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Jordi Savall : « Plus une société est matérialiste, plus les relations humaines se détériorent »

Le Vif

Il a joué devant les réfugiés de Calais. Son projet Orient-Occident rapproche des musiciens d’Europe et du Moyen-Orient… Tel est le chef d’orchestre espagnol Jordi Savall, passionné par le métissage musical et épris de dialogue interculturel. Rencontre avec un humaniste.

Quels sont les problèmes du monde d’aujourd’hui ?

Nous vivons un moment où l’hégémonie des forces économiques et de la finance mondiale détermine tout ce qui se passe dans notre vie, et même dans les choses publiques. C’est désormais devenu une question de civilisation : maintenant, tout doit être chiffré, rentable et, finalement, sans aucune humanité. Alors, que faire ? On ne peut échapper à la mondialisation, on doit en revanche émettre certaines conditions, trouver le moyen de répondre aux gens qui en souffrent le plus.

Comment agir ? A quel niveau ?

Au plan national et européen, déjà. Nos institutions ne sont pas assez démocratiques, et j’estime que les Européens devraient être plus souvent consultés. Il faudrait un Parlement qui ne soit pas purement consultatif, un Parlement qui permettrait aux Européens d’élire, symboliquement, leur président. Je travaille sur un projet de livre-disque, qui a pour objet l’histoire du Saint-Empire romain. Cela m’a amené à m’interroger. Qui se souvient que, de 800 à 1806, un tel Empire a existé en Europe ? Pendant mille ans, les principaux pays d’Europe étaient unis, choisissaient un des rois comme empereur. Ils avaient les mêmes lois et, en 1500, ont décrété la paix perpétuelle parmi les pays d’Europe. Les seules guerres qu’il y ait eu à l’époque étaient les guerres de religion. Charles Quint a abdiqué quand il a su qu’il ne pouvait plus maintenir la paix dans l’Empire… Aujourd’hui, les citoyens d’Europe pourraient s’unir et voter afin d’élire un représentant des volontés de tous les pays : chacun se sentirait plus engagé.

Et en Espagne, quelle est la situation, actuellement ?

Catastrophique, car le Parti populaire (NDLR : le parti de Mariano Rajoy, l’actuel président du gouvernement) est submergé par la corruption. En outre, de nombreux conflits voient le jour avec la Catalogne car il n’existe pas vraiment de dialogue. Or, la recherche d’une plus grande responsabilité des régions qui ont joué un grand rôle historique, comme la Catalogne, ou qui ont une culture très différente, comme le Pays basque, est à mon sens légitime. Cela dit, je ne pense pas qu’il y ait de risque de séparatisme. La majorité des Catalans ne veut pas l’indépendance politique. Mais nous avons besoin d’une indépendance culturelle et d’une reconnaissance. Sinon, à terme, nous perdrons notre langue et notre identité.

Etes-vous catalan ou espagnol ?

Eh bien, je suis moitié catalan, moitié valencien, et je me sens aussi bien chez moi à Séville qu’à Tolède ou à Barcelone !

Vous jouez souvent avec des musiciens de toutes origines. Ce dialogue interculturel que vous défendez peut-il apporter la paix ?

Il me semble important de réfléchir à ce que représente la paix. Quand on pense à l’arsenal nucléaire mondial, à ce potentiel de destruction, il y a de quoi frémir : l’humanité peut disparaître en quelques secondes. Je comprends qu’il faille prévoir les dérives de certains régimes, mais pourquoi ne pas confier cette mission à une armée réunissant plusieurs pays ? Par ailleurs, le danger ne vient plus d’un Etat en particulier, mais relèverait plutôt du terrorisme, contre lequel les moyens conventionnels ne peuvent rien… Le grand problème, aujourd’hui comme hier, est que nous vivons dans une culture de la guerre, alors qu’il faudrait une culture de la paix.

Jordi Savall devant les réfugiés de Calais en avril 2016 : ne sommes-nous pas capables de prendre nos responsabilités ?
Jordi Savall devant les réfugiés de Calais en avril 2016 : ne sommes-nous pas capables de prendre nos responsabilités ?© PHILIPPE DE POULPIQUET/BELGAIMAGE

En avril 2016, vous avez joué dans la tristement célèbre  » jungle  » de Calais. Pourquoi ?

J’y suis allé car on ne peut pas fermer les yeux sur ces choses-là. C’était terrible. Choquant. Le principe d’accueillir un réfugié est pourtant fondamental, et je ne comprends pas qu’aujourd’hui, avec les richesses et les moyens que nous avons, nous ne soyons pas capables de prendre nos responsabilités et de mieux nous organiser. Quand je me suis rendu à Vasilika, un autre camp en Grèce, ces êtres fuyant la guerre et la misère étaient là, enfermés dans un espace sans espoir… Nous dépensons des millions pour organiser des matchs de football et nous n’arrivons pas à accueillir ces gens. C’est vraiment tragique. Un jour ou l’autre, il faudra prendre conscience que nous agissons comme des barbares.

La musique est-elle de quelque utilité dans de telles situations ?

Pourquoi un peuple comme le peuple juif espagnol a-t-il chanté tous les jours, pendant cinq cents ans, ce que l’on appelle la musique séfarade ? Pourquoi le peuple arménien, qui a tant souffert, possède-t-il une musique d’une douceur et d’une beauté incroyables ? Pourquoi les Irlandais, qui mouraient de faim, jouaient-ils à la fin d’une dure journée de travail ? Pour continuer à vivre, pour croire en la vie.

