Des civils fuient la ville de Ras Al-Aïn, dans le nord-est de la Syrie, bombardée par l'aviation turque, le 9 octobre. © r. saïd/reuters

Jusqu’où va mener l’obsession kurde d’Erdogan ? Décryptage des conséquences possibles du conflit

Le Vif

L’offensive lancée par la Turquie dans le nord de la Syrie révèle les limites de la stratégie des Kurdes. L’universitaire Gilles Dorronsoro décrypte les conséquences du conflit.

Il faudra un jour se pencher sur les noms de code ô combien paradoxaux des offensives militaires aéroterrestres transfrontalières. Après  » Bouclier de l’Euphrate  » (août 2016), puis  » Rameau d’olivier  » (janvier 2018), la Turquie de Recep Tayyip Erdogan a lancé, le 9 octobre,  » Source de paix « . Tout sauf une surprise. Sourd aux menaces de rétorsion et aux objurgations plus ou moins sincères, Ankara tient à se tailler dans un premier temps une  » zone de sécurité  » d’environ 120 kilomètres de longueur sur 30 de profondeur. Par la même occasion, il aura réussi à précipiter le retour du régime de Bachar al-Assad dans cette région. Quatre jours après le début de l’offensive turque, les miliciens kurdes ont conclu un accord avec le régime syrien, prélude au déploiement de l’armée de Damas dans le nord de la Syrie. Pour les Kurdes, fils et filles d’un peuple sans patrie si fragmenté et tant trahi, et dont le concours fut décisif à l’heure du démembrement du groupe Etat islamique, s’ouvre ainsi l’énième épisode d’une longue malédiction. Malédiction amplifiée par les errements de ses leaders. Professeur de science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, cofondateur de l’European Journal of Turkish Studies, Gilles Dorronsoro porte sur ce conflit un regard incisif.

Le 10 octobre, des villageois kurdes et arabes se réfugient dans la ville de Tel Tamer. Quatre jours plus tard, l'ONU dénombrait au moins 160 000 déplacés.
Le 10 octobre, des villageois kurdes et arabes se réfugient dans la ville de Tel Tamer. Quatre jours plus tard, l’ONU dénombrait au moins 160 000 déplacés.© d. soulEiman/afp

Pourquoi le président turc, Recep Tayyip Erdogan, déclenche-t-il en ce début d’automne cette nouvelle offensive en territoire syrien ?

La stratégie d’Ankara est claire et constante. Elle vise d’une part à instaurer un espace où installer les réfugiés syriens hébergés sur son sol, d’autre part à créer une zone tampon afin de prévenir toute incursion des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – scénario désormais entravé par l’érection d’un mur frontalier -, mais aussi la réapparition d’une base arrière sécessionniste. Les Turcs étaient donc prêts. En ordonnant le retrait des forces spéciales américaines, Donald Trump leur a donné le feu vert attendu. Autre facteur décisif : la montée patente au sein de l’opinion turque du sentiment antisyrien, né de l’irruption de plus de 3 millions de réfugiés. Pour Erdogan, bête politique hors norme, leur renvoi présente en outre l’avantage de modifier les équilibres démographiques sur son flanc sud au détriment des Kurdes. Lesquels n’ont d’ailleurs jamais été majoritaires dans le nord de la Syrie. L’opposition turque, elle, se trouve coincée, contrainte de se rallier à la posture du pouvoir sous peine de procès en complicité avec les  » terroristes « .

L’objectif prêté à Ankara, à savoir le  » rapatriement  » de deux millions de Syriens, vous paraît-il réaliste ?

Sauf à ouvrir d’immenses camps, je vois mal comment on pourrait installer une telle cohorte sur un territoire restreint, guère viable matériellement. La création de villages ex nihilo serait extrêmement coûteuse. Tout dépendra de la ligne choisie par la communauté internationale : serait-elle disposée à financer ce retour massif, et à quelle hauteur ?

Faut-il prendre au sérieux la menace turque de refouler vers l’Europe 3,6 millions de réfugiés syriens ?

