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« J’entends de moins en moins qu’on considère Mohamed Merah comme un héros de l’islam »

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Le 11 mars 2012, à Toulouse, Latifa Ibn Ziaten perdait son fils Imad, abattu par Mohamed Merah. Depuis ce drame, elle a créé l’association Imad pour la jeunesse et la paix. Elle sillonne maisons de quartier, prisons et écoles pour lutter contre le radicalisme. Un combat récompensé par le prix de la Démocratie et des droits de l’homme décerné par le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le 18 octobre. Le frère de Mohamed Merah, Abdelkader, a été condamné a 20 ans de réclusion criminelle.

En regardant Abdelkader Merah, que voyez-vous ?

En le dévisageant, j’ai l’impression qu’il vit sur une autre planète. C’est malheureux, parce qu’il n’est plus avec nous. Même son regard semble absent, sans empathie. Il est là, mais son esprit est ailleurs. S’il était avec nous, il verrait toute cette souffrance autour de lui, tous ces déchirements, toutes ces vies brisées. Il devrait pouvoir comprendre, mais il est perdu. C’est très dur pour moi, mais je ne lâche pas son regard. J’aimerais bien qu’il me regarde aussi, qu’il puisse sentir la peine que je porte, cette plaie ouverte pour ce fils qu’a pris son frère. Personne ne pourra jamais me le remplacer. Je ne pourrai jamais tourner la page ou…

Pardonner ?

J’ai pardonné ce qu’ils étaient, lui et son frère. Quand je l’entends à l’audience, que je découvre leur enfance, leur jeunesse, c’est d’une infinie tristesse. Au fond, j’en veux même plus à la mère et au père de ces deux hommes. C’est leur responsabilité d’avoir laissé leurs fils devenir des assassins qui tuent au nom de l’islam.

Vous avez voulu voir le quartier d’où provenait Mohamed Merah. Vous y avez rencontré des jeunes qui en faisaient un martyr. Aujourd’hui, déplorez-vous encore une telle apologie ?

Moins qu’au début. Quand j’ai commencé à aller à la rencontre des jeunes après la mort de mon fils, cela me choquait d’entendre de tels propos parce que je ne comprenais pas. C’était comme un virus. Quand je discutais avec un jeune, la réponse était toujours la même : oui, madame, Merah est un martyr. Il a mis la France à genoux. Aujourd’hui, avec le travail que je mène, j’entends de moins en moins qu’on considère encore Merah comme un héros de l’islam.

Avec le travail que je mène, j’entends de moins en moins Merah considéré comme un héros de l’islam »

Par contre, vous continuez à rencontrer des jeunes perdus, sans espoir…

Il y en a tant. Ils sont sans attache familiale, en souffrance totale, parqués dans des orientations scolaires qu’ils n’ont pas choisies… Aujourd’hui, dans les écoles, on case les jeunes en difficulté là où il y a de la place. On ne peut pas se contenter de cette situation qui abandonne cette jeunesse, en la laissant se tourner vers une secte qui les transforme en assassins. Et penser que le seul moyen de récupérer un jeune est de le mettre en prison est une erreur, selon moi. C’est même la pire chose à faire car le jour où il sortira, il sera plus dangereux pour la société. On en fait une bombe à retardement.

Vous allez aussi à la rencontre de détenus radicalisés. La situation y est très difficile derrière les barreaux ?

Vous n’imaginez même pas. Cela arrive encore auprès de détenus radicalisés de considérer Merah comme un martyr. Ils pensent tout simplement que c’est un complot… En prison, j’ai vu comment la radicalisation se répand. Si on ne fait pas un vrai travail de réinsertion, il suffit d’une personne pour contaminer les autres. C’est comme un microbe. Si certains jeunes se radicalisent, c’est parce qu’il n’y a pas d’autre issue possible en prison. Mais si on leur offre d’autres possibilités, en leur donnant du travail, des formations, en les rendant obligatoires, on peut les aider à éviter de tomber dans ce piège, même auprès de personnes qu’on croit perdues à jamais. Sans cela, malheureusement, on continuera à devoir faire face à ce phénomène, en rendant des détenus plus inhumains encore.

Depuis Toulouse en 2012, d’autres attentats ont eu lieu. Qu’est-ce que vous ressentez face à ces drames ?

Je garde espoir, malgré tout. Je ne veux pas baisser les bras. On n’est pas à l’abri, mais on doit poursuivre notre lutte. Moi-même, je suis menacée. Mais je veux continuer d’aller sur le terrain, dans les écoles, les prisons, les quartiers, et surtout auprès des familles. Il y en a tant qui sont perdues, qui ont besoin d’aide.

Latifa Ibn Ziaten se rend notamment dans les écoles, où
Latifa Ibn Ziaten se rend notamment dans les écoles, où « on case les jeunes en difficulté, là où il y a de la place ».© Jérémie Fulleringer/Belgaimage

Des prix récompensent votre combat pour l’éducation, la jeunesse. Le plus bel hommage qu’on puisse faire à votre fils ?

En lançant mon association après la mort de mon fils, je n’aurais jamais imaginé cela. Mais cette mission est devenue ma raison de vivre. J’avais envie de transmettre ce lien fort qui me liait à lui auprès de toute cette jeunesse perdue. Les prix que je reçois me donnent du courage. Je me sens moins seule dans cette guerre contre l’obscurantisme.

Dans le documentaire qui vous a été consacré (1), il y a une scène que vous ne voulez plus revoir. Lors d’un colloque sur la laïcité organisé à l’Assemblée nationale française, en 2015, vous êtes prise à partie à cause de votre foulard. Cette contestation de votre combat vous blesse toujours ?

Bien évidemment. Elle m’a touchée au plus profond de ma chair parce que je me sens plus française qu’eux. C’était d’autant plus triste que cette critique venait de personnes cultivées. Après cet épisode malheureux, il m’arrive encore d’entendre de tels reproches. C’est surtout dommage pour ces personnes de ne pas vouloir me comprendre. Certains n’ont toujours pas compris le sens de la laïcité. On peut l’expliquer avec une croix, une kippa, un foulard ou sans rien… C’est le droit et la liberté de chacun.

Vous pensez que cette incompréhension participe à la montée de l’extrême droite en France ?

Il y a tant de citoyens qui ont peur du vivre-ensemble et qui votent sans savoir, sans comprendre qui ils choisissent quand ils font le choix de Marine Le Pen. Je n’ai jamais eu peur du Front national, et tout dans ce parti va à l’encontre des valeurs républicaines. Le FN n’est pas à l’image de la France d’aujourd’hui, une France multicolore.

Les prix que je reçois me donnent du courage, je me sens moins seule dans cette guerre contre l’obscurantisme »

Parfois, on se demande si la France n’a pas peur d’elle-même, de ce visage pluriel…

Il faut qu’on protège la France pour que ses valeurs universelles, de liberté et d’égalité, puissent continuer à faire battre le coeur de ce pays. Il est vrai que beaucoup de jeunes rencontrés n’ont plus ces valeurs à l’esprit. Il ne faut pas s’en étonner : quand on leur demande sans cesse quelles sont leurs origines, qu’on continue de les traiter d’immigrés, on leur envoie surