© RENAUD CALLEBAUT POUR LE VIF/L'EXPRESS

 » L’espèce humaine adore la hiérarchie, les différences de droit et de statut »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

L’écrivaine franco-canadienne a longtemps cru que la fiction permettait de modeler la réalité. Nancy Huston considère désormais que l’urgence est à l’action et au combat face à la question qui domine toutes les autres : le réchauffement de la planète. Elle soutient la désobéissance civile.

Comment voyez-vous le monde actuel ?

Je pense, malheureusement, que c’est la règle plutôt que l’exception dans l’histoire humaine. Nous sortons d’une période exceptionnelle, pas d’harmonie véritable, mais en tout cas de paix relative et d’optimisme pour l’avenir. Nous avons vécu avec des oeillères. Certaines puissances ont fait en sorte qu’on les garde le plus longtemps possible, sans s’inquiéter de rien, surtout pas du réchauffement de la Terre. Je fais partie de ceux, nombreux, qui sont tombés dans ce panneau-là et qui ont considéré les mouvements écolo dans les années 1970-1980 comme des doux rigolos. Je n’étais pas hostile, mais il y avait tellement de choses plus importantes à mes yeux. Aujourd’hui, je trouve que c’est bel et bien la question majeure. Nous avons raté le coche au moment des premiers signaux d’alarme lancés par les scientifiques. Et ce manichéisme va s’accentuer.

Nous avons besoin de nous battre, pas d’espérer.

Vous êtes pessimiste ?

Dans les moments de danger, tous les mauvais traits de l’espèce humaine prennent le dessus, malheureusement. C’est ce que je racontais déjà dans L’Espèce fabulatrice, en 2008. Nous sommes une espèce qui aime les fictions simples, du type nous contre eux. C’est le cas dans les films de Hollywood comme dans la politique, et pas seulement en ce qui concerne le président américain, Donald Trump. Nous adorons les destinées chaotiques avec une montée subite et une descente tout aussi rapide ; nous adorons la hiérarchie, les différences de droit et de statut ; nous adorons nous bagarrer… L’histoire humaine est faite de ces pulsions peu avouables. Beaucoup de gens se flattent d’être épris de liberté, mais, en réalité, la plupart ne souhaitent pas du tout être libres ; ils veulent, au contraire, qu’on leur dise ce qu’il faut penser, ce qu’ils doivent aimer, comment ils doivent s’habiller… C’est très difficile d’admettre que l’on a moins de liberté qu’on ne le croit.

Depuis Mai 68, c’est le marché qui a triomphé…

Oui, et cette liberté sexuelle qu’on revendiquait a nourri le marché des produits de beauté, de la mode, toutes ces industries qui se greffent sur nos instincts fondamentaux et nos besoins primaires. Depuis lors, on transforme nos addictions en délires. Il faut absolument que je vous mentionne cette citation de Nietzsche, reprise dans un récent documentaire signé Diego Governatori consacré à l’autisme, Quelle folie ! :  » La folie individuelle est rare, mais dans les collectivités, c’est la règle.  » Quand je regarde autour de moi, je me dis effectivement que nous sommes tous fous.

La vraie liberté ne consiste-t-elle pas à penser différemment et à prendre des chemins de traverse ?

Ces chemins de traverse, comme vous le dites très bien, sont les plus beaux, mais ce sont surtout les personnes privilégiées qui peuvent les emprunter. C’est assez nouveau pour moi de me rendre compte à quel point les expressions culturelles que nous valorisons, y compris le roman, sont des fleurons de l’industrie industrielle, du colonialisme, de l’esclavage… Aux pauvres, les récits pauvres ! L’écrivain israélien David Grossman peut faire un livre de 600 pages, Une femme fuyant l’annonce (Seuil, 2011), sur un garçon susceptible d’être tué dans une action à Gaza, mais qu’y a-t-il comme roman sur les vingt Palestiniens tués le même jour ? Il n’y en a pas… La fiction littéraire est un luxe. Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud, me disait déjà, il y a trente ans, qu’elle était réservée à une élite.