Ankara n’a pas intérêt à agir ainsi, au risque de dégrader encore ses relations avec l’Union européenne et de susciter des représailles économiques et financières. De son côté, l’UE ne gagnerait rien, dans un contexte mondial très volatil, à aggraver la récession turque. Washington, pour sa part, se moque du sort des déracinés syriens. Le credo de Trump ?  » L’Europe paiera.  » Même si elle a déjà beaucoup payé pour que la Turquie les retienne.

Qu’en est-il du péril redouté d’une résurgence de l’Etat islamique, corollaire de la dispersion de djihadistes jusqu’alors détenus par les Kurdes ?

Attaquées sur le front nord, les Forces démocratiques syriennes (FDS) – coalition arabo-kurde dominée par les Unités de protection du peuple, ou YPG – se sont vu contraintes de dégarnir, sinon d’évacuer, des secteurs arabophones, tel celui de Raqqa. Dès lors, deux hypothèses s’imposaient : le chaos ou une avancée des troupes de Bachar el-Assad. On peut s’attendre, comme en Irak, à un renforcement de Daech. Mais ni au rétablissement du califat ni à l’afflux vers l’Europe de centaines de combattants aguerris. C’est à l’échelon local que l’impact sera le plus palpable.

Le président Recep Tayyip Erdogan, résolu à instaurer un glacis au sud de son pays, reste sourd aux injonctions occidentales.
Le président Recep Tayyip Erdogan, résolu à instaurer un glacis au sud de son pays, reste sourd aux injonctions occidentales.© a. altan/afp

L’offre de médiation entre Turcs et Kurdes venue de Washington a-t-elle la moindre chance d’aboutir ?

Aucune. Bien moins en tout cas que les tentatives russes de forger un deal entre les Kurdes et Bachar al-Assad, comme on l’a vu. Ce qui se joue sous nos yeux, c’est l’évacuation de tous les acteurs non étatiques du septentrion syrien. Lequel semble promis à cette alternative : devenir un protectorat turc ou repasser sous la coupe de Damas. En clair, la seule issue pour la nébuleuse PKK, c’est la réconciliation avec le régime syrien. A défaut resteraient la dispersion et le regroupement côté irakien.

Les forces kurdes, dépourvues de couverture aérienne, peuvent-elles enrayer l’offensive en cours ?

Non. Pour des raisons qui tiennent notamment à la topographie, leur territoire, plat comme la main, est indéfendable. Militairement, l’affaire est pliée. Songez en outre que le bastion kurde d’Afrine, pourtant plus difficile d’accès, est tombé en mars 2018 aux mains des Turcs sans un frisson. D’autant que le PKK, peu désireux de sacrifier ses combattants, s’est alors borné à ralentir la progression de l’armée de Damas. Sans doute agira-t-il de même cette fois. A quoi bon envoyer 2 000 gars à la mort ? Mieux vaut les exfiltrer vers le nord de l’Irak. Ajoutons que la minorité turkmène pourrait sans doute s’accommoder de la tutelle du  » parrain  » turc.

Que peut-il advenir des FDS à brève échéance ?

Cette alliance s’apparente davantage à un bric-à-brac qu’à un bloc homogène soudé par un dessein politique commun. Ses volontaires arabes peuvent très bien rallier demain Ankara ou Assad. Quant à la mouvance PKK, elle voit se fermer un à un tous les espaces propices à la lutte armée, verrouillés en Europe, en Syrie, en Irak et en Iran. Ce qui résulte d’erreurs stratégiques majeures. A commencer par cette confiance aveugle accordée dès la décennie 1970 aux Etats-Unis, enclins, comme Damas, à instrumentaliser la cause kurde au nom d’intérêts ponctuels. Cette fois, la bourde fatale fut de collaborer avec le régime d’Assad à l’heure de la chute d’Alep ou d’Afrine. Un choix stupide : en lâchant ainsi l’insurrection, le PKK s’est privé de son seul vecteur d’influence sur le réel. Et il s’est aliéné nombre de Syriens, kurdes ou non, à commencer par les acteurs de l’insurrection anti- Assad de 2011, parfois persécutés par ses sbires. Obsédés par la Turquie, les leaders du Parti sont incapables de penser et de comprendre les interactions internationales. Ce travers vient de loin. Pour preuve, le pacte scellé jadis par Abdullah Öcalan – le gourou vénéré du PKK, emprisonné sur une île turque de la mer de Marmara depuis vingt ans- et Hafez al-Assad. Le marché offert par le père de Bachar tenait en une formule :  » Je te laisse opérer de chez moi contre l’Etat turc et recruter ici. En échange, tu m’aides à réprimer mes Kurdes.  »

