriser les préjugés dans une époque où nous devrions plutôt promouvoir la tolérance et la compréhension. Il y a sûrement un équilibre à trouver entre la liberté d’expression et le caractère sacré d’une religion. Cette recherche ne doit pas être dictée par la peur ; elle doit être conduite avec compréhension et empathie. J’ai entendu, depuis la parution des caricatures, de nombreuses critiques provenant du monde musulman, qui soulignent un double langage au sujet de la liberté d’expression. Pourquoi invoque-t-on la liberté d’expression quand il s’agit de l’islam, alors qu’il existe des tabous et une ligne rouge lorsqu’il s’agit d’un autre problème ?

Je veux être très claire ; la réponse ne devrait jamais être violente. Jamais. Les gens, qu’ils soient musulmans ou d’autres confessions, ont parfaitement le droit de se sentir offensés, de faire entendre leur rejet, de condamner, de critiquer, de protester, mais ils doivent le faire de manière pacifique et respectueuse. C’est exactement ce que font les musulmans, à l’exception de quatre individus – les terroristes (de Paris) – et d’une minorité qui les tient en sympathie. Il s’agit là d’une minorité d’individus. Ils ne représentent pas une foi tout entière. Leurs actions constituent l’antithèse de l’islam, qui est une religion qui met en valeur la sainteté de la vie humaine par-dessus tout. Ils ne représentent pas les millions de musulmans à travers le monde, qui, eux, condamnent le terrorisme. Amalgamer une religion entière et ses adeptes avec les actes d’une minorité est une erreur totale. S’en prendre à l’islam en raison de ces agissements isolés est un préjugé. 1,6 milliard de musulmans ne peuvent pas porter la responsabilité collective des dérives de cette minorité.

Comment considérez-vous la présence musulmane dans les pays d’Occident ? Une chance, un questionnement ou un défi ?

C’est tout simplement une réalité, qui représente une opportunité. De plus en plus, j’ai peur de voir se répandre en Occident la suspicion et les stéréotypes négatifs au sujet des Arabes et des musulmans. Mais connaître un musulman, avoir un musulman pour voisin ou pour collègue de travail, peut rapidement dissiper ces idées fausses. Il est très facile de diaboliser des gens que vous ne connaissez pas. Une fois que vous avez la possibilité de communiquer avec eux, de partager un repas ou d’avoir une conversation, les choses apparaissent tout autres. Les musulmans ne sont pas des gens différents. Nous désirons tous les mêmes choses. Nous aimons nos enfants et nous voulons le meilleur pour eux. Nous nous efforçons d’entretenir des relations de bon voisinage. Nous travaillons dur et nous attendons le week-end ! Les expériences personnelles et les échanges peuvent aider à atténuer les différences. En ce qui concerne l’essentiel, nous ne sommes pas tous si différents. Pour réussir ce rapprochement, les deux bords portent une responsabilité : les minorités religieuses doivent se comporter de manière à contribuer positivement à leur environnement d’accueil, et les Etats doivent accomplir le travail difficile d’intégration de ces minorités en veillant à l’égalité des droits et au respect des cultures et des traditions. Il est un fait que nos sociétés sont devenues des conjonctions de différentes religions, ethnies et cultures ; dans notre époque mondialisée, les nations qui assument cette réalité et qui s’efforcent d’exercer la justice en respectant l’équilibre pourront préserver l’harmonie sociale.

Pensez-vous que les musulmans d’Europe pourraient réaliser la synthèse entre l’islam et la modernité, entre leur foi et la démocratie ?

Je n’ai jamais vu de contradiction entre la foi et la modernité ; la foi n’est certainement pas opposée à la démocratie. Les vertus de notre religion – égalité, tolérance, pardon, dialogue, paix, respect du savoir, du progrès, du dur labeur – ont encore du chemin à parcourir pour relever les défis du monde arabe contemporain. Pour moi, la modernité signifie le progrès. Elle ne signifie pas que notre identité doive se livrer à l’imitation aveugle des autres cultures. Elle signifie qu’il faut demeurer lié au reste du monde et demeurer en communication avec lui. Cela ne peut pas se faire aux dépens des religions. La Jordanie offre l’exemple d’un pays du Moyen-Orient qui est fermement enraciné dans la culture arabe et musulmane, et parallèlement pleinement impliqué dans la modernité.

Plus de 40 chefs d’Etat ou de gouvernement étaient présents à Paris. Quelques-uns représentaient des pays clairement impliqués dans le soutien à certains groupes islamistes. Comment changer le jeu stratégique ambigu au Moyen-Orient ?

Ce n’est pas à moi de commenter les choix politiques des autres pays, mais, d’une manière générale, la question de l’extrémisme s’adresse à toute la région du Moyen-Orient. Notre objectif est d’assurer la sécurité de notre peuple contre les actions violentes des extrémistes, de défendre les vraies valeurs que notre religion représente et de ne pas laisser des extrémistes religieux s’approprier l’islam.

La Jordanie subit les effets collatéraux de la guerre civile en Syrie. Comment voyez-vous la situation évoluer ?

Depuis plusieurs années, nous assistons avec tristesse à la destruction alarmante de la Syrie et à une tragédie humanitaire déchirante. Des centaines de milliers de vies perdues, et plus encore de familles déplacées. En dépit de cette évidence, je vois que le monde perd la dimension réelle de la souffrance humaine en Syrie et de l’ampleur de l’arrivée massive de réfugiés dans les pays d’accueil que sont la Jordanie et le Liban.

La Jordanie subit les effets de déversement du conflit. Aujourd’hui, nous accueillons plus de 1,3 million de Syriens, ce qui est l’équivalent de 20 % de leur population. C’est comme si toute la population de la Belgique se déplaçait vers la France, c’est un fardeau énorme, socialement, économiquement et au niveau sécuritaire. Notre pays a toujours été et continuera à être un sanctuaire pour ceux qui fuient le danger et l’insécurité. Mais l’impact de la crise syrienne est beaucoup plus grand que notre capacité de le résorber. Bien sûr, nous avons bénéficié de généreuses contributions, mais beaucoup reste à faire pour soutenir les efforts des Nations unies et d’autres organisations humanitaires.

Propos recueillis par Christian Makarian

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire