Jacques De Decker

« L’écrit d’un rescapé de Charlie Hebdo, « Le Lambeau » est un récit inclassable »

Il arrive, dans la marée des livres, que l’un d’entre eux se dresse, et s’impose d’emblée tel un phare, une adresse d’un homme à ses semblables d’une intensité inouïe. Il y a très peu d’ouvrages de cette dimension, ils sont le fruit d’un parfait alliage de l’artistique et de l’existentiel.

La Lettre au père de Kafka en est un exemple, ou Face aux ténèbres de Styron ou Le Métier de vivre de Cesare Pavese, à ceci près que dans ce cas-ci, nous sommes immédiatement concernés. Nous savons tous de quoi il est question, puisqu’il s’agit d’un événement culturel essentiel de notre époque, à savoir l’attentat fomenté aux cris de  » Allah Akbar  » au coeur même de la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015.

Notre siècle a été inauguré le 11 septembre de sa première année à Manhattan, et stigmatisé durablement quatorze ans plus tard dans le minuscule local de la rédaction de ce magazine satirique où se réunissaient, ce matin-là, quelques artistes et intellectuels français de première force et de grande notoriété. La preuve : une semaine plus tard, des centaines de milliers de marcheurs, menés par quelques chefs d’Etat, arpentaient le boulevard parisien mais aussi d’autres artères dans le monde pour donner libre cours à leur indignation.

Parmi les victimes de cet assassinat collectif, il y en avait un qui eut le bon réflexe de  » faire le mort « . Il voyait d’un oeil la cervelle de Bernard Maris, économiste hors pair, débordant du crâne de son camarade suite aux tirs de kalachnikov, sans savoir encore que tout le bas de son propre visage lui avait été arraché. En deux minutes, le carnage était consommé. Le garde du corps des journalistes y avait aussi laissé sa vie.

Une grande oeuvre littéraire inclassable, à la fois romanesque, méditative, poétique, philosophique de très haut vol

Suivrait alors, pour Philippe Lançon, un martyre de dix-sept opérations, sous protection rapprochée de deux agents de sécurité, et mené par un corps médical exemplaire, sous la direction de Chloé, médecin chef qui entre par son ouvrage dans la légende de la profession médicale. C’est cette reconstitution-là que nous raconte Le Lambeau, sur plus de cinq cents pages qui font une grande oeuvre littéraire inclassable, à la fois romanesque, méditative, poétique, philosophique de très haut vol. Lançon est pétri de littérature, mais au meilleur sens du terme. Son élégance, sa simplicité, son humour, son immense et modeste courage, établissent avec le lecteur une relation de fraternité rarement atteinte. En d’autres termes, on est aux antipodes de la  » littérature du moi  » à la Madame Angot. On ne les verra jamais ensemble à la veillée de Ruquier : il a d’ailleurs intérêt à continuer de se coucher de bonne heure…

Devant un tel accomplissement, ceux qui croient encore à la littérature ne peuvent que pousser un grand soupir de soulagement : seule l’écriture, pratiquée avec autant d’exigence que d’hospitalité, peut affronter les grandes questions de nos temps angoissants. Ce livre sera bientôt entre toutes les mains, et ce sera justice, parce que ce Lambeau rayonne comme un flambeau.

Le Lambeau, par Philippe Lançon, Gallimard, 510 p.

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