L'offensive de Daech en Irak à l'été 2014 provoquera l'exode des yézidis qui auront pu lui échapper, notamment autour des monts Sinjar. © Rosi Said/Reuters

« Je refuse que, demain, les photographies du massacre des Yézidis ornent les salles d’un musée »

L’offensive irakienne contre Mossoul nous remémore que la progression de Daech à l’été 2014 s’accompagna du génocide de la population kurdophone des yézidis. Le père Patrick Desbois retrace ce martyre dans La Fabrique des terroristes. Il sait de quoi il parle : c’est lui qui documenta la « Shoah par balles » perpétrée en Ukraine de 1941 à 1944.

Les hommes en noir de l’Etat islamique volent, violent, massacrent les yézidis au nom, disent-ils, de l’islam. Pourquoi tant de haine ?

Les yézidis constituent une minorité confessionnelle au sein du peuple kurde. Leur religion, monothéiste et préislamique, emprunte à l’islam et au christianisme. Cela suffit à faire d’eux, aux yeux des soldats de l’EI, des hérétiques promis à la destruction. Les yézidis sont à Daech ce que les Juifs et les Tsiganes étaient aux nazis : des peuples considérés comme inférieurs. Non seulement la domination totalitaire d’une population autorise meurtres, viols et pillages, mais, en prime, elle confère une illusion de supériorité et d’invincibilité au sein de l’espèce humaine. Les djihadistes se voient comme les Ubermenschen, les surhommes, d’aujourd’hui. Ce génocide qui se déroule à cinq heures de vol de Bruxelles comporte également une dimension utilitaire. Tout en éradiquant un peuple, ses traditions, sa mémoire et ses lieux, Daech engraisse sa machine de guerre : les yézidis sont dévalisés dès leur arrestation ; les femmes, vendues et revendues plusieurs fois, alimentant un très lucratif commerce d’esclaves sexuelles ; les jeunes garçons, quant à eux, sont entraînés pour devenir des combattants, terroristes ou kamikazes. Sexe, argent et pouvoir sont les trois piliers de Daech.

Votre livre s’appuie sur les témoignages d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants réfugiés dans les camps du Kurdistan irakien. Tous ont échappé aux griffes de leurs geôliers. Comment cela a-t-il été possible ?

On ne s’enfuit pas des zones tenues par Daech. On est racheté. Des clans de la région négocient, à l’insu des djihadistes, la libération des yézidis et leur retour auprès des leurs par l’intermédiaire de passeurs. Les tarifs sont élevés : 15 000 dollars pour un garçon ; 25 000 pour une fille. Les familles doivent s’endetter. Et faire, parfois, des choix monstrueux quand plusieurs de leurs enfants sont captifs. Toutes les personnes que nous avons rencontrées avaient recouvré la liberté depuis moins d’un mois. Leur mémoire était encore fraîche, leurs souvenirs à vif.

Ils ont accepté de vous parler, à vous et à votre équipe, pendant des heures. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

Patrick Desbois.
Patrick Desbois.© FRANCK FERVILLE POUR LE VIF/L’EXPRESS
Les exactions contre les yézidis se déroulent selon un protocole précis qui ne laisse aucune place à l’improvisation »

Nous avons été frappés par l’organisation minutieuse et rationnelle des persécutions dont les yézidis sont victimes et auxquelles, souvent, leurs voisins et les autorités locales prêtent la main. Ces exactions se déroulent selon un protocole précis qui ne laisse aucune place à l’improvisation. Les téléphones, l’argent et les bijoux sont collectés dans trois sacs différents, puis les familles sont disloquées : s’ils refusent de se convertir à l’islam, les hommes et les garçons pubères sont exécutés, comme les personnes âgées ; les mères de famille sont vendues pour devenir des servantes ; les jeunes filles, parfois des fillettes de 12 ans, sont vouées à l’esclavage sexuel aux mains de  » propriétaires  » successifs ; les garçons, eux, rejoignent des camps d’entraînement. A chaque groupe son itinéraire, ses véhicules, ses lieux de détention. Nous avons été sidérés, aussi, par le sadisme et la sauvagerie des hommes du califat. Nous avons rencontré une jeune maman dont la petite fille de 8 ans a été violée par les gardes de leur prison. Une famille, aussi, dont les trois enfants ont été obligés de participer à une exécution : les deux petits garçons ont planté des couteaux dans les jambes du supplicié, leur soeur aînée, âgée de 11 ans, lui a arraché les yeux. Comment s’étonner que ces gamins brûlent aujourd’hui les toiles de tente dans le camp où ils ont trouvé refuge ?

Les témoins racontent également comment les exécutions, filmées par les tueurs, sont soigneusement mises en scène, voire répétées…

Comme le faisaient, face aux caméras des unités de propagande nazie, les tireurs des Einsatzgruppen (NDLR : les commandos du IIIe Reich chargés de la liquidation des Juifs, des Tsiganes et des communistes dans les territoires occupés de l’est de l’Europe), les djihadistes filment égorgements et crucifixions. Grâce aux progrès de la technologie, leurs supports de communication sont multiples, de la simple vidéo tournée avec un téléphone portable et relayée instantanément sur les réseaux sociaux au film quasi professionnel, joué, rejoué, monté. Une ex-captive, Avine, a assisté à la mise à mort du pilote de chasse jordanien Maaz al-Kassasbeh, brûlé vif. Elle nous a raconté les conditions de ce qui s’apparente à un véritable tournage. Le  » cadreur  » a fait répéter plus de 20 fois l’entrée du militaire dans une cage de fer, jusqu’à ce qu’il soit satisfait de la prise de vues. De nombreux spectateurs étaient présents et, pourtant, on ne les voit pas dans les images diffusées sur Internet. Le cameraman leur avait demandé de rester immobiles et silencieux, de ne pas crier  » Allahou Akbar !  » pour ne pas troubler son travail.

