Franklin Dehousse

Jusqu’où l’Europe peut-elle commercer avec les dictatures ?

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Le recours massif à Huawei, entreprise chinoise, pour implanter les réseaux mobiles 5G en Europe provoque comme souvent de grands débats, mais pas de décision claire. Les interrogations sont justifiées.

Le rôle central de la 5G dans l’Internet des objets rendra son contrôle sur les Etats et les personnes beaucoup plus profond. Huawei, entreprise très dynamique, est aussi dépendante du gouvernement chinois. De façon révélatrice, elle a intenté une plainte en justice, en France, contre une chercheuse pour avoir justifié cette évidence. On ne peut mieux prouver la volonté de nier toute liberté de pensée et d’expression (imagine-t-on Google attaquant un universitaire affirmant qu’elle se trouve sous contrôle du gouvernement américain ?). On notera le silence des autorités européennes sur cette action inacceptable, dans un domaine de recherche prioritaire (le président du Conseil européen, prudemment, préfère consacrer ses tweets à son nouveau-né).

De son côté, le gouvernement chinois multiplie les actions répressives depuis 2013. Interdictions accrues sur l’Internet, intimidations des avocats, séquestrations, enlèvements à l’étranger… La surveillance électronique totale de toute la province (musulmane) du Xinjiang et l’incarcération d’un million de personnes (au moins) en  » camp de rééducation  » en sont les symboles les plus brutaux. Le progrès économique et éducatif de la Chine est admirable. Toutefois, en même temps, le régime n’a jamais été aussi opaque, kleptocratique et brutal depuis Mao (massacreur redevenu symboliquement une idole). Xi Jinping constitue une régression considérable, hélas, par rapport aux réformes progressives de Deng, Jiang Zemin et Hu Jintao.

Toutefois, la question ne se pose pas que pour la Chine. Entre 1945 et 1990, les démocraties occidentales n’ont pas libéralisé le commerce à n’importe quel prix. A partir de 1990, cette limitation a disparu. En 1995, par exemple, l’Union européenne exigeait des réformes démocratiques de la Turquie pour conclure une union douanière. Maintenant, la Turquie a sombré dans un nouveau despotisme… et les Européens cherchent à renforcer cette union douanière. Malgré les beaux discours, l’exportation s’est en réalité substituée à la démocratie comme la valeur fondamentale de l’Europe.

L’explosion numérique aggrave encore cette tension. De plus en plus, l’activité repose sur les services et les données numériques des individus (ou des services publics essentiels). Il devient difficile d’en développer le commerce avec des Etats qui nient les libertés individuelles et la démocratie. En outre, cela facilite les attaques électroniques contre les démocraties (voir, à titre d’exemple, les déstabilisations provoquées par la Russie en Ukraine, aux Pays-Bas, et aux Etats-Unis en 2016).

La nouvelle Commission européenne d’Ursula von der Leyen se targue d’être  » géopolitique « . Néanmoins, elle poursuit une promotion quasi religieuse du commerce avec les autres régions du monde, sans examiner sérieusement la montée de toutes ces menaces graves. A un moment, il faudra choisir. Le dilemme au sujet de Huawei ne constitue que la partie émergente d’un iceberg massif pour le commerce international.

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