L'historien Henry Laurens. © DR

« L’occupation pacifique, cela n’existe pas »

Le Vif

Professeur au Collège de France, l’historien Henry Laurens, l’un des meilleurs spécialistes du conflit israélo-palestinien, déplore le manque de volonté des leaders de chaque camp et leur incapacité à rechercher une solution politique, la seule qui vaudrait. Le conflit s’éternise, tandis qu’un autre, de bien plus grande ampleur, la tragédie syrienne, entraîne toute la région dans un chaos mortel.

Le Vif/L’Express : La « guerre des couteaux » qui a lieu en Israël est-elle une nouvelle forme d’Intifada ?

Henry Laurens : Je ne crois pas, même si des attaques au couteau dans la rue ont déjà eu lieu à la fin de la première Intifada (1987-1993). Il ne semble pas qu’il y ait le même effet d’entraînement de la part des deux grandes tendances politiques palestiniennes que lors des précédents soulèvements. Le Hamas essaie de pousser au mouvement, mais il est peu présent en Cisjordanie du fait de la répression de l’Autorité palestinienne et des autorités israéliennes. Pour l’instant, le Fatah n’entre pas en jeu. Une question reste en suspens : combien de temps les forces de sécurité palestiniennes accepteront-elles de voir des jeunes lanceurs de pierre se faire tuer par l’armée israélienne ? En 2000, cela avait conduit à l’élargissement du conflit. A l’époque, les moyens de mobilisation étaient banals : le tract, le fax, la radio… Aujourd’hui, Facebook et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel. Preuve que ces jeunes ne sont pas reliés à une organisation centralisée.

Pourquoi cette nouvelle crise éclate-t-elle maintenant ?

Dans une situation où tout futur est absent, l’exaspération finit par éclater. Il y a le sentiment, chez les Palestiniens, que l’occupation, la colonisation et la répression s’accentuent. Avant la première Intifada, certains juifs allaient faire leurs courses en Cisjordanie et la main-d’oeuvre arabe alimentait l’économie israélienne ; les uns et les autres avaient une certaine vision des deux sociétés. Tout cela a disparu. Les Palestiniens ne connaissent plus les Israéliens que sous la forme de policiers, de soldats et de colons. Des générations entières d’Israéliens ont fait leur service militaire dans les territoires occupés, donc, à titre divers, dans des entreprises qui passent par la « brutalisation » de la population palestinienne. L’occupation pacifique, cela n’existe pas.

Les tensions montent au sujet de l’esplanade des Mosquées, lieu saint de l’islam, où était édifié, jadis, le temple de Salomon, vénéré par les juifs…

Le premier conflit autour de ce lieu emblématique du judaïsme et de l’islam est ancien, puisqu’il remonte à 1929. En 1967, Israël a proclamé sa souveraineté sur Jérusalem et sur l’esplanade des Mosquées – ce qui n’est pas reconnu sur le plan international. Un statu quo confie la gestion du lieu saint aux Jordaniens. Depuis deux ans, cependant, les Palestiniens ont le sentiment très fort que les Israéliens veulent imposer un partage de l’esplanade, voire davantage. Comme à Hébron, en Cisjordanie, où le tombeau des Patriarches est désormais accessible aux juifs autant qu’aux musulmans. L’expérience a démontré aux Palestiniens qu’ils ne peuvent avoir aucune confiance dans les engagements verbaux des autorités israéliennes à maintenir ce statu quo.

Le conflit israélo-palestinien a été pendant des décennies un conflit territorial entre deux nationalismes. Prend-il un tour nouveau, qui serait identitaire et religieux ?

