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L’Espagne peut-elle pardonner à ETA ?

Le mouvement séparatiste basque abandonne la lutte armée. Dans la région, il faudra réapprendre à vivre ensemble, sans oublier. D’anciens terroristes demandent pardon aux victimes de la bande armée. Un premier pas vers une réconciliation ?

Cette fois, c’est fini. Même mise en scène sur fond de hache et de serpent. Mêmes cagoules blanches sous bérets noirs. Même salut, poing levé… Jusqu’au bout, ETA aura joué la mise en scène paramilitaire. Mais la bande armée n’arrive pas à dissimuler sa défaite, au bout de quarante-trois ans de terrorisme. Jeudi 20 octobre, le communiqué est sans détour. Il n’y a plus ni trêve temporaire, ni revendication, ni chantage: « ETA a décidé l’arrêt définitif de son activité armée ». Les cagoulés parlent d’un « engagement clair ferme et définitif » et d’un « nouveau cycle » qui s’ouvre pour le Pays basque.

L’annonce n’a pas totalement surpris la classe politique espagnole, qui salue unanimement la victoire de la démocratie: « ETA, c’est terminé, confiait il y a quelques semaines un haut responsable de la lutte antiterroriste. Reste à savoir comment ils vont mettre en scène. » Avec à peine une cinquantaine de clandestins plus ou moins à la dérive, acculée dans ses derniers retranchements par la pression policière et judiciaire des deux côtés des Pyrénées, le mouvement cherchait la porte de sortie.

La chorégraphie finale est passée par l’organisation d’une grande « conférence de paix », convoquée à Saint-Sébastien le 17 octobre, sous les auspices de l’ex-secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, du médiateur sud-africain Brian Currin, et du leader du Sinn Féin en Irlande du Nord, Gerry Adams, venus lancer solennellement un appel à l’abandon des armes. Trois jours plus tard, le communiqué est tombé.

Malgré l’habillage, difficile de masquer la réalité : l’organisation clandestine met un terme à ses activités sans aucune contrepartie politique. Elle laisse en chemin 829 morts et plus de 2 000 blessés. Dans le communiqué, pas un mot sur les victimes et sur la souffrance causée.

Point de non-retour

« Pour moi, maintenant, l’important est de savoir comment ils vont le raconter et comment ils vont assumer leurs responsabilités, affirme le philosophe Fernando Savater, l’un des critiques les plus virulents d’ETA et fondateur du mouvement Basta Ya. Ici il n’y a pas eu de conflit armé, mais une bande de fous qui voulaient imposer leurs idées en terrorisant le reste de la société basque. »

La prudence est de rigueur : si ETA annonce l’abandon de la lutte armée, il n’est question dans le communiqué ni de dissolution, ni de vider les caches d’armes. Mais l’annonce du 20 octobre a été saluée par l’ensemble de la classe politique espagnole comme un point de non-retour. « C’est une victoire de la démocratie, de la loi et de la raison », selon les termes du chef du gouvernement sortant, José Luis Rodriguez Zapatero. « Et sans concession politique », ajoute le leader de l’opposition, Mariano Rajoy.

Jeune député socialiste, Eduardo Madina a perdu une jambe dans un attentat à la voiture piégée en 2002. « C’est fini, dit-il. On a réussi. Nous vivrons dans une société libre ». Pour lui et pour tous ceux qui, au Pays basque, vivaient sous la menace, encadrés de gardes du corps, une nouvelle vie commence. Pourtant, le plus difficile reste à faire : reconstruire la coexistence et rassembler la société basque…

Programme de médiation

Cet « après » a déjà commencé en coulisses. Un programme de médiation conçu afin de permettre aux terroristes de demander pardon aux victimes, a été lancé discrètement au printemps dernier par l’administration pénitentiaire, en collaboration avec le bureau d’attention aux victimes du Pays basque. Il ne s’agit pas d’un pardon institutionnel, signé en bas d’un formulaire, mais plutôt d’une demande personnelle, exprimée lors de rencontres en tête-à-tête.

Quatre sessions ont déjà été organisées, et six autres sont en préparation. Chacune place face à face un ex-terroriste d’ETA, qui purge sa peine pour assassinat, et le parent d’une victime d’attentat. « Les détenus participants n’en tirent aucun bénéfice pénitentiaire ni aucune contrepartie d’aucune sorte, précise Txema Urkijo, responsable du suivi du projet au sein du bureau d’attention aux victimes du Pays basque. Il faut que chacun soit capable de rencontrer l’autre. L’un est là pour demander pardon. L’autre est là pour recevoir cette demande, sans être obligé de l’accepter. »

Iñaki Garcia Arrizbalaga est de ceux qui ont accepté cet échange. Il avait 19 ans en 1980, quand son père, responsable de l’entreprise Telefónica au Pays basque, a été enlevé et exécuté d’une balle dans la nuque. Face à lui, pour la première fois, en mai dernier, l’un de ceux qui maniaient les armes pour ETA. Une rencontre difficile, a-t-il raconté ensuite dans le quotidien El Pais. Comment regarder l’autre ? Ils se saluent avec précaution. Ils buttent sur des silences. La conversation s’ouvre. Elle durera plus de deux heures. Iñaki raconte la vie de sa mère et de ses six frères et soeurs, qui implose ce jour-là. L’autre parle de la hiérarchie de la bande, de l’absence totale de critique interne et de la dynamique froide des assassinats. Il ne regarde pas la victime dans les yeux. Mais il explique aussi comment, plus tard, en prison, il a commencé à prendre conscience de ce qu’il avait fait.

« Pardonner est un acte strictement personnel, commente Iñaki Garcia. Une victime n’est pas obligée à pardonner. Mais je crois qu’un terroriste, lui, est obligé de reconnaître le mal qu’il a causé et de demander pardon. C’est une condition indispensable pour permettre la coexistence au Pays basque. »

Depuis sa révélation par El Païs, l’initiative a suscité une vive émotion.  » ETA a tué pendant plus de quarante ans rappelle Angeles Pedraza, présidente de l’Association victimes du terrorisme. Durant toutes ces années, aucune famille n’a riposté par la violence. Nous avons toujours demandé l’application de la loi. Et maintenant, il faudrait être généreux et leur pardonner pour soulager leurs consciences !  »

 » Pardon ? Mais quel pardon ?  » Pilar Elias rugit d’indignation. Son mari a été assassiné en 1980 par un commando constitué de jeunes d’Azkoitia, son propre village. « Depuis, je n’ai rencontré que de l’hostilité. Les familles des assassins continuent de penser que si leurs fils sont en prison, c’est de ma faute. Un comble ! »

Pas question d’extrapoler le programme de médiation à l’ensemble de la société basque, et encore moins de le rendre obligatoire. « C’est une démarche volontaire et individuelle », rappelle Txema Urkijo, qui voit là « un simple grain de sable apporté à un projet de réconciliation de la société basque ». D’autant que l’initiative est partie d’un petit collectif de prisonniers dissidents, qui a rompu la discipline de la bande armée et entamé son autocritique. La plupart des 700 ex-etarras sous les verrous dans des prisons françaises et espagnoles sont loin d’être dans le même état d’esprit.

Calcul cynique


Non seulement la lutte armée n’est plus efficace, mais elle gène le retour à la légalité des successeurs de Batasuna, le bras politique d’ETA. « Il ne faut pas confondre remords et stratégie, avertit Florencio Dominguez, directeur de l’agence Vasco presse. Pour ce bon connaisseur d’ETA, Si la mouvance indépendantiste se détache d’ETA, c’est « pour des raisons de pur calcul cynique, ne nous leurrons pas: Non seulement la lutte armée n’est plus efficace, mais elle gène le retour à la légalité des successeurs de Batasuna, le bras politique d’ETA ». « Le virage a été rentable électoralement : Bildu la nouvelle plateforme politique qui revendique l’indépendance du Pays basque par les moyens exclusivement politiques, a récolté 20% des suffrages au Pays Basque, aux dépens des nationalistes modérés du PNV, aux élections municipales de mai dernier.

« La société basque est en train de récompenser ceux ont justifié l’assassinat politique pendant tant d’années », constate amèrement Maité Pagazaurtundua, présidente de la fondation Victimes du terrorisme: « On est en train d’offrir une sortie par le haut, à ETA et ses compagnons de route, et de maquiller leur défaite pour leur éviter l’humiliation. » Et pendant qu’on ménage l’orgueil des terroristes, dit-elle, « on demande maintenant aux victimes d’assumer le poids du pardon, alors qu’elles ont affronté l’indifférence de toute une partie de la société basque pendant tant d’années ».

« Ce n’est pas parce qu’ETA disparaît que le passé doit être oublié, souligne Txema Urkijo. Il ne faut pas tourner la page sur plus de quarante ans d’assassinats, de violence, de racket et d’intimidations. Nous devons éviter de répéter l’amnésie qui a accompagné la transition espagnole vers la démocratie, à la fin du franquisme. Au contraire, c’est le moment d’avoir des exigences morales et de mener une révision critique du passé. Il faut cesser d’évoquer une responsabilité générique, et reconnaître les responsabilités individuelles. Aider la société basque à réfléchir, aussi, sur cette manière qu’elle a eue, pendant si longtemps, de tourner le dos aux victimes… » Le jour qui suivra la dissolution définitive d’ETA, il restera un combat moral à mener au Pays basque.

De notre correspondante à Madrid Cécile Thibaud

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