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L’ubérisation du porno ou les effets pervers de la gratuité du porno

Muriel Lefevre

L’abondance de porno et sa gratuité ont un double effet pervers. Face à la concurrence, les vidéos deviennent de plus en plus extrêmes et ce sont les travailleurs du sexe qui trinquent.

Depuis 2005, et l’avènement des chaînes de vidéo partagées, le genre porno amateur n’a cessé de prendre de l’ampleur. A ceci près, qu’il ne s’agit pas vraiment de vidéos artisanales. La plupart n’ont pas été tournés dans le salon de particuliers, mais par l’industrie du film porno. Derrière ces vidéos au look bon marché, on retrouve aujourd’hui surtout des acteurs professionnels et une véritable équipe de tournage. Les chiffres d’affaires de certaines sociétés montrent bien qu’on n’est plus dans le bricolé puisque la société Jacquie & Michel, leader du secteur, a par exemple atteint un chiffre d’affaires de 15 millions d’euros par an.

Le porno amateur est surtout un style déterminé avec des images pas trop léchées, un cadrage approximatif et des lumières peu flatteuses. Tout cela est censé donner un côté authentique et de proximité. On surfe ainsi sur les fantasmes voyeuristes et exhibitionnistes. On donne l’impression de surprendre ses voisins.

L'heure de la pause pour des actrices
L’heure de la pause pour des actrices © Reuters

Robin D’Angelo, journaliste français revient dans Judy, Lola, Sofia et moi (2018) sur sa plongé dans le monde du porno. Dans De Morgen, il raconte comment il a suivi trois jeunes actrices débutantes dans ce monde très particulier. Malgré le fait qu’il se décrive comme un amateur du genre, la découverte des coulisses va rapidement le dégouter. Très vite, il constate que les acteurs, et surtout les actrices, y sont traités comme du bétail. Une actrice qui s’évanouit lors d’un fist ? Pas grave, « un orgasme trop intense fait ce genre d’effet ». Une autre qui se fait malmener par ses collègues deux fois plus nombreux que prévu ? Qu’importe. Une troisième qui a une plaie dans ses parties intimes ? He bien elle peut encore faire des fellations multiples, non ? Chouette, hein ? s’exclame même le producteur en guise de conclusion.

De son propre aveu, son enquête va complètement changer sa vision du porno. « Le monde du porno dans son ensemble est un système machiste et hostile aux femmes. Le plaisir de l’homme est central et les hommes ont le pouvoir. L’exploitation et la maltraitance des femmes rôdent partout » précise-t-il dans De Morgen.

Le problème s’est-il aggravé depuis la croissance du segment amateur ?

De l’avis de tous, le secteur du porno a vécu une véritable révolution ces dix dernières années. L’un des gros changements est dû à internet et à un manque de réglementations adaptées. « Depuis l’explosion des plateformes en ligne qui offrent des millions de vidéos gratuites comme YouPorn, xHamster ou encore Xvideo, les conditions de travail des actrices se sont détériorées  » dit encore D’angelo à De Morgen. Un avis partagé par Ovide, ancienne actrice X et réalisatrice du documentaire Pornocratie. « Aujourd’hui ce sont de grandes entreprises informatiques qui contrôlent tout, sans aucun lien avec le travailleur en bout de chaîne « , dit-elle dans un documentaire que lui a consacré Canal+. Elle appelle cela « l’ultralibéralisme, l’ubérisation du porno ».

L'ubérisation du porno ou les effets pervers de la gratuité du porno
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La compagnie à l’origine de ce phénomène, et qui a longtemps dominé le secteur, est Mindgeek, anciennement Manwin. L’entreprise a été fondée par Fabian Thylmann, aussi appelé le Zuckerberg du X. Pas vraiment glamour, la trentaine légèrement bedonnante et un début de calvitie, il est loin des clichés du milieu. Cet ancien geek et informaticien allemand va pourtant se retrouver à la tête d’un empire du X de plusieurs milliards de dollars et qui regroupe la presque totalité des sites pornos. Pas par goût personnel, mais par appât du clic.

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Tout commence en 1997 lorsqu’il conçoit un logiciel, Next-generation Affiliate Tracking Software (NATS) qui permet d’analyser le comportement des internautes et de voir quel lien, recommandation ou publicité à amener un utilisateur sur une page. En 2006, Thylmann rachète des sites pornos comme Pornhub, Mofos ou encore Brazzers, l’un des sites pornographiques payants les plus populaires.

Jusqu’alors la Mecque du porno se situait dans la vallée de San Fernando aux USA (les capitales européennes du porno sont Prague et Budapest NDLR). Jusqu’en 2009, le domaine du DVD y était en plein essor et il n’y avait pas encore le partage illégal. Le succès aidant, les productions avaient des budgets à faire pâlir d’envie les réalisateurs plus classiques. L’empire de Thylmann va sonner le glas de cette époque.