Nous sommes en Terre sainte ! Cependant, il y a deux terres. La terre concrète sur laquelle les gens vivent et travaillent. Le projet sioniste projetait de la conquérir hectare après hectare. Et une seconde terre, qui, elle, porte un double caractère sacré, religieux et national. En France, par exemple, tous les villages ont leur église et leur monument aux morts. En Israël-Palestine, les deux vont de pair. Toute l’histoire de ce conflit joue sur le basculement de ces deux espaces. La première Intifada concerne l’espace territorial ; la seconde, l’espace sacré de la mosquée al-Aqsa. Si l’on avait proposé aux juifs, comme cela avait été envisagé au début du XXe siècle, un morceau de l’Ouganda, du Kurdistan, de l’Argentine ou du Texas, il n’y aurait eu aucune mobilisation fondamentale afin de construire l’Etat d’Israël. Celui-ci n’existe que parce que c’était la terre des ancêtres et la terre biblique.

La perspective de créer deux Etats pour deux peuples est-elle encore réaliste ?

Certains disent qu’il faut abandonner cette voie et revenir à la solution de l’Etat unique et binational. A l’époque du mandat britannique (1920-1948), un mouvement chez les sionistes le préconisait. Mais cette élite intellectuelle n’avait pas de relais populaire chez les juifs de Palestine et aucun leader arabe n’était intéressé. Aujourd’hui, la haine et la rancoeur sont telles que l’on voit mal comment constituer un Etat binational. Les gens ont un besoin vital d’exprimer leur identité nationale : un drapeau, un hymne, une armée… De fait, les deux peuples vivent en interaction permanente. Leur rêve est d’être séparés. Mais c’est impossible. Et l’espace est si restreint ! Que faire des réseaux d’adduction d’eau, d’électricité ou du téléphone ? La seule solution, c’est un système à deux Etats avec une gestion commune des ressources et des réseaux. On en est très loin, et surtout on s’en éloigne.

Voilà vingt ans qu’Yitzhak Rabin a été assassiné par un extrémiste juif. Est-il le dernier à avoir vraiment tenté la paix ?

Non. La paix est une mauvaise expression. Tous, par définition, font la guerre pour chercher la paix. Simplement, ils la veulent selon leurs propres termes. Israel l’a toujours affirmé. En 1967, après l’occupation, Levi Eshkol, alors Premier ministre, expliquait qu’Israël voulait la dot, et non la fiancée. Mais comment s’en débarrasser ? Dès le départ, dans les années 1960, le plan Allon prévoyait l’annexion d’une part importante de la Cisjordanie, le reste formant une enclave autonome sans contact avec l’extérieur. Lors des négociations d’Oslo, en 1993, Rabin a tout cela à l’esprit. Il n’a pas été assassiné parce qu’il était partisan de la paix, mais parce qu’il était en train de la mettre en oeuvre. Le réalisme de Rabin, qui déclare : « Je ne garde qu’un tiers de la Cisjordanie », entrait en contradiction avec le projet du Grand Israël, la totalité de la terre d’Israël, défendu par certains. Et rien ne dit que les Palestiniens auraient accepté la proposition. L’ambiguïté historique est là.

Qu’en est-il ensuite ?

Les gouvernements successifs se sont trouvés dans l’incapacité de réfléchir à un accord de paix parce que le détail des propositions, avec les terres qui seraient rétrocédées ou non, aurait inévitablement fuité dans la presse israélienne. Si bien que, quand ils arrivent au sommet de Camp David II, en 2000, ils n’ont rien préparé. Les Palestiniens non plus, car l’idée même qu’ils puissent accepter une perte des territoires est inacceptable. On n’a jamais vu une négociation dans l’histoire aussi mal entamée.

Et aujourd’hui ?

Il existe des cartes et des solutions, ce qu’on appelle les paramètres de Clinton, qui datent de décembre 2000, ainsi que leur version détaillée, discutée en 2003 à Genève. Manquent les acteurs politiques pour les appliquer. Incontestablement, il y avait, chez Shimon Peres, chez Yitzhak Rabin et, dans une certaine mesure, chez Ehud Barak, la volonté d’arriver à un règlement politique. Depuis l’échec de Camp David II, on n’en trouve plus.

Quelle est la responsabilité de Benyamin Netanyahou, le chef actuel du gouvernement israélien ?

