Dix mois après les premières manifestations, la mobilisation ne faiblit pas (ici, le 6 décembre, à Alger). © r.kramdi/afp

La fausse élection algérienne

Le Vif

Imposé par l’armée, le scrutin de ce 12 décembre en Algérie est contesté par la majorité de la population. Alors que le pays est dans l’impasse politique, la crise économique empire.

Les Algériens ont décidément le sens de l’humour. Le 6 décembre, pour le 42e vendredi consécutif du  » hirak « , le mouvement populaire contre le régime, la contestation s’est transformée, en partie, en  » Gaïd Pride « . Le jeu de mots mêle la Gay Pride et le nom du chef de l’armée et dirigeant – de fait – de l’Algérie, le général Ahmed Gaïd Salah.  » Nous sommes tous des mercenaires pervers et gays « , lisait-on aussi sur Twitter. A l’origine de ces slogans, les déclarations surréalistes du ministre de l’Intérieur, Salah Eddine Dahmoune. Le 3 décembre, il avait traité les manifestants de  » traîtres « ,  » mercenaires « ,  » homosexuels  » inféodés aux  » colonialistes « .

Insultes, provocations, arrestations massives… A l’approche du scrutin présidentiel du 12 décembre, le régime a fait monter la pression pour décrédibiliser ou museler les partisans du hirak, dont la mobilisation ne faiblit pas, dix mois après son déclenchement spontané, le 22 février, contre la perspective d’un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika (voir l’interview de Jean-Pierre Filiu, p. 66). Le vieux président impotent, victime d’un AVC en 2013, a été poussé à la démission par Gaïd Salah, sous la pression populaire. En Algérie, l’institution militaire a toujours été le véritable détenteur du pouvoir. L’élection pour désigner un successeur a été ajournée à deux reprises en raison des contestations, mais l’armée a fini par imposer son calendrier. Cinq candidats ont été autorisés à se présenter, dont quatre ex-ministres de Bouteflika, parmi lesquels deux anciens chefs de gouvernement, Ali Benflis et Abdelmadjid Tebboune, le protégé de Gaïd Salah. Tous sont rejetés par les manifestants, qui les considèrent comme de purs produits du système opaque et corrompu mis en place par le clan Bouteflika.

Malgré ces mobilisations massives, le pouvoir s’est ressaisi. Il estime avoir donné assez de gages en écartant les figures les plus contestées – en particulier Saïd Bouteflika, frère de l’ex-président, dont il était le conseiller spécial -, qui ont déjà été jugées et écrouées. Un autre procès a opportunément été programmé à dix jours du scrutin, afin de juger, pour faits de corruption, plusieurs anciens mem- bres des gouvernements Bouteflika, et même les anciens Premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal. Des hommes d’affaires, parmi lesquels Ali Haddad, proche de Saïd, figurent aussi sur le banc des accusés.

En face, les manifestants continuent de réclamer le départ de tous les caciques au pouvoir depuis l’indépendance en 1962. Ils contestent la transparence de l’élection et la légitimité des autorités actuelles. Que se passera-t-il après le 12 décembre ? Nul ne le sait. L’impasse politique est totale.

Contexte inflammable

Certes, un nom sortira du chapeau. Puisque aucun seuil de participation n’est requis, il suffit que les électeurs favorables à l’armée se rendent aux urnes pour qu’un candidat soit proclamé vainqueur…  » Le favori de Gaïd Salah peut tout à fait l’emporter, et le régime continuer à gouverner « à l’ancienne », sans se soucier de la volonté populaire, observe l’historien Pierre Vermeren, spécialiste de l’Afrique du Nord, auteur de Déni français (Albin Michel, 288 p.). Le nouveau pouvoir lancera probablement une réforme des institutions et du Parlement, mais, sur le fond, rien ne changera dans la répartition de la rente et des pouvoirs. Le seul événement, sauf imprévu, qui pourrait provoquer une rupture, ce serait une secousse économique majeure.  »

Chef de l'armée et véritable maître du pays, le général Ahmed Gaïd Salah a voulu maintenir l'élection coûte que coûte.
Chef de l’armée et véritable maître du pays, le général Ahmed Gaïd Salah a voulu maintenir l’élection coûte que coûte.© r.kramdi/afp

Car les sous-sols ont beau regorger de matières premières, la situation est très préoccupante. La plupart des indicateurs sont au rouge. Le budget de l’Etat est en baisse (de 7 %, dans la loi de finances 2020) et les recettes exportations s’effondrent. La chute du prix du baril a eu un impact dramatique sur l’économie algérienne, très dépendante de l’or noir – 97 % des recettes directes et indirectes proviennent des hydrocarbures (pétrole et gaz). Facteur aggravant, Alger importe l’essentiel de ses biens alimentaires et industriels.  » Le déficit entre les importations et les exportations s’élève à près de vingt milliards de dollars, observe Hamid Guemache, cofondateur du site d’information Tout sur l’Algérie (TSA). Il est comblé par les réserves de change. Mais celles-ci ne sont pas éternelles. Elles ont déjà beaucoup baissé pour s’établir, à la fin de 2020, autour de 52 milliards de dollars – contre 195 milliards de dollars en 2014, avant la chute des cours. A ce rythme, elles tomberont à zéro d’ici à 2021-2022. Pour que le pays équilibre son budget, il faudrait que le prix du baril (actuellement à 58 dollars) remonte à 116 dollars. « 

