Joseph Yacoub, professeur honoraire à l'université catholique de Lyon. © DR

Joseph Yacoub : « Les chrétiens d’Orient sont aussi porteurs de civilisation »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour Joseph Yacoub, qui publie Le Moyen-Orient syriaque, ils sont bien plus que les rites auxquels on les réduit. La faute à la conquête islamique qui a imposé l’idée, impropre, d’un monde arabo-musulman.

L’Institut du monde arabe, à Paris, a lancé récemment une collection d’ouvrages, Araborama, dont la première livraison ose la question : Le monde arabe existe-t-il (encore) ? (Seuil, 288 p.). Dans son dernier livre, Le Moyen-Orient syriaque (1), Joseph Yacoub, spécialiste des chrétiens d’Orient et, en particulier, des Syriaques (peuple antique parlant l’araméen, la langue du Christ), va plus loin et rappelle tout ce que le monde arabo-musulman doit aux civilisations antérieures à la domination islamique. L’appellation  » monde arabo-musulman  » serait-elle usurpée ? Rencontre.

Les Orientaux vivent dans une quête permanente de sens. La foi fait partie de leur vie de tous les jours.

Vous expliquez dans votre livre que l’appellation  » monde arabo-musulman  » est impropre et qu’il serait préférable de parler de monde arabo-musulman et chrétien-syriaque… Pourquoi ?

La formule  » monde arabo-musulman  » n’est pas historiquement et culturellement correcte parce qu’elle cache des strates de civilisations, d’identités, de religions, de langues qui ont précédé la conquête arabe. Des strates qui ont contribué à la civilisation dite arabo-musulmane. Parler de cette région sous cette appellation porte ombrage à des pans entiers de civilisations. Une des conséquences est que lorsque l’on parle des chrétiens d’Orient aujourd’hui, on oublie trop souvent qu’ils sont aussi porteurs de cette civilisation. On les réduits à des rites alors qu’ils sont bien plus que cela. Ils sont porteurs d’une culture, la civilisation syriaque. Or, cette histoire a été complètement enfouie.

Vous écrivez que la religion est un des aspects de la civilisation syriaque mais pas sa matrice. Qu’entendez-vous par là ?

Le terme  » chrétiens d’Orient  » est réducteur. Il réduit ces communautés au seul aspect religieux et cache d’autres dimensions de cette identité. La religion est une de ses composantes, ce n’est pas sa matrice. La civilisation syriaque a produit de grands philosophes, des penseurs, y compris en science politique, des théologiens, et une langue qui a 3 000 ans d’histoire. Elle a influencé le vocable arabe. Certains termes du Coran ou de la tradition musulmane primitive sont difficiles à saisir si on ne connaît pas le syriaque. C’est bien plus la langue qui est la matrice de la civilisation syriaque parce qu’elle porte une vision du monde. Dans celle-ci, la religion a sa place comme un élément parmi d’autres. L’héritage de la civilisation syriaque n’est donc pas que religieux ; il est aussi profane et séculier.

Le Moyen-Orient syriaque, la face méconnue des chrétiens d'Orient, par Joseph Yacoub, Salvator, 278 p.
Le Moyen-Orient syriaque, la face méconnue des chrétiens d’Orient, par Joseph Yacoub, Salvator, 278 p.

Si on retrouve des traces de syriaque en Chine ou en Inde, n’est-ce cependant pas par l’entremise des missionnaires ?

La tradition syriaque n’a pas vécu le phénomène que la culture occidentale a connu à partir du xvie siècle, à savoir la séparation entre la foi et la raison. Elle n’a pas connu cette distinction qui a conduit à une distanciation des deux éléments. Foi et raison sont donc toujours liées. Les missionnaires ont propagé le message de la religion parce qu’ils croyaient à son universalité. Ils avaient une vision de l’homme qui dépassait largement leur nationalité.

L’absence de rupture entre la foi et la raison dans la civilisation moyen-orientale n’explique-t-elle pas les incompréhensions actuelles ? Autrement dit, en Occident, cette rupture a permis la laïcité, encore impensable aujourd’hui au Moyen-Orient…

Oui. C’est le cas dans les traditions moyen-orientales de manière générale. Les comportements sont différents chez les Occidentaux. Les Orientaux vivent dans une quête permanente de sens, une espérance, une convivialité au départ des traditions, même si je ne prétends pas que ces valeurs sont absentes en Occident. La foi fait partie de leur vie de tous les jours. La rupture du xvie siècle, qui sacre le début de la Renaissance, a engendré en Occident le phénomène de la sécularisation : laissons les affaires de ce monde au monde et traitons-les objectivement grâce à l’apport des sciences sociales. Cela a conduit ensuite à sa traduction politique et civique, la laïcité. C’est une critique que l’on peut adresser au Moyen-Orient. Il y a certes eu des bribes de cette pensée mais elle n’a pas été poussée plus avant. Parfois, la foi musulmane a empêché de la faire progresser. Mais je suis persuadé que si les chrétiens avaient été amenés à gouverner le Moyen-Orient, ils auraient agi de la même façon. Dans leur pensée, il n’y a pas davantage d’idée de rupture entre la foi et la raison. Elle mériterait pourtant d’être approfondie sur le plan intellectuel en espérant qu’elle produise une pensée séculière et ensuite laïque mais sans suivre forcément l’Occident. Il peut y avoir d’autres formes de laïcité qu’une laïcité si catégorique.

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