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« L’homme est en quelque sorte un grand singe croyant »

Le Vif

Le philosophe Frédéric Lenoir consacre son dernier essai à la question animale, qui occupe une place grandissante dans le débat public mais, selon lui, insuffisante dans la réflexion des politiques. Il en appelle à un sursaut moral face au massacre de milliards d’animaux qui interroge notre consumérisme moderne.

Le Vif: Pourquoi se préoccuper à ce point du sort des animaux, alors que nous avons déjà tant à faire avec les humains ?

Frédéric Lenoir: C’est un très mauvais argument. Comme le disait Lamartine :  » On n’a pas deux coeurs. L’un pour l’homme, l’autre pour l’animal. On a du coeur ou on n’en a pas.  » Historiquement, la plupart des personnalités qui se sont préoccupées du bien-être animal ont également été les premières à se battre pour l’abolition de l’esclavage, l’émancipation des femmes ou l’amélioration de la condition ouvrière. Zola et la féministe Louise Michel étaient d’ardents défenseurs de la cause animale.

Que sait-on, au juste, de la souffrance des bêtes ?

Nous avons été très longtemps influencés par Descartes, qui considérait les animaux comme de simples machines. A ses yeux, leurs hurlements de douleur n’étaient qu’un réflexe, comme une horloge qui grince. Mais nous ne pouvons plus penser de cette façon depuis les énormes progrès de l’éthologie – la science étudiant le comportement animal, dont celui de l’homme. Nous savons maintenant que tous les animaux, notamment les vaches, les cochons, les agneaux, ressentent une foule d’émotions, depuis la peur jusqu’à la joie ou l’amour, en passant par la souffrance, tant physique qu’émotionnelle. Et ils sont même capables d’empathie envers leurs congénères.

La maltraitance animale s’est-elle accentuée au fil des siècles ?

Sans aucun doute. Avec l’extension du productivisme tayloriste, au xxe siècle, nous sommes passés à l’industrialisation de la souffrance animale. Il suffit de regarder les vidéos épouvantables de l’association L214 tournées dans les élevages et les abattoirs. Près de 90 % de la viande que nous consommons est issue de l’élevage industriel. La plupart des animaux de ferme sont traités comme des machines à produire. Alors qu’une volaille peut vivre jusqu’à 12 ans, elle est souvent abattue au bout de quelques mois, après avoir vécu dans une cage minuscule. Même chose pour les truies, qui ne  » servent  » qu’à mettre bas avant de finir à la boucherie. Les poissons meurent d’asphyxie après des heures d’agonie dans des conteneurs, sans parler des mammifères marins, dont des dauphins, pris dans les filets et qui connaissent le même sort. 60 milliards d’animaux terrestres et entre 500 et 1 000 milliards d’animaux marins sont sacrifiés chaque année pour notre consommation.

« Tout élevage industriel est immoral parce qu’il fait souffrir des êtres doués de conscience et de sensibilité », juge Frédéric Lenoir. © TON KEONE/GETTY IMAGES

Les humains n’ont pas toujours traité les bêtes comme des êtres inférieurs. Quand l’idée de la suprématie de l’homme sur les autres animaux s’est-elle imposée ?

Au paléolithique, Homo sapiens était animiste. Il sacralisait la nature et se mettait sur un pied d’égalité avec toutes les créatures. A la sortie de l’ère glaciaire, au néolithique, ce chasseur et cueilleur s’est sédentarisé. Il est devenu agriculteur et éleveur. Dès lors, il a développé une pensée mystico-religieuse qui l’a amené, il y a environ huit mille ans, à se sentir supérieur aux animaux. Il s’est mis à honorer non plus des esprits de la nature, mais des dieux au ciel. Lui-même s’est vu comme le seul être capable de servir d’intermédiaire entre l’invisible et le monde naturel par sa capacité à dialoguer avec les divinités –  » Et Dieu créa l’homme à son image « , dit la Genèse. Que ce soit en Chine, en Inde ou en Mésopotamie, toutes les civilisations ont ainsi instauré une hiérarchie verticale, avec les dieux en haut, l’humain au milieu, puis les animaux et les plantes en bas.

D’où la notion de « propre de l’homme »…

En effet. Cette idée a pris corps avec les religions, mais on la retrouve également chez les philosophes antiques – les stoïciens, Platon ou Aristote -, pour qui seul l’être humain possède le  » nous « , une raison supérieure permettant la contemplation du divin. Or, de nombreuses facultés que l’on pensait être  » le propre de l’homme  » ne le sont pas, comme la fabrication des outils. La primatologue Jane Goodall a montré que les chimpanzés concevaient une trentaine d’outils en moyenne. On croyait aussi que seuls les humains pouvaient développer et transmettre une culture. L’éthologie nous a prouvé le contraire. Au Japon, dans les années 1950, des chercheurs ont observé une femelle macaque, vivant sur l’île de Koshima, qui s’était mise à laver des patates douces : elle a été imitée par tous les singes de l’île. Des comportements similaires ont été soulignés chez les ours, les loups, etc.