Encore faudrait-il que ces recettes soient bien utilisées… Mais une partie de la rente pétrolière est captée par des réseaux de corruption.  » Même les biens et services que nous importons font l’objet de fortes surfacturations, poursuit Hamid Guemache. Bakhti Belaïb, alors ministre du Commerce, l’avait reconnu en 2015. « Et le secteur privé ? Depuis le début du  » hirak « , de nombreuses entreprises sont tombées à terre, notamment dans le BTP, car l’Etat a cessé d’investir du jour au lendemain. Les patrons algériens n’ont plus accès aux crédits, car les banquiers sont terrorisés par l’opération anticorruption lancée contre le clan Bouteflika. Quant aux investisseurs étrangers, ils ont pris leurs jambes à leur cou, effrayés par l’instabilité politique et par le sort réservé aux plus grands chefs d’entreprise algériens : une dizaine d’entre eux ont été mis derrière les barreaux ces derniers mois. Le dinar, lui, a perdu plus de 23 % face au dollar depuis cinq ans, ce qui grève le pouvoir d’achat des Algériens.

Sacrifices annoncés

Dans ce contexte hautement inflammable, le gouvernement n’a pas osé toucher aux fameux  » transferts sociaux « , qui représentent encore 25 % du budget 2020 – 13,5 milliards d’euros, soit 8,4 % du PIB ! L’Algérie est le pays qui subventionne le plus le carburant, mais aussi le blé, l’huile, le pain, le café… Le maintien de ce généreux système a longtemps permis de préserver une certaine paix sociale.

Cela n’a pourtant pas empêché la colère d’éclater. Dans un rapport rendu public en octobre, la Banque mondiale s’inquiète de l' » incertitude politique « , qui n’en finit pas et pourrait entraîner  » une augmentation des importations et un amenuisement accru des réserves de change « . Selon les prévisions de l’institution, la dette pourrait ainsi doubler d’ici à 2021.  » Si la situation s’aggrave, une dévaluation massive et brutale n’est pas exclue, souligne Pierre Vermeren. Pour que la population n’en paie pas le prix, le pouvoir devrait encore augmenter le niveau des subventions. Ce serait intenable, même pour un gouvernement autoritaire.  » D’après le chercheur, cette raison expliquerait l’entêtement de Gaïd Salah à procéder à des élections, afin de retourner en coulisses. Le vieux général a parfaitement compris que le prochain raïs devra demander des sacrifices à une population qui est – déjà – à bout. L’armée algérienne a toujours préféré tirer les ficelles plutôt que d’apparaître au premier plan.

Charles haquet et Romain Rosso

 » La présidentielle ne peut qu’aggraver la situation « 

Pourquoi la contestation populaire ne faiblit-elle pas ?

Le  » hirak « , littéralement le  » mouvement  » de contestation populaire, s’est déclenché en février dernier comme une protestation spontanée contre un cinquième mandat du président Bouteflika. Les  » décideurs  » militaires qui détiennent le pouvoir réel en Algérie, avec à leur tête le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, auraient pu enrayer cette vague d’opposition en annulant la candidature Bouteflika. Ils se sont au contraire entêtés, se contentant de suspendre l’élection, mais en maintenant un président notoirement invalide au pouvoir. C’est cet aveuglement qui a déclenché en retour les manifestations du vendredi, avec des centaines de milliers, puis des millions de personnes dans les rues, et ce dans des dizaines de villes du pays. Le régime a fini par céder en  » démissionnant  » Bouteflika, mais c’était trop peu, trop tard. L’exigence populaire d’une transition démocratique digne de ce nom est devenue irrépressible, d’autant plus que des foules pacifiques se sont réapproprié les dates symboles de l’histoire algérienne : le 5 juillet, Fête de l’Indépendance, et le 1er novembre, date anniversaire de la Guerre de libération.

e. naeanjo/epa/maxppp » L’exigence d’une transition démocra-tique est devenue irrépressible. « 

L’élection présidentielle va-t-elle permettre à l’Algérie de sortir de l’impasse ?

Dans de telles conditions, la présidentielle du 12 décembre ne peut qu’aggraver la situation. Gaïd Salah a imposé la date de ce scrutin pour sortir au plus vite du vide consti-tutionnel qu’il a lui-même créé en refusant d’ouvrir le dialogue avec le  » hirak « . Mais depuis lors, des foules immenses ont clamé dans la rue leur refus du principe même d’une élection  » à l’ancienne « , sans trans-parence ni pluralité médiatique. Les manifestants exigent la libération de plus de cent détenus d’opinion, parmi lesquels Lakhdar Bouregaa, un ancien résistant de 86 ans, incarcéré pour  » atteinte au moral de l’armée « . Les libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression et la liberté de manifester, doivent aussi être garanties. Le chef d’état-major, véritable maître du pays, a seul le pouvoir d’éviter l’aggravation de la crise en consentant, enfin, à de tels gestes d’apaisement.

L’historien Jean-Pierre Filiu vient de publier Algérie, la nouvelle indépendance (Seuil). 180 p.

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