Achille Mbembe sous la statue de Léopold II : " Il faut faire de ces objets des médias d'apprentissage. " © FRED GUERDIN POUR LE VIF/L'EXPRESS

« L’Europe peine à s’autodécoloniser »

C’est l’un des grands visages de l’Afrique qui pense. Professeur à l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud), l’historien camerounais Achille Mbembe est un intellectuel puissant et un homme doux. Il plaide pour la création de liens nouveaux entre anciens colons et colonisés. Des liens marqués du sceau de la convivialité.

Faut-il démolir les représentations de Léopold II sous prétexte que des crimes ont été commis au Congo ?

Il faudrait bâtir un musée spécialement dédié à la colonisation. Un musée où l’on retrouverait un ensemble de traces et de reliques datant d’une période qui nous est commune. Dans un tel musée, une statue de Léopold II pourrait trouver sa place, au même titre que d’autres objets reflétant son action. Mais on trouverait aussi les traces émanant des victimes ! Un tel espace permettrait de mettre en évidence le fait colonial dans sa brutalité, mais aussi ses empreintes dans le vécu contemporain.

Malheureusement, les visiteurs qui se rendent dans les musées constituent une minorité…

On peut aussi imaginer un parc… D’une manière ou d’une autre, les statues et les autres objets de ce type doivent être conservés mais il faut en faire des médias d’apprentissage. Plus largement, il faut repenser l’espace public. Pas seulement l’espace de plein air, mais aussi l’ensemble des infrastructures d’intérêt commun, de la connaissance et de la transmission.

Un musée de l’Afrique centrale existe à Tervueren. Et pourtant, les polémiques continuent…

L’histoire, ce n’est pas un ensemble d’archives qui témoigneraient de ce qui est clos. L’histoire, c’est ce qui ne finit jamais ! C’est constamment l’objet de réinterprétations, de disputes. On doit embrasser cet inachèvement de l’histoire comme une ouverture sur un futur qui ne relève pas uniquement de la répétition. Il faut donc réfléchir aux infrastructures susceptibles d’encourager cette perspective. Dans ce contexte se pose évidemment la question des manuels scolaires.

Les Etats ont souvent du mal à faire la lumière sur les ombres du passé. Notamment quand il s’agit de former les générations nouvelles. Pourquoi ?

L’Europe a colonisé. Mais elle peine à s’autodécoloniser. On ne peut pas aller un beau jour à la conquête d’un peuple étranger puis décider, le lendemain, que tout est terminé, et continuer comme si rien ne s’était passé. La colonisation, ça a été la mise en commun de cultures plurielles sous le régime de la violence. Aujourd’hui, il faut se demander comment transformer ce rapport initial de violence en un rapport de convivialité afin de rendre ces rapports bénéfiques pour l’ensemble de l’humanité.

Il est impératif d’ouvrir l’accès à toutes les archives de la colonisation

Concrètement, comment construire ces nouveaux liens ?

Il faut redistribuer la parole, valoriser chacune des paroles. Il faut élargir la démocratie européenne. Le but est de permettre aux Européens de vivre leur histoire sans honte ni culpabilité. Mais également sans déni ou irresponsabilité. Il en va de notre futur ! Pour envisager l’avenir sur notre planète commune, il faut prendre en compte les blessures que l’histoire a laissés ouvertes.

Les blessures de la colonisation sont-elles encore vives ?

Oui. Surtout parmi les jeunes générations d’Africains qui vivent en Europe, et qui sont des citoyens européens. Ces blessures doivent être pensées et pansées. Si elles ne le sont pas, elles causeront beaucoup de troubles à l’ordre démocratique européen.

Jusqu’où aller dans la reconnaissance des blessures ? Enormément de grandes oeuvres ont été construites sur de la violence. Peut-on encore les admirer ?

Tous ces grands monuments ont été construits pour l’éternité. Mais de ce fait, ils rappellent aux victimes la violence originelle sans laquelle ils n’existeraient pas. Et le problème est que ce sont toujours les faibles qui ont payé le prix le plus colossal. Il y a donc un travail politique et culturel à effectuer. Ce travail doit permettre d’assurer la médiation entre deux ordres totalement différents : d’un côté, l’ordre triomphaliste d’une violence sans limites ; de l’autre, l’ordre de la blessure.

Certains pays sont-ils parvenus à accomplir ce travail ?

A ma connaissance, aucun pays n’est encore parvenu à définitivement clore ce type de conflits. Certains s’y essaient. Et d’autres pas. L’Afrique du Sud, par exemple, est allée assez loin dans sa réflexion sur le sujet, ainsi qu’en marière de réparation. Elle reste pourtant confrontée à des difficultés et peine à parachever ce chantier. Mais le plus grave, c’est évidemment les pays qui sont dans le déni. Ce qui est le cas de nombreux Etats européens. C’est grave parce que c’est une manière de reproduire dans le présent les violences du passé. De ce fait, ces violences continuent à peser de manière structurelle sur le vécu des descendants des victimes.

Dans ce travail, quelle est la responsabilité de chaque acteur ? Le politique a sa part de responsabilité. Mais le risque existe aussi qu’il utilise l’histoire à ses propres fins…

Une diversité d’acteurs doit intervenir. Les historiens ont un rôle à jouer afin que l’on dispose des connaissances les plus exhaustives de ces pages d’histoire. Il est d’ailleurs impératif d’ouvrir l’accès à toutes les archives de la colonisation. La connaissance est absolument essentielle. Aucune démocratie ne peut prospérer dans l’ignorance. Car l’ignorance crée l’indifférence. Quant à la transmission du savoir, elle doit s’opérer par le système éducatif mais aussi à travers des mécanismes informels. Je pense notamment à la production artistique. Enfin, il est clair que l’Etat a un rôle central à jouer. L’ordre démocratique doit se saisir de ces questions.

Les demandes de pardon, parfois adressées par des dirigeants, vous semblent-elles constituer une voie heureuse ?

Personnellement, je ne crois pas beaucoup aux apologies. Le pardon ne veut rien dire sans la justice et sans des actes concrets de réparation.

Peut-on dire que la décolonisation n’est pas encore terminée ?

Elle a à peine commencé ! Mais c’est une aventure qui devrait être absolument stimulante. Je crois que l’approfondissement de la démocratie sera indissociable de la décolonisation. Ces deux phénomènes sont inextricables. Car la décolonisation, ce n’est pas seulement le fait de se positionner par rapport au passé ; c’est aussi prendre distance, parvenir à se décentrer de soi. Le retour du racisme, des nationalismes indique que nous sommes encore loin d’un tel horizon.

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