Favorable à une forte augmentation de l'impôt, Jeremy Corbyn prône le retour de l'Etat dans plusieurs secteurs de l'économie. © N. HALL/REUTERS

Jeremy Corbyn, le retour du fantôme travailliste

Le Vif

Pacifiste et issu de la « gauche archéo », le leader de l’opposition au Royaume-Uni a mis en échec les conservateurs lors des législatives du 8 juin. Face à Theresa May, il paraît soudain  » Premier ministrable « . Incredible !

A Londres, les leaders du Parti conservateur semblent toujours surpris quand les électeurs accordent leurs suffrages à des candidats issus d’autres mouvements. Quel mauvais goût ! A les écouter, les Tories sont seuls dignes de diriger le pays. Durant la campagne des récentes élections législatives, Theresa May, fidèle à cette tradition, n’a cessé de fustiger les idées  » loufoques  » de son rival travailliste, Jeremy Corbyn. Contre la  » coalition du chaos  » que provoquerait une éventuelle victoire du Labour, la Première ministre prétendait incarner un  » leadership fort et stable « . Cette assise politique solide devait permettre à Theresa May de négocier dans les meilleures conditions possible, à Bruxelles, la sortie du royaume de l’Union européenne, prévue en mars 2019. Comme dans les tragédies de Shakespeare, ses arguments d’hier se retournent aujourd’hui contre elle. Ayant perdu la majorité absolue à la Chambre des communes, c’est elle, et non le leader travailliste, qui tente d’établir une coalition hasardeuse entre son parti et celui des unionistes nord-irlandais. Fondé par un pasteur protestant fondamentaliste, ce mouvement défend des positions éloignées de celles des conservateurs, en particulier sur le plan des moeurs, mais l’appui de ses dix députés est désormais indispensable pour assurer un minimum de stabilité au gouvernement.

L’avenir politique de Theresa May paraît incertain : nul doute qu’elle sera écartée, tôt ou tard, lors d’un putsch interne à son parti. L’avenir politique du Royaume-Uni, quant à lui, pourrait reposer entre les mains du leader de l’opposition. Ces temps-ci, Jeremy Corbyn est devenu le responsable politique le plus apprécié des Britanniques : il recueille 46 % d’opinions favorables, et Theresa May, qui semblait pourtant faire l’unanimité il y a deux mois lorsqu’elle a pris l’initiative de déclencher des élections anticipées, 29 %. Quelle claque !

Dans un pays qui n’a pas voté pour un programme de gauche depuis la victoire de Tony Blair, en 1997, un tel retournement a surpris tous les commentateurs. Souvent décrit comme un utopiste coupé des réalités, le chef du Labour a séduit une partie de l’électorat et permis à son mouvement de faire un bond dans les urnes (voir l’encadré ci-contre). Son discours n’est pourtant pas d’une grande fraîcheur. Agé de 68 ans, ce pacifiste végétarien siège depuis trente-quatre ans à la Chambre des communes et a longtemps rédigé une chronique hebdomadaire dans le Morning Star, l’ex-organe officiel du Parti communiste de Grande-Bretagne. Favorable à une augmentation spectaculaire de l’impôt, qui frapperait en priorité les contribuables les plus aisés, il prône le retour de l’Etat dans plusieurs secteurs de l’économie, tels que les transports et l’énergie. Partisan de la République, il consent à ce qu’Elisabeth II conserve sa couronne, mais lui recommande de quitter le palais de Buckingham pour rejoindre une demeure plus modeste. C’est un gauchiste passéiste, en ce sens qu’il demeure fidèle à ses principes, quelle que soit la marche du monde.

Jeremy Corbyn, le retour du fantôme travailliste
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Le Labour a perdu les dernières élections, c’est entendu, mais plus d’une trentaine des circonscriptions remportées par les conservateurs l’ont été avec une majorité inférieure à 2000 voix. Il s’en est fallu de peu… Alors, pour la première fois depuis 2010, les travaillistes se rêvent à la porte du pouvoir ; si Theresa May devait trébucher, ils tenteraient à leur tour d’établir une coalition gouvernementale avec des alliés de circonstance. Le projet semble voué à l’échec, mais peu importe : s’il le faut, un nouveau scrutin permettrait de rebattre les cartes. Pour le leader du Labour, c’est une sacrée revanche. Reste à voir si elle sera durable.

