Joaquin Phoenix incarne le Joker dans le film de Todd Phillips. Oscar en vue ? © Niko Tavernise 2018 Warner Bros. Entertainment Inc.

« Joker », le film symbole du déclassement social ?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Déjà propulsé comme film le plus rentable de tous les temps dans sa catégorie, le Joker de Todd Phillips raconte peut-être mieux que quiconque l’angoisse universelle du déclassement social. Parce qu’il poserait à tous les vraies questions de la vie avec une effrayante fatalité. Au point d’ouvrir la voie vers un cinéma d’un genre nouveau ?

 » Is it just me, or is it getting crazier out there ?  » Face à une assistante sociale tout aussi perplexe, Arthur Fleck, interprété par Joaquin Phoenix, s’interroge sur la folie qui gagne peu à peu la ville de Gotham. Celle des marginaux car marginalisés, des laissés-pour-compte accablés par les puissants, des incompris roués de coups parce qu’ils agissent ou vivent en dehors des normes, par fatalité plus que par choix. A l’image du rire incontrôlable du personnage, un symptôme du syndrome pseudo-bulbaire dont il souffre depuis un traumatisme, qui incommode ou irrite autour de lui. Moqué, conspué, nié, sa seule échappatoire pour exister réellement, aux yeux d’une société malade, passera par une embardée meurtrière sous les traits d’un clown qu’il n’avait jamais choisi d’être jusque-là, lui qui rêvait d’être humoriste façon stand-up.

Sarah Sepulchre, professeure à l'école de communication de l'UCLouvain :
Sarah Sepulchre, professeure à l’école de communication de l’UCLouvain : « Nous vivons dans une société de l’image. »© dr

Encensé par les uns pour l’interprétation de Joaquin Phoenix et la profondeur des entailles sociétales qu’il dépeint, critiqué par ceux qui l’accusent de faire l’apologie de la violence, le Joker de Todd Phillips trône déjà au sommet du classement des films les plus rentables de l’histoire, dans la catégorie des oeuvres interdites aux moins de 17 ans non accompagnés (R-Rated) aux Etats-Unis. Le 28 octobre, il a dépassé la barre des 850 millions de dollars de recettes dans le monde, pour un budget de 55 à 70 millions, très loin derrière les standards des blockbusters. Sur le site IMDb, la principale base de données en ligne sur le cinéma, il apparaît à la treizième place des films les mieux notés de tous les temps par les spectateurs, avec une note moyenne de 8,8 sur 10.  » Je suis assez interpellé par le phénomène, c’est un vrai bon espoir pour le cinéma. Et la preuve que le public n’est peut-être pas aussi con que certains pouvaient l’imaginer « , sourit Patrick Quinet, fondateur d’Artemis Productions et président de l’Union des producteurs de films francophones.

Au-delà de l’engouement du public, cette version moderne du personnage de l’univers Batman, créé en 1939, est devenue une figure de la contestation populaire contre la classe politique, au Liban, où certains manifestants défilent grimés en Joker.  » Historiquement, il est rare que l’image d’un personnage de fiction soit utilisée dans un tel contexte, observe Sarah Sepulchre, professeure à l’école de communication de l’UCLouvain. Mais c’est une tendance plus fréquente depuis le mouvement Anonymous, dont le masque est tiré du film V pour Vendetta.  » Elle cite l’exemple des militants palestiniens qui s’étaient grimés en bleu en référence à Avatar et, plus récemment, le costume rouge et blanc tiré de la série La Servante écarlate, devenu le symbole des manifestations liées au droit des femmes en matière de sexualité et de procréation.  » Nous vivons dans une société de l’image, où une photo de protagonistes grimés aura bien plus d’écho que celle de manifestants lambda, poursuit Sarah Sepulchre. Il est intéressant de voir à quel point les personnages de fiction font désormais sens pour porter des revendications sociales.  »

La rue s'est emparée de l'image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.
La rue s’est emparée de l’image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.© Rodrigo Garrido/REUTERS

Exclusion, populisme et repli sur soi

Les années 1970 ont révélé Orange mécanique, de Stanley Kubrick, et Taxi Driver, de Martin Scorsese, dont Todd Phillips s’est ouvertement inspiré (tout comme du plus surprenant News from Home, de la cinéaste belge Chantal Akerman). Le torturé Joker serait-il l’emblème actualisé des maux qui, rongent nos sociétés d’aujourd’hui ?  » La folie révélée du personnage du Joker nous en dit long sur nos jeunes, qui dans nos sociétés agressives et injustes, ne trouvent pas les outils et les moyens de parvenir à l’épanouissement identitaire et à la reconnaissance sociale autrement que par l’extrémisme violent « , affirment le psychiatre Serge Hefez et le chercheur Sébastien Boussois, dans une tribune publiée sur le site de L’Obs. Michael Moore, le célèbre réalisateur américain de documentaires engagés, y voit un  » film sur l’Amérique qui nous a donné Trump. L’Amérique qui ne ressent pas le besoin d’aider les exclus, les indigents « , comme il l’a exprimé sur sa page Facebook.  » Les films, y compris les plus populaires, sont toujours connectés à la société qui les produit, résume Sarah Sepulchre. Certains parviennent à le montrer plus que d’autres. Ce n’est pas du tout innocent si Joker pose les questions liées à l’exclusion, au populisme, au repli sur soi.  »