La musique peut-elle changer le monde ?

D’une manière générale, dans les sociétés dans lesquelles nous vivons, la seule chance d’améliorer le quotidien, de préparer l’avenir, est d’être solidaires, dans tous les domaines : familial, social, écologique, éducatif, économique… Nous sommes trop habitués à penser que c’est  » en haut  » que les problèmes se résolvent. Quand vous allez en Colombie – voilà un pays qui doit affronter de terribles choses -, il existe un contact avec les gens qui est merveilleux. L’insupportable devient supportable. En fait, plus une société est sophistiquée, développée et matérialiste, plus les relations humaines se détériorent, et plus la vie devient insupportable, et celle de ceux qui sont démunis devient une tragédie. Le niveau de vie aux Etats-Unis par rapport à celui de la France n’est pas comparable. Mais si vous avez le malheur d’être pauvre, vous tombez dans le Moyen Age, la vie devient impossible. Les sociétés latines, tout de même, me semblent plus humaines.

Nous vivons dans une culture de la guerre, alors qu’il faudrait une culture de la paix »

On a parfois l’impression que vos concerts sont vécus comme des célébrations…

Je ne sais pas. Ecouter une oeuvre de Jean-Sébastien Bach, par exemple, permet effectivement d’atteindre une dimension spirituelle très élevée, même pour quelqu’un qui n’est pas croyant. Nous, interprètes, transmettons alors un message très proche de la foi. Ces musiques – elles sont si bien construites ! – vous enveloppent comme un châle, elles envoûtent et parlent directement à l’âme. En même temps, il ne faut pas oublier que certaines ont servi à justifier des actes atroces. Pendant que vous écoutez la musique sublime de Tomás Luis de Victoria (NDLR : 1548 – 1611), d’une certaine manière, l’Inquisition continue à brûler, à tuer et à torturer. Aujourd’hui, si l’on ne voit que le côté esthétique et que l’on oublie le contexte historique, on risque de garder une vision déformée des choses : il ne faut surtout pas être amnésique !

Ne peut-on pas séparer l’art de la morale ?

Je pense que chaque concert doit nous élever au contact de la beauté, mais aussi nous faire réfléchir. Autrement, on se déshumanise, et c’est pour cela que, à côté de concerts touchant un public privilégié, je m’engage dans des projets artistiques plus sociaux et humanitaires. Mon dernier livre-disque, par exemple, Les Routes de l’esclavage (1), est une réflexion historique sur la traite de 30 millions d’humains qui, pendant trois siècles, ont enrichi l’Europe grâce à leur travail forcé.

Vos différents projets de dialogue interculturel tentent de maintenir des ponts entre l’Orient et l’Occident. L’actualité n’a-t-elle pas tendance, jour après jour, à les détruire ?

Le pire serait évidemment un choc des civilisations, une incompréhension et un enfermement dans sa propre culture. Pour entretenir une relation, il faut savoir se donner, accepter l’autre. Etablir un lien avec l’inconnu suppose de se laisser interpeller par autrui, accepter une certaine fragilité, abandonner sa position privilégiée. Or, pendant des siècles, le monde occidental a été convaincu de détenir la seule et unique vérité, d’évoluer dans la civilisation la plus brillante. La tolérance, avec ce que cela peut sous-entendre de condescendance, était le signe le plus fort d’ouverture et de générosité. Cependant, les oppositions demeurent, et nous les avons ressenties lors de nos projets réunissant des musiciens de divers horizons, de pays que la politique divisait. Avec notre projet  » Orient-Occident « , regroupant des musiciens d’Europe et du Moyen-Orient, la tension était palpable, lors des premières répétitions. Nous avons ensuite été surpris par des Israéliens et des Palestiniens s’amusant à chanter ensemble les mêmes chansons pendant les pauses de nos séances de travail. Rien ni personne ne les y obligeait. C’est là la force de la musique : elle peut apporter la paix, car elle oblige à dialoguer et à se respecter.

N’assiste-t-on pas pourtant à la montée des communautarismes ?

Le sens commun dirait qu’il faut accepter de s’adapter à la culture et aux coutumes du pays dans lequel on vit sans pour cela, bien évidemment, renier ses origines. Tout est question de mesure et de limite. Le principal obstacle à l’harmonie collective est le fanatisme, cette maladie qui touche ou a touché toutes les religions. On sait pourtant aujourd’hui que la vérité absolue n’existe pas et qu’elle n’appartient pas plus à une religion qu’à une autre. La science a montré la relativité des choses. Mais cela n’a pas encore été accepté, même à Rome. La véritable religion n’a d’ailleurs pas besoin de cardinal ni de pape.

(1) Les Routes de l’esclavage (2 CD + DVD, paru chez Alia Vox).

Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt.

Bio Express

1941 : Naissance le 1er août à Igualada, en Catalogne.

1974 : Fonde l’ensemble Hespèrion XXI.

1976 : Enregistre son premier disque consacré au compositeur Marin Marais. 1987 : Crée la Capella Reial de Catalunya puis le Concert des nations.

1991 : Interprète et dirige la bande originale du film Tous les matins du monde, d’Alain Corneau.

2006 : Parution de l’album Orient-Occident.

2013 : Orient-Occident II -Hommage à la Syrie.

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