Fabian Thylmann va s’imposer comme le « roi du porno », grâce à l’exploitation des « tubes ». Soit des sites qui donnent accès gratuitement à un grand nombre de vidéos, à la manière de YouTube mais alors avec du contenu x.

Fabian Thylmann
Fabian Thylmann © Capture d’écran YouTube

Ici aussi les clips hébergés sont mis en ligne par des utilisateurs et proviennent d’autres sites. L’ascension va être fulgurante et impacter durablement le secteur. Les « tubes » hébergent principalement des extraits de vidéos qui ne leur appartiennent pas. Ils pillent les oeuvres des studios et n’ont que faire des droits d’auteur. Comme l’explique les Inrocks: « Face à cette domination du marché, les studios n’ont bien souvent que deux choix : vendre une partie de leur contenu aux tubes sous forme de clips, ou bien voir leurs films y apparaître quand même,récupérés et mis en ligne par les internautes. » Du coup, près de 70% des studios ont disparu et les acteurs ont moins de travail, sont moins bien payés et doivent accepter plus de choses.

Le passage de Thylmann dans l’univers du porno sera pourtant qu’une fulgurance. En 2012, c’est la chute. Il est arrêté pour évasion fiscale par les autorités allemandes qui le soupçonnent de pratiquer des montages financiers douteux. La même année, il revend les parts de son entreprise. Son départ n’empêchera pas au modèle imaginé par Thylmann de perdurer et il continue à faire les beaux jours de l’industrie.

La dictature du clic

Aujourd’hui, ceux qui dominent le secteur ne sont donc plus les producteurs, mais bien ceux qui gèrent les chaînes ou tubes pornographiques sur internet. Car ce qui s’y fait est désormais déterminé par les termes de recherches le plus populaires et le potentiel de clics, ce qu’on appelle le clickbait. L’ennui guette cependant rapidement les consommateurs qui sont à la recherche de choses de plus en plus extrêmes.

L’ubérisation du secteur a donc aussi contribué à la popularité du porno extrême que l’on ne voyait auparavant que dans les coins les plus reculés du net. C’est dans ces secteurs de niche que finissent souvent des filles qui sont déjà « usées » par le système, soit en moyenne après 6 mois si l’on en croit la réalisatrice du documentaire Hot Girls Wanted. Loin d’être une exception américaine, on retrouve partout dans le monde des milliers de femmes qui sont forcées de jouer deux fois plus de scènes difficiles pour deux fois moins d’argent. Il y a dix ans, les actrices pouvaient encore exiger un préservatif et refuser certaines scènes. Aujourd’hui, elles sont souvent obligées d’enchaîner les scènes dans des conditions souvent atroces.

On notera cependant que les opinions divergent quant à l’ampleur des abus et de l’exploitation dans ce secteur. Certains n’y voient qu’un préjugé autour du travail sexuel et la mise en exergue des quelques pommes pourries alors que, pour d’autres, on ne voit au contraire que la pointe de l’iceberg.

Le mépris et la honte rendent tout changement difficile

Le mépris auquel sont confrontés les acteurs n’aide pas à conscientiser les foules aux conditions de travail déplorables des acteurs pornos. Ceux-ci sont trop souvent stigmatisés et perçus comme des bons à rien ou des personnes psychologiquement dérangées. Cette mauvaise image explique aussi pourquoi la question du consentement reste peu débattue dans ce secteur. Alors que partout ailleurs la vague du #metoo a fait bouger quelque peu les choses, elle n’a, dans ce domaine en particulier, suscité, la plupart du temps, que sarcasmes. « Une fille qui fait l’amour pour de l’argent devant une caméra est-elle vraiment crédible ? » peut-on lire ici et là.

L'ubérisation du porno ou les effets pervers de la gratuité du porno
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L’autre aspect qui explique cet immobilisme est la honte. Peu l’admettent, mais nous sommes très nombreux à regarder du porno. On estime que plus de 80 % des hommes et environ 60 % des femmes regardent du porno, toutes catégories confondues. Avant de pointer du doigt le secteur, il serait donc salvateur de se regarder le nombril. En tant que consommateurs, nous pourrions influencer l’industrie en exigeant une production plus responsable. Un tel mouvement a déjà lieu dans l’industrie alimentaire ou textile. On constate que les gens sont prêts à payer plus cher pour des oeufs de poules élevées en plein air par exemple ou des vêtements qui n’exploitent pas les enfants, dès lors pourquoi ne pourrait-on pas faire de même avec le porno ? L’idée d’un réveil collectif contre le fast porn est belle, mais devant le poids du tabou, force est de constater que cette question ne risque pas de provoquer rapidement un débat sociétal. Même le monde politique n’ose s’y frotter sauf en ce qui concerne la protection des enfants. Dans les faits, le secteur risque donc bien de rester un monde souterrain et sans lois.

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