Voyez-vous dans le Rojava, cette entité kurde autonome apparue à la faveur de la débâcle initiale du régime baasiste syrien, un mythe ou une réalité politique ?

Avant tout un piège à cons pour gauchistes occidentaux. Certes, le PKK a assumé la gestion de régions pacifiées, y compris celles peuplées par des non-Kurdes, instaurant par exemple des conseils locaux. De là à magnifier une formidable expérience démocratique ou l’éclosion d’un modèle révolutionnaire alternatif… Gare à l’arnaque. Soyons sérieux : le PKK a toujours été et demeure un mouvement autoritaire, enclin à tout verrouiller. Cela posé, il est vrai que l’effondrement du communisme soviétique lui a dicté, à l’orée de ce millénaire, une inflexion idéologique, qu’il s’agisse du rôle dévolu aux femmes ou de l’impératif écologique. Mais jamais cette évolution n’a amoindri le contrôle politique de l’appareil.

Par Vincent Hugeux.

Kurdes : une quête vaine et cruelle

Un dilemme perpétuel. Dispersés dans quatre pays – Turquie, Syrie, Irak, Iran -, les Kurdes seraient-ils condamnés, jusqu’à la fin des temps, à choisir entre le sacrifice et la reddition, à godiller entre serments trahis et folles espérances ? Pour ceux de Syrie, le ciel se couvre. Et pas seulement parce que les chasseurs-bombardiers turcs le sillonnent et que d’épais panaches de fumée noire, rançon du pilonnage infligé par le voisin du nord, obscurcissent l’horizon.Soyons clairs. Quelle que soit la bravoure de leurs combattants, les Unités de protection du peuple (YPG), affaiblies par le retrait des forces spéciales américaines, n’ont aucune chance d’enrayer durablement l’avancée du corps expéditionnaire qu’a dépêché le sultan Erdogan ; d’autant que ce dernier peut miser sur le concours des 18 000 hommes de l’armée nationale syrienne, attelage rebelle financé, équipé et entraîné par Ankara, mais aussi sur un allié précieux : la topographie. Dépourvus de couverture aérienne, les Kurdes syriens doivent lutter en terrain plat et découvert. Un champ de bataille bien moins propice aux embuscades et aux retraites tactiques que celui, escarpé et piégeux, que connaissent sur le bout des rangers les cousins d’Irak du Nord. Les pôles urbains ? La plupart jouxtent la frontière turque, ce qui à l’évidence complique leur défense. Patriotes sans patrie, les fils d’Afrine et de Kobané paient au prix fort le cynisme de leurs mentors occidentaux, hier ravis de sous-traiter auprès d’alliés aguerris la mise au pas meurtrière de Daech, mais aussi les calculs hasardeux de leurs chefs, qu’ils procèdent de la candeur ou de la cécité. Si souvent acculés et livrés à eux-mêmes, les Kurdes ont maintes fois cherché le salut dans des pactes faustiens scellés ici avec les Assad père et fils, là avec le défunt Saddam Hussein. Si trompeuse soit-elle, la martingale a de l’avenir : dix mois après l’échec de pourparlers orchestrés par Moscou, voici que Damas attire sous sa férule ses  » enfants égarés « . Pour un peu, on oublierait combien le baasisme syrien aura, des décennies durant, étouffé, bâillonné et pillé cette prétendue descendance, qui ne sait plus à quel saint ni à quel démon se vouer.

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