Il est fidèle à lui-même. Dans un livre publié au début de sa carrière politique, dans les années 1990, Netanyahou avait détaillé ses propositions : elles consistaient à laisser aux Palestiniens un archipel de lieux urbains, tandis qu’Israël prenait la quasi-totalité des campagnes. Si l’on compare ce projet avec la carte actuelle, le résultat est très proche. Netanyahou, par ailleurs, ne cesse de tenir un discours apocalyptique, expliquant que les juifs sont au bord de l’extermination. En 1998 déjà, il expliquait que l’Iran aurait la bombe nucléaire en dix-huit mois. Ces deux dimensions caractérisent sa vie politique depuis une vingtaine d’années. Pour le reste, Nicolas Sarkozy avait déclaré, off the record – mais le micro était ouvert : « C’est un menteur. » Il n’était pas le premier des interlocuteurs occidentaux à avoir fait ce type de jugement.

Quelle est la marge de manoeuvre de l’Autorité palestinienne, dirigée par Mahmoud Abbas ?

L’Autorité palestinienne, qui n’est qu’une délégation du pouvoir d’occupation, est prise dans un dilemme insoluble : elle gère la vie économique et sociale de la Cisjordanie, grâce à des financements venus de l’ensemble des pays, dont les Etats-Unis et l’Union européenne. Comme elle est incapable d’arriver à un accord politique et qu’elle est impuissante face à la colonisation, l’entourage d’Abou Mazen (Mahmoud Abbas) a laissé entendre que, si l’autonomie consistait à se mettre au service de l’occupant, mieux valait cesser toute collaboration avec Israël. En même temps, cela signifie mettre au chômage des milliers de fonctionnaires. Cette décision se heurte à un problème de responsabilité.

Avec la guerre en Syrie et l’avènement de Daech, l’interminable conflit israélo-palestinien était passé au second plan. Voilà qu’il refait soudain surface…

Le conflit syrien est infiniment plus fort, destructeur, mortifère, abominable, dans l’ensemble de ses dimensions, que ce que l’on peut appeler, tout en respectant les souffrances des uns et des autres en Israël et en Palestine, une forme de théâtralité. Quatre ans de guerre civile en Syrie ont fait plus de morts qu’un siècle de conflit israélo-palestinien. De 2011 à 2015, le régime de Bachar al-Assad a tué plus de Palestiniens que ne l’a fait Israël depuis vingt ans. Le bombardement du camp de réfugiés de Yarmouk, au sud de Damas, où les gens meurent de faim, est terrifiant : des milliers de personnes peuvent être tuées sans véritable réaction internationale. Les Palestiniens disent, avec un cynisme triste, que les Arabes aiment la Palestine, mais pas les Palestiniens. Le fait que l’on ne fasse pas de Yarmouk l’équivalent du massacre de Sabra et Chatila (NDLR : tuerie de 700 à 3 000 Palestiniens dans un camp de Beyrouth en septembre 1982 par des miliciens chrétiens) est, en soi, significatif.

Le centre de gravité du Proche-Orient est-il passé en Syrie ?

Le centre des conflits, oui. Pour autant, une solution politique acceptée par les parties en Israël-Palestine permettrait sans doute d’alléger les autres guerres de la région. Cela affaiblirait l’anti-occidentalisme, fonds de commerce des islamistes, sunnites ou chiites. Si une solution politique à la question palestinienne avait abouti, il est clair qu’Israël se serait senti beaucoup moins en danger face au nucléaire iranien.

Vous en êtes au cinquième tome de votre oeuvre sur « la question de Palestine ». Avez-vous malgré tout gardé espoir ?

Vous aimez les blagues palestiniennes ? Ecoutez celle-ci : « En ce jour-là, mes frères, le seigneur Jésus-Christ était en Galilée. On lui apporta un paralytique, il le fit marcher. On lui apporta un aveugle, il le fit voir. On lui apporta un mort, il le ressuscita. On lui apporta un Palestinien, il se mit à pleurer avec lui. » Cet humour palestinien ressemble étrangement à l’humour juif.

(1) La Question de Palestine (t. V) : 1982-2001. La paix impossible, éd. Fayard, 888 p.

Propos recueillis par Romain Rosso

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