Place Royale, à Bruxelles, le 18 octobre dernier : Extinction Rebellion avait appelé à une occupation des jardins du Palais afin d'y tenir des débats citoyens sur la question climatique.
Place Royale, à Bruxelles, le 18 octobre dernier : Extinction Rebellion avait appelé à une occupation des jardins du Palais afin d’y tenir des débats citoyens sur la question climatique.© FREDERIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

Mais cette fiction littéraire permet de raconter le monde et de le façonner, non ?

Oui. L’écrivaine britannique Zadie Smith, auteure de Sourires de loup (Gallimard, 2001), disait récemment qu’il y a une forme de religion du roman. Elle ajoutait toutefois que cela peut donner l’impression, une fois entré en empathie avec un personnage de fiction, qu’on a vraiment fait quelque chose. En d’autres termes, on pourrait croire que les grands romanciers, en touchant un public, pourraient changer le monde. C’est du moins ce que je pensais au moment d’écrire L’Espèce fabulatrice

Vous ne le pensez plus aujourd’hui ?

Non. Zadie Smith ajoute qu’il ne suffit pas d’écrire et de lire des livres, il faut aussi agir. Voilà ce que je pense, moi aussi, aujourd’hui. Mon ami Mohamed Kacimi, l’écrivain algérien, a organisé un atelier d’écriture à Ramallah. Une participante lui racontait qu’à un checkpoint, un soldat israélien avait été extrêmement intraitable et dur à l’égard de ses enfants, en les empêchant de passer. Ils sont rentrés à la maison en larmes. Deux jours plus tard, son fils a eu un accident, il a été transporté à l’hôpital à Tel-Aviv et le chirurgien qui l’a opéré était précisément ce soldat. Il a eu une attitude très douce, presque paternelle, envers cet enfant. Quand la femme lui a demandé s’il se souvenait de l’incident précédent, il lui a répondu :  » Je me souviens, mais ce n’était pas moi.  » Kacimi a dit à cette femme qu’il fallait écrire cette histoire, en la racontant du point de vue du soldat, pour comprendre ce qui se passe dans la tête de quelqu’un si radicalement divisé. Elle a passé une nuit blanche et le lendemain, elle a quitté l’atelier d’écriture en lui lâchant :  » C’est très dangereux, ce que vous faites.  » Elle a raison : ce dont elle a besoin, c’est que l’occupation cesse, pas d’écrire une histoire…

Je suis favorable à la désobéissance civile. C’est, selon moi, une façon de se réapproprier la liberté dont on nous a privés.

Qu’est-ce qui fait que vous avez changé d’avis à ce point ?

J’ai changé de vie, de partenaire, de quartier… Je voyage, je regarde le monde. Un grand moment de basculement, pour moi, fut la visite des installations pétrolières dans le nord de ma province natale d’Alberta, au Canada. Je me suis soudain rendu compte de l’horreur de ce qui s’y passait. J’ai par ailleurs rencontré Cyril Dion, réalisateur du documentaire Demain, et nous nous sommes influencés l’un l’autre. Les événements climatiques extrêmes se précipitent, je lis énormément à ce sujet. Il y a des jours où je me dis que je vais me pendre sur la place publique et placer un panneau pour dire que les présidents Trump (Etats-Unis), Bolsonaro (Brésil) ou Trudeau (Canada) sont des criminels contre l’humanité en n’arrêtant pas de signer des contrats qui nous assassinent. Ma mort ne serait pas utile, bien sûr, mais nous avons besoin d’un électrochoc. Le décalage est de plus en plus grand entre les petites choses de la vie qui nous tiennent à coeur et le tableau global, qui est tellement intimidant.

Face à l’enjeu climatique, comment être solidaire ?

Les livres de Primo Levi, une des bribes de sagesse les plus éclairantes du xxe siècle, montrent combien les camarades d’infortune des camps pendant la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas solidaires. Confrontés à l’horreur absolue, on ne s’aide pas. C’est très décourageant. Mais, Romain Gary le pensait déjà, on ne va pas améliorer l’espèce humaine. Toutes les tentatives de construire un homme nouveau ont conduit à des catastrophes pires encore que nos approximations successives.

Où trouver l’espoir, alors ?