Même la conscience de soi, dites-vous, ne serait pas un privilège réservé à notre espèce.

De fait, les singes, les corbeaux, les moutons et même les guêpes savent reconnaître l’aspect de chaque individu au sein de leur communauté. Les chimpanzés sont comme nous capables de discerner une tache de peinture sur leur joue lorsqu’on leur tend un miroir.

L’homme, selon vous, ne serait donc en rien supérieur aux autres espèces animales ?

Supérieur dans l’absolu, non, mais il peut l’être dans certains domaines. L’être humain possède des  » singularités « , une intelligence différente. Il s’est forgé un imaginaire puissant, symbolique et religieux, qui le rend capable de penser l’abstraction, de dialoguer avec l’invisible, de se projeter dans le temps et de penser l’universel. C’est, en quelque sorte, un grand singe croyant. Aucun animal n’a jamais créé de sanctuaire ni façonné de statue mortuaire. L’homme a également un langage beaucoup plus élaboré, tandis que celui des animaux est lié aux besoins immédiats – manger, échapper au danger. Enfin, son désir est infini, à la différence de celui, plus limité à des besoins concrets, des animaux. En revanche, les autres espèces animales ont des facultés que nous n’avons pas. Les animaux sont beaucoup plus intuitifs que nous, par exemple, ils ont des capacités télépathiques et de prémonition remarquables.

Mais, comme le disait Rousseau, l’homme est perfectible, il peut finir par égaler l’animal grâce à sa maîtrise de la technique…

Sans doute. Néanmoins, il reste un domaine, celui de la bonté, où je doute fort que l’homme soit supérieur. Un être humain peut concevoir la meilleure technologie du monde et se comporter en  » salaud « . Les animaux, eux, ne torturent jamais leurs congénères pour le plaisir.

Pour les Grecs, respecter les animaux n’avait pas lieu d’être : dénués de raison, ils ne peuvent en effet respecter les humains à leur tour, selon le principe de réciprocité au fondement de toute justice…

On pourrait en dire autant des enfants et des handicapés mentaux. Néanmoins, la loi les a dotés d’un statut, celui de  » patients moraux  » – des êtres sensibles et vulnérables qui ne sont pas responsables. On peut parfaitement inclure les animaux dans cette catégorie. En revanche, je ne pense pas qu’il faille traiter toutes les espèces de la même manière, comme nous y invitent les antispécistes.

Mais alors, si les animaux sont des « patients moraux », est-il juste de les tuer pour les consommer ?

Oui, à partir du moment où la bête ne souffre pas, et si l’on tient compte de la nature omnivore de l’homme. Lorsque le lion mange une gazelle, personne ne pense que le lion se comporte en être immoral. En revanche, comme l’humain peut se passer de viande animale pour vivre en bonne santé, le stade supérieur de la morale consiste pour nous à ne plus tuer les animaux et à manger autre chose. Plutôt que de rentrer dans le débat binaire du spécisme et de l’antispécisme, je préfère me situer dans la lignée utilitariste anglo-saxonne du philosophe Jeremy Bentham : est moral ce qui produit du bien-être et du bonheur ; est immoral ce qui crée de la souffrance. Lorsqu’on insémine artificiellement des vaches toute l’année et qu’on leur retire leur veau à peine né pour tirer leur lait, on se situe à l’évidence dans ce deuxième cas. Tout l’élevage industriel est immoral, parce qu’il fait souffrir des êtres doués de conscience et de sensibilité.

Les activistes animalistes voient dans le traitement réservé aux bêtes la preuve de l’impasse de notre monde capitaliste fondé sur l’exploitation de tout être vivant. Par là, ils rejoignent ceux qui critiquent le système. La question animale est-elle devenue une question politique ?

Les milliards d’animaux massacrés chaque année constituent une tuerie de masse qui interroge bien évidemment notre consumérisme moderne, et qui a aussi des conséquences écologiques, donc politiques : l’élevage est l’une des premières causes du réchauffement climatique. Il accapare la moitié de l’eau potable mondiale et les deux tiers des terres disponibles, alors que l’on en manque pour nourrir tous les humains.

Lettre ouverte aux animaux (et à ceux qui les aiment), par Frédéric Lenoir. Fayard, 120 p.

Propos recueillis par Claire Chartier.

Bio Express

1962 Naissance le 3 juin à Madagascar.

1986 Directeur littéraire aux éditions Fayard.

2003 Publie Les Métamorphoses de Dieu (Fayard).

2004 Prend la direction du magazine Le Monde des religions.

2012La Guérison du monde (Fayard).

2015La Puissance de la joie (Fayard).

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