La rue s'est emparée de l'image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.
La rue s’est emparée de l’image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.© Laurent Perpigna Iban/BELGAIMAGE

Ni film d’auteur, ni blockbuster, Joker semble par ailleurs fédérer un public amateur de ces deux extrêmes. Pour le sociologue français Emmanuel Ethis, recteur de l’académie de Rennes et spécialiste du cinéma et de ses publics, la raison repose sur la thématique majeure et universelle qui y est abordée : celle du déclassement, c’est-à-dire la perte d’une position sociale.  » Même si on ne le voit pas toujours, notre société fonctionne bien comme une société de classes, indique-t-il au Vif/L’Express. Le déclassement social est l’une des conditions contre lesquelles nous sommes tous amenés à lutter, ne fût-ce que pour notre survie. Quand le cinéma en parle de façon abordable, il touche à quelque chose qui est anthropologiquement très ancré chez nous. Il peut dès lors plaire non pas uniquement à une nouvelle génération, mais plutôt au jeune qui est en chacun de nous et qui s’est demandé à un moment donné : qu’est-ce que je peux devenir ? Il pose les vraies questions de la vie, qui consistent à savoir qui être et comment avoir le sentiment d’exister.  »

A cet égard, Joker dépeint une trajectoire vertigineuse de fatalité.  » La société l’amène à exacerber des choses qui sont déjà en lui, tel un accélérateur, ajoute le sociologue. On assiste au cheminement d’un personnage qui bute contre tous les murs qui lui font face : le père, la mère, l’enfant qu’il était, ceux qui l’entourent ou qu’il croise… Tout est fait pour nous montrer qu’il n’a pas d’autre choix que d’être ce qu’il est. Il tente de reprendre le pouvoir avec un masque, mais dont il ne veut surtout pas faire paraître qu’il est en dessous. C’est ça, la logique de la fatalité.  » Se forcer à en (sou)rire, pour ne pas à avoir à pleurer. Le parcours d’Arthur Fleck et la devise que sa mère lui assène depuis toujours,  » Put on a happy face « , rappellent, avec une tout autre noirceur, la satire du film Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, par ailleurs visionné dans une brève scène du Joker.

La rue s'est emparée de l'image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.
La rue s’est emparée de l’image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.© Devi Rahman/Isopix

Le film qui réconcilie avec la complexité

Pour Emmanuel Ethis, l’oeuvre de Todd Phillips pourrait même constituer le début d’un nouveau courant :  » Je n’ai jamais vu un film pareil ! Il nous mène à ressentir la complexité de sentiments très contradictoires. C’est tout sauf la simplification vers laquelle le cinéma nous entraîne habituellement. On a affaire à un personnage complexe tout le temps. Ce n’est pas le gentil qui devient un méchant. Dès le début, il est gentil et méchant à la fois, triste et désespéré tout en voulant afficher qu’il est joyeux. Il est incompris parce qu’incompréhensible.  » De son côté, Philippe Quinet se réjouit du succès que rencontre cette complexité.  » C’est la preuve que le public n’est plus uniquement demandeur de films de divertissement. Il a toujours besoin de vivre de vraies expériences au cinéma. Quand la structure dramatique et esthétique est suffisamment forte, il est possible de traiter des sujets ancrés dans des réalités sociales.  »

D’après le producteur belge, l’émergence de séries de qualité, comme Mindhunter ou Dark, pourrait expliquer cette adhésion.  » Les spectateurs de ces séries sont devenus plus familiers de personnages ou d’histoires très complexes, parce que les réalisateurs se donnent le temps de les explorer en profondeur. Je ne suis pas sûr que ce film aurait rencontré un tel succès il y a quinze ans.  » Laora Bardos, scripte, monteuse et professeure à l’IAD (l’Institut des arts de diffusion, à Bruxelles), avance toutefois une grille de lecture plus nuancée :  » Dans Joker, ce n’est pas nécessairement la complexité, mais plutôt la thématique du psychopathe en tant que personnage hors norme qui séduit le public, comme cela a toujours été le cas.  »

La rue s'est emparée de l'image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.
La rue s’est emparée de l’image du Joker, symbole de la contestation, comme ici à Valparaiso, au Chili, à Beyrouth, au Liban, à Yogyakarta, en Indonésie et à Marseille, en France.© Clément Mahoudeau/ISOPIX

Joker acte-t-il une transition partielle vers un cinéma plus profond, ou n’est-il qu’une exception salutaire à l’ère du grand spectacle ? La débâcle commerciale de certains blockbusters en 2019 ( Gemini Man, avec Will Smith, ou X-Men : Dark Phoenix), conjuguée à des succès inattendus tels que celui-ci ou que le très rural Au nom de la terre en France, pourrait engendrer un changement de cap jusque dans les plus grandes sociétés de production. Quelle que soit la thèse qui l’emporte, toutes deux attestent la réussite commerciale du film, autant que sa forte résonance sociétale.

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