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La criminalité financière, ça vous intéresse ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Un livre accessible qui fait le tour de la question en 200 pages : un fameux défi que le juge Michel Claise a relevé. Haut la main. Le constat est sans concession, y compris pour les politiques, même si certains prennent davantage de claques que d’autres. Décryptage et morceaux choisis.

Il est juge d’instruction à Bruxelles. Il traque les corrupteurs et les criminels financiers de haut vol. Il n’hésite pas à s’attaquer à de grandes banques. L’année dernière, il a inculpé le patron d’UBS Belgique, puis HSBC Private Bank Suisse pour fraude fiscale grave. Au début de 2015, il a placé Serge Kubla sous mandat d’arrêt. A 59 ans, il est le magistrat le plus redouté du monde des affaires. Vis-à-vis du monde politique, il n’a pas sa langue en poche, critique vertement ceux qui lui mettent des bâtons dans les roues soit par leur inaction soit par leurs fausses mesures. Aujourd’hui, il publie un livre sur la criminalité financière. (1)

Qui est mieux placé que Michel Claise pour parler de ce fléau qui a traversé le temps avec une incroyable constance (même Shakespeare était un voyou financier) et qui, aujourd’hui, tue à petit feu nos démocraties ? Le juge pose un constat édifiant, chiffres des organisations internationales à l’appui, sur l’ampleur qu’a prise cette économie criminelle et parallèle dans la société mondialisée. Il décrypte la tactique, les ruses, les techniques de blanchiment des délinquants financiers de tous poils. Il dresse aussi l’inventaire des armes dont disposent les Etats – et la Belgique en particulier – pour éviter de ne pas perdre trop de terrain dans cette guerre silencieuse qui, de plus en plus, semble perdue d’avance.

Le sous-titre de l’ouvrage : « Le club des Cassandre », du nom de cette figure mythologique qui reçut d’Apollon le don de prophétie avant d’être frappée de la malédiction de n’être jamais crue. L’intérêt de l’essai de Michel Claise est que son tableau, fort complet, de la criminalité financière s’avère accessible. Il ne s’adresse ni aux juristes ni aux grands spécialistes de la question, mais à Monsieur et Madame Tout-le-Monde. L’approche est pédagogique, le style léger. Personne ne pourra plus s’excuser de ne rien comprendre aux prophéties des Cassandre et donc de ne pas savoir…

Aux politiques belges, Michel Claise distribue les bons et les mauvais points, sans vergogne (lire ci-dessous). Chacun appréciera. D’une manière générale, il regrette le peu de détermination des gouvernements successifs. « On parle de l’impuissance des Etats face aux géants financiers, mais cette impuissance provient d’une accumulation de manque de volonté », sourit-il amèrement. Il se dit d’ailleurs pessimiste vis-à-vis du désastre annoncé par cette guerre économique. « Finalement, cela arrange beaucoup de monde cette coexistence entre une économie légale et une économie illégale, soupire-t-il. Le risque est qu’on donne les rênes du pouvoir aux mafieux. De plus en plus même. » La criminalité financière, ça vous intéresse ?

EXTRAITS

Shakespeare, auteur ou fraudeur ?

Parmi les hommes célèbres de la Renaissance, l’un d’entre eux, connu pour son talent d’auteur universel, s’est aussi fait remarquer pour sa propension à la spéculation et à la fraude fiscale: William Shakespeare. Dans les archives de la ville de Stratford-upon-Avon, les historiens ont retrouvé les minutes des procès infligés au dramaturge, qui se livrait au commerce de céréales et blé à prix fort, profitant de la disette causée par un climat épouvantable, tout en fraudant les taxes – certes fort lourdes – imposées par la Couronne d’Élisabeth Ière.

Cols blancs, pas si blancs

En 1949, le criminologue et sociologue américain E. Sutherland, dans son ouvrage White-collar crime, créa l’expression « criminalité en col blanc », qui, tout en développant la particularité de la délinquance financière dans la sphère globale de la criminalité, limite le phénomène aux classes dirigeantes tout en pointant déjà la faiblesse des sanctions.

Terrorisme et criminalité financière

Tel est le présent que nous affrontons, un monde atteint par la pandémie d’une Peste, composée de deux bactéries terriblement contagieuses : la criminalité financière et l’intégrisme religieux, dont les métastases se mélangent allègrement. […] Qui finance le terrorisme ? Les terroristes eux-mêmes, par la Commission d’infractions classiques, comme le trafic de stupéfiants. Après les attentats de Madrid en 2004, une enquête franco-espagnole a mis en évidence que les kamikazes s’étaient fournis en explosifs contre du haschich, cultivé dans le Rif marocain. […] D’autre part, une certaine hypocrisie semble régner sur le plan international, à considérer le haut taux de probabilité que des États comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, ou des membres importants de ces pays, contribuent secrètement à favoriser l’expansion et l’entraînement des cellules terroristes. Le terrorisme est donc entré de plain-pied dans la sphère de la criminalité financière, par l’importance du phénomène mondial qu’il représente en termes de déstabilisation des États.