Les nazis massacraient systématiquement les enfants, juifs ou tsiganes. Les djihadistes ne le font pas. Quel rôle futur assignent-ils aux jeunes yézidis ?

La Fabrique des terroristes. Dans les secrets de Daesh, par Patrick Desbois et Nastasie Costel, éd. Fayard, 288 p.
La Fabrique des terroristes. Dans les secrets de Daesh, par Patrick Desbois et Nastasie Costel, éd. Fayard, 288 p. © DR

Les bébés yézidis nés des viols à répétition subis par les jeunes prisonnières sont précieux : ils sont considérés non pas comme de futurs esclaves, mais comme des islamistes en puissance. Elevés dans des familles de membres de Daech, les garçons sont destinés à devenir des soldats ; les filles, des épouses, qui, à leur tour, engendreront des guerriers. Les jeunes garçons capturés, eux, rejoignent des camps d’entraînement, véritables fabriques de terroristes, où toute incartade est sévèrement punie. On leur rase la tête, on leur donne un nouveau nom, un uniforme vert et gris et un bandeau noir arborant la devise de l’EI :  » Il n’y a de Dieu qu’Allah…  » Le programme auquel sont soumis ces  » lionceaux du califat  » est un mélange d’endoctrinement, d’endurcissement physique et d’apprentissage du maniement des armes et des explosifs. Ils choisissent une spécialité : sniper, poseur de bombes, kamikaze, etc. Les meilleurs sont sélectionnés. Ils sont  » envoyés à l’étranger « , selon les responsables des camps. Sont-ils acheminés sur des lieux de combat ? Ces enfants aux traits occidentaux, parfois blonds, sont-ils destinés à commettre des attentats sur nos territoires ? Ces questions me hantent…

Le lavage de cerveau se révèle efficace, semble-t-il, puisque certains des jeunes garçons que vous avez rencontrés étaient  » devenus Daech « , comme ils disent…

Ces enfants nous ont raconté qu’ils devaient ingurgiter, chaque soir, des comprimés blancs qui les rendaient  » forts « . S’agissait-il de ce qu’on appelle la  » drogue des djihadistes  » ou  » captagon « , ces amphétamines qui donnent un sentiment de toute-puissance (lire aussi page 44) ? Nous n’en savons rien, mais une chose est sûre : les gamins libérés éprouvent des symptômes de manque. Certains ont oublié leur identité yézidie, comme ce petit de 7 ans qui ne parle plus qu’arabe. D’autres peinent à retrouver un comportement normal. Une mère nous a confié que son fils continuait à agir comme un membre de Daech : il insulte les yézidis et traite ses parents de kouffar (mécréants).

Sharmin, une jeune femme que vous avez interrogée, a dû accepter de travailler pour Daech. Est-ce fréquent ?

Sharmin, elle, a été obligée de se prostituer, enfermée et attachée dans une chambre d’un hôtel de passe de Mossoul. Elle a été revendue trois fois, toujours dans la même ville, trois fois cloîtrée dans un bordel. Jusqu’à ce que son nouveau maître mette un terme à son calvaire. En contrepartie, elle a dû travailler dans ce qu’elle appelle un  » atelier de terroristes  » : un garage où, par dizaines, étaient préparées des voitures piégées – des Toyota blanches – dont des kamikazes prenaient le volant. Je pense que l’histoire de Sharmin n’est pas un cas isolé, loin de là. C’est le traitement que réservent les hommes du califat aux yézidies captives depuis longtemps – dix-huit mois dans le cas de cette jeune femme. Après avoir conduit leurs prisonnières aux limites du supportable, ils leur proposent d’arrêter le supplice à condition qu’elles deviennent, contraintes et forcées, des maillons actifs de la chaîne terroriste.

Cet été, un rapport de la commission d’enquête des Nations unies sur les droits de l’homme en Syrie a dénoncé un  » génocide  » en cours contre les yézidis, comme l’ont fait auparavant le Parlement européen et les Etats-Unis. Pourtant, dites-vous, les coupables ne sont pas nommés…

Non, en effet. Quand on évoque le génocide des yézidis, on ne parle que des victimes. Jamais Abou Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l’Etat islamique, ni ses sbires ne sont désignés comme les bourreaux. Pourtant, les voix des femmes yézidies nomment les coupables. Voilà pourquoi le travail que nous accomplissons auprès des survivants n’a pas seulement une vocation mémorielle. Nous nous efforçons d’établir les faits de façon irréfutable, d’accumuler les témoignages et de rassembler des informations sur les responsables pour qu’un jour, peut-être, al-Baghdadi et ses tueurs rendent des comptes devant la justice. Je refuse que, demain, les photographies du massacre des yézidis ornent les salles d’un musée. Les génocides ne doivent pas engendrer des expositions, ils doivent mobiliser la communauté internationale. Nous devons tout faire pour qu’ils cessent. Et tout mettre en oeuvre pour que les responsables soient jugés.

Propos recueillis par Anne Vidalie – Photos : Franck Ferville pour Le Vif/L’Express.

Bio express

26 juin 1955 : Naissance à Chalon-sur-Saône (centre-est de la France).

Fin des années 1970 : Prof de maths en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso).

1986 Ordination.

1999-2016 : Responsable des relations avec le judaïsme auprès de la Conférence des évêques de France.

2004 : Fondateur de l’association Yahad-In Unum, qui répertorie les sites d’Europe orientale où Juifs et Tsiganes ont été fusillés par les nazis entre 1941 et 1944.

2007 : Porteur de mémoires. Sur les traces de la Shoah par balles (Michel Lafon).

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