Car la campagne du Labour doit beaucoup à la mobilisation des jeunes, qui se sont déplacés en nombre, sensibles aux promesses d’investissements dans le secteur éducatif et aux aides financières promises aux étudiants de l’enseignement supérieur. La hausse du salaire minimum et l’amélioration de la protection sociale annoncées ont fait le reste. Plus que le triomphe de Corbyn, en somme, le scrutin du 8 juin marque le succès d’un programme. En juin 2016, le vote en faveur du Brexit, ultramajoritaire dans les milieux populaires et parmi les oubliés de la mondialisation économique et financière, avait déjà cette dimension protestataire.

Corbyn a été un allié fidèle de tous les ennemis des Etats-Unis

Durant la campagne, Corbyn a bénéficié aussi des limites de sa principale rivale, Theresa May. Adepte d’une communication maîtrisée à outrance, la Première ministre britannique domine parfaitement ses dossiers mais demeure une piètre oratrice, qui paraît peu à l’aise face à d’éventuels électeurs ou lors des débats télévisés. Corbyn, a contrario, a la faconde des vieux tribuns qui ont appris à faire campagne en arpentant sans relâche le terrain. Sa spontanéité apparente et la constance de son discours lui valent la sympathie d’une société fatiguée des discours trop parfaits rédigés par une armée de communicants. Aux Etats-Unis, face à la machine huilée d’Hillary Clinton, les sorties parfois extravagantes de Donald Trump avaient suscité un élan semblable. Qu’il ait pu exprimer des énormités n’avait guère d’importance.

Outre-Atlantique, justement, plusieurs observateurs se sont émus des bonnes performances du Labour. James Rubin, ancien porte-parole du Département d’Etat sous Bill Clinton (et mari de la journaliste vedette de CNN, Christiane Amanpour), a publié sur le site Politico un article qui commence ainsi :  » Qui a peur de Jeremy Corbyn ? Moi. Et tous les Américains qui redoutent la mort politique du camp occidental.  » Et pour cause. Jeremy Corbyn considère la simple existence de l’Otan comme une provocation envers la Russie.

Sa spontanéité, sa faconde et son goût du terrain ont valu à Corbyn la sympathie d'une société fatiguée des discours des communicants.
Sa spontanéité, sa faconde et son goût du terrain ont valu à Corbyn la sympathie d’une société fatiguée des discours des communicants.© GETTY IMAGES/AFP

Créée en 1949, au début de la guerre froide, l’Alliance atlantique, déjà affaiblie par la présidence iconoclaste de Donald Trump et les ambitions de Vladimir Poutine, n’avait pas besoin de ça. Or, pour Corbyn, l’annexion de la Crimée par la Russie, il y a trois ans, est une conséquence directe des  » erreurs  » commises auparavant par l’Otan.  » L’une des conséquences d’une éventuelle victoire de Corbyn, écrit James Rubin, c’est que la Maison-Blanche devrait considérer la France, et non le Royaume-Uni, comme l’allié européen le plus solide et le plus fiable des Etats-Unis, en cas de crise grave. Le nouveau président français adhère à des valeurs telles que la tolérance, l’intégration et l’Etat de droit, mais il est aussi assez réaliste pour reconnaître la menace que la Russie, par ses annexions territoriales, ses piratages informatiques et son sabotage des élections démocratiques, fait peser sur l’Europe et le monde.  » Depuis l’implosion de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, au début des années 1990, la Russie tente d’attiser les divisions entre les membres du  » camp occidental « . S’il devait rejoindre un jour le 10, Downing Street, résidence des Premiers ministres britanniques, Jeremy Corbyn serait, du point de vue de Moscou, une sorte de rêve devenu réalité : ce leader d’un des principaux pays membres de l’Otan appelle au désarmement nucléaire et estime, surtout, que l’Alliance atlantique gagnerait à être purement et simplement supprimée. Des organisations palestiniennes, décrites par Washington comme des groupes terroristes, aux dictateurs de la Corée du Nord, sans oublier les détracteurs les plus virulents et antisémites d’Israël, Corbyn a été, depuis des décennies, un allié fidèle de tous les ennemis des Etats-Unis.

A terme, les principaux rivaux du leader travailliste se trouvent sans doute au sein de son parti, où le personnage est loin de faire l’unanimité. A l’image du Parti socialiste en France, divisé entre  » réalistes pragmatiques  » et  » frondeurs « , le Labour voit s’invectiver deux groupes qui s’attribuent les jolis noms de  » gauche champagne  » et de  » gauche cinglée « . Or, les premiers restent largement majoritaires dans les hautes sphères du mouvement et vouent une haine tenace à leur propre leader. De sorte qu’un autre drame shakespearien se prépare peut-être en coulisse…

Par Marc Epstein.

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