Les trois « Leaks » et après ?

Mais que reste-t-il comme réactions, dans la population, après que ces scandales ont éclaté ? Les Offshore Leaks, Lux Leaks et Swiss Leaks n’ont-ils été que des feux d’artifice dans le ciel sombre de notre société en crise ? Et après le bouquet final, nous faudra-t-il, à nouveau impuissants, constater le retour des ténèbres et du silence pesant de l’indifférence ? Peut-être pas tout à fait. Une nouvelle sorte de citoyens est en train de naître, ceux qui ont subi et compris les conséquences sociales de la crise financière de 2008, qui ne supportent plus la vision de la fracture entre les mondes développés et en voie de développement – images des malheureux candidats à l’émigration échouant au large de Lampedusa -, qui s’intéressent enfin à l’information qui circule sur les raisons de ces déséquilibres, avec des mots comme blanchiment, évasion fiscale grave et organisée, paradis fiscaux. […] Que fait vraiment le monde politique au-delà des effets d’annonce qui suivirent les manifestations des « Indignés » et les articles et émissions des trois « Leaks » ?

Carrousel infernal

La fraude à la TVA baptisée carrousel en raison de ce qu’elle repose notamment sur des ventes fictives de marchandises qui « tournent » comme les chevaux de bois, au son de l’orgue mécanique, dans les foires de notre enfance. Il suffit de choisir un produit à la mode, comme les dérivés informatiques, les voitures de luxe, les GSM…, de lui faire emprunter un circuit imaginaire en détournant plusieurs fois la taxe et de finir par une vente réelle, à perte parce qu’il importe peu de faire un bénéfice après avoir engrangé des millions. C’est ainsi que de grandes surfaces de distribution en arrivent à proposer des marchandises à très bas prix, participant de manière involontaire (peut-être pas tout à fait !) à la clôture du circuit frauduleux.

La tentation de l’entrepreneur

Il n’y a que deux sortes de profit: ou légal, ou illégal. La complexité des règles atténue la clarté de la frontière entre les deux notions, alors que la sécurité juridique voudrait que ce soit l’inverse. Pourtant, la simplicité et la transparence des règles sont des facteurs nécessaires à la croissance économique, que tous les États cherchent désespérément à relancer après la gifle reçue en 2008 suite à l’effondrement mondial du système financier. Un principe qui n’est guère rencontré dans le monde économique. […] En Belgique, une entreprise a besoin en moyenne de 156 heures par an pour satisfaire à toutes les exigences fiscales. Si la charge fiscale est déjà considérée comme trop lourde par les entreprises, les coûts de la mise en ordre de la charge fiscale viennent s’y rajouter. Sans compter les tracasseries administratives diverses, les contrôles tatillons, les différences d’interprétation des règles au sein de l’administration fiscale elle-même. […] Pareils à Eve qui tendit la pomme à Adam, bon nombre de professionnels du chiffre, conseillers fiscaux, banquiers, proposent d’alléger les charges fiscales par le truchement de sociétés offshore, faciles à acquérir et peu coûteuses (environ 850 euros) et dont la gestion s’élève à quelque 800 euros par an. Ces sociétés sont détenues par des entrepreneurs qui ont succombé à la tentation et qui pratiquent alors l’évasion fiscale en faisant établir par leur service comptable de fausses facturations.

Des chiffres vertigineux

Les organisations criminelles internationales actives dans l’Union européenne seraient au nombre de 3 600 et 70 % d’entre elles auraient une composition et un rayon d’action géographiquement hétérogènes, tandis que plus de 30 % auraient une vocation polycriminelle. […] La corruption représente 5 % du PIB mondial (2 600 milliards de dollars US), plus de mille milliards de dollars étant versés chaque année en pots-de-vin. La corruption majore de 10 % le coût total de l’activité des entreprises dans le monde et de 25 % celui des marchés publics dans les pays en voie de développement. […] Le blanchiment d’argent est, à son tour, non seulement lié aux activités typiques de la criminalité organisée, mais également à la corruption, à la fraude fiscale et à l’évasion fiscale. La fraude fiscale, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal et la planification fiscale agressive engendrent chaque année, dans l’Union européenne, une perte de recettes fiscales potentielles estimée à mille milliards d’euros, soit un coût annuel d’environ 2 000 euros pour chaque citoyen européen.

A propos des juges d’instruction

Ces magistrats sont donc des trublions qui dérangent, surtout dans les dossiers sensibles, au point que l’on voit remettre en question la fonction elle-même. En raison de leurs pouvoirs qui pourraient les conduire à commettre certains excès ? Il n’existe pas de profession sans problème de personnes: l’erreur est humaine. Le corps des magistrats n’échappe pas à cette évidence (pour rappel, le procès d’Outreau). Mais il faut la tempérer. D’abord parce que chaque décision qui touche à la vie privée doit être motivée par le magistrat instructeur, de l’ordonnance de mise sur écoute téléphonique au mandat d’arrêt. Ensuite parce que chaque décision est susceptible d’un recours quasi immédiat.