Contrairement à ce qu’on peut croire, il est tout à fait possible de vivre sans espoir. Cette notion paraît évidente et universelle, mais elle ne l’est pas. Ta-Nehisi Coates, auteur d’ Une colère noire (Autrement, 2016) – l’héritier de mon dieu littéraire, James Baldwin – dit qu’on a gavé les Noirs aux Etats-Unis avec cette notion totalement démobilisatrice. Nous avons besoin de nous battre, pas d’espérer.

Notre époque est-elle une époque de combats comme ce le fut pour vous dans les années 1960-1970 ?

Mes participations au combat féministe, par exemple, ont toujours été joyeuses à l’époque. Les journaux et revues pour lesquels je travaillais n’étaient pas doctrinaires, ni sévères. J’aime d’ailleurs ces mouvements de  » sorcières  » qui renaissent pour dénoncer le savoir féminin accaparé par les hommes. Maintenant que je suis vieille, je regarde en arrière et je vois les choses revenir différemment. Mais je trouve le monde actuel beaucoup plus sombre et je me rends compte qu’au fil du temps, on a dit beaucoup de conneries. Avec le mouvement de théorie littéraire, le structuralisme, il y avait l’idée que tout était culture, qu’il n’y avait pas de nature. Tout était  » mots « ,  » concepts « ,  » langage « , mais que de temps et d’énergie perdus à écrire des thèses, à organiser des colloques, des conférences… à l’infini. Cela aussi, c’est un travers de l’être humain. Aujourd’hui, nous sommes dans la collapsologie (NDLR : l’étude de l’effondrement possible de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder), on va bientôt donner des diplômes pour ceux qui en sont les spécialistes… Donc : il faut désespérer, joyeusement. Il y a tant de beauté dans la littérature, que cela me met en extase. Mais si cela sauvait le monde, cela se saurait. J’ai vraiment cru en son pouvoir, mais j’ai perdu la foi. Je fais la part des choses quand je vois qu’il y a tellement de violences, de turpitudes, d’horreurs…

Avons-nous perdu une part de notre humanité ?

Le mot  » humanité  » n’est pas un compliment, à mes yeux. Plein d’animaux ont de l’empathie. Or, ce qui caractérise l’humain, c’est précisément sa capacité à suspendre cette empathie. Nous sommes les seuls à penser que la fin justifie les moyens : nous pouvons exterminer volontairement toute une partie d’une population, appuyer sur un bouton pour lâcher une bombe, massacrer des animaux pour bouffer, nous masturber devant les images de femmes dont on sait pertinemment qu’elles souffrent… J’ai le projet d’un petit livre à ce sujet qui s’appellerait Leçons d’indifférence.

La question climatique n’engendre-t-elle pourtant pas beaucoup de belles énergies ?

Oui, elle engendre des hommes d’une nouvelle espèce qui cherchent des solutions, écoutent les femmes comme des égales et dépassent les rapports de hiérarchie… J’admire beaucoup le mouvement Extinction Rebellion. J’ai l’âge que j’ai et n’ai plus ce courage physique, les quelques fois où j’ai pris des gaz lacrymogènes, ces dernières années en manifestant à la Bastille, à Paris, j’ai trouvé ça très difficile. Mais j’admire beaucoup ces formes de résistance passive. Le fait que quelque chose soit légal n’est pas un argument en soi : tant d’Etats ont été érigés sur la base d’une illégalité abominable. Je suis favorable à la désobéissance civile. C’est, selon moi, une façon de se réapproprier la liberté dont on nous a privés.

Nancy Huston sera à Liège le 27 novembre pour une séance de dédicaces à la libraire Pax, de 16 à 18 heures, et une soirée-débat au Complexe ULiège Opéra, à 20 heures.

Bio express

1953 Née le 16 septembre à Calgary, au Canada.

1973 Arrivée en France pour étudier.

1981 Premier roman, Les Variations Goldberg (éd. Seuil).

1996Instruments des ténèbres (éd. Actes Sud), prix Goncourt des lycéens.

2006 Lignes de faille (éd. Actes Sud), prix Femina.

2008L’Espèce fabulatrice (éd. Actes Sud), essai sur l’importance de la fiction.

2019-2020Multiple-s, création théâtrale avec le danseur et chorégraphe Salia Sanou.

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