Efficace transaction pénale ?

La marge de manoeuvre du parquet dans la négociation du montant de la transaction elle-même, indépendamment du calcul du bénéfice que cette infraction a rapporté, est limitée au plafond maximum de l’amende prévue par la loi qui, en matière financière, ne dépasse pas 1 250 000 euros. L’Union européenne dispose de sanctions beaucoup plus lourdes, atteignant des montants de centaines de millions d’euros. Que représente une somme de 500 000 euros, par exemple, pour une grosse entreprise: une sanction ou un investissement ?

Le délit d’initié, impuni

En Belgique, peu de cas sont venus devant les juridictions pénales. Un dossier à Gand s’est terminé par un acquittement, un autre à Bruxelles par une transaction pénale. Mais n’en déduisons pas trop rapidement que les milieux d’affaires en Belgique sont d’une probité à toute épreuve.

Belgium, no point !

N’est-il pas choquant de tenter de colmater les brèches budgétaires en augmentant les impôts des citoyens soumis au précompte professionnel, alors que rien ou si peu est mis en place pour activer une politique répressive destinée à rapatrier les fonds occultes et à casser les activités des organisations criminelles dans tous les secteurs qu’elles occupent ? […] On peut difficilement prétendre que la Belgique ait été dans le passé un pays précurseur et pugnace dans la lutte contre la criminalité financière. Aucun gouvernement n’a vraiment pris le problème à bras-le-corps, que les tendances politiques des époques aient été plutôt à gauche ou à droite. On aurait pu un moment y croire. À la suite de plusieurs échecs judiciaires dans de gros dossiers financiers s’est tenue une commission parlementaire présidée par François-Xavier de Donnea, qui, après avoir entendu les différents acteurs de la lutte contre la criminalité financière, s’est attelée à rédiger un rapport publié le 7 mai 2009. Un état des lieux, suivi de plusieurs recommandations en vue de tenter d’arrêter le phénomène.

Charles Michel, no point !

Tout n’est pas négatif. Ainsi, sous la dernière législature « Di Rupo », un secrétariat d’État à la lutte contre la fraude fiscale et sociale (du neuf !) a été mis en place, avec à sa tête un mandataire imaginatif qui proposa de très nombreuses réformes dont certaines ont pu être adoptées, malgré les freins actionnés par les partis plus conservateurs (traduction: les propositions du secrétaire d’État SPA John Crombez ont eu la vie dure, côté libéral). Le gouvernement « Charles Michel », ou la Suédoise, par référence aux couleurs des partis qui le composent, s’est empressé de démanteler l’outil en le séparant en deux, fiscal d’un côté, social de l’autre, chaque secrétariat étant au départ doté d’autres missions (voire de priorités, comme la lutte contre la pauvreté, la politique dans les grandes villes, l’égalité des chances, la mer du Nord…). Jusqu’à la suppression du secrétariat d’Etat à la fraude fiscale, la compétence glissant vers le ministre des Finances. La déclaration gouvernementale de prise de fonction de la Suédoise ne fait d’ailleurs nulle allusion en quoi que ce soit à une quelconque initiative touchant à la lutte contre la criminalité financière ni à la mise en conformité de la Belgique avec les Recommandations et Directives internationales et européennes. Le contre-pied des recommandations de la commission « de Donnea ».

Réformes indispensables

Deux réformes pourraient augmenter l’impact de la lutte contre le blanchiment d’argent. La première consisterait à étendre le concept de « confiscation » et à en faire une arme majeure dans la lutte contre le crime organisé en élargissant celui-ci. […] Une deuxième réforme consisterait à réorganiser le système des amendes prévues par la loi du 11 janvier 1993 instaurant l’obligation imposée aux professionnels du chiffre de déclarer à la CTIF (NDLR : Cellule de traitement des informations financières, chargée en Belgique de détecter le blanchiment) les opérations suspectes dont ils ont connaissance. A défaut de ce faire, ceux-ci risquent de se voir taxer d’une amende administrative pouvant atteindre un montant de 1 250 000 euros. Cette sanction est ordonnée par les ordres professionnels dont ils dépendent. Raison pour laquelle aucune amende ou presque n’a été infligée depuis l’entrée en vigueur de la loi. Il est difficile de condamner ses pairs… Or, outre un effet dissuasif, l’application de cette loi permettrait de faire rentrer des recettes dans les caisses de l’État. ●

(1) Essai sur la criminalité financière. Le club des Cassandre, par Michel Claise, éd Racine, 206 p.

NB : Les intertitres sont de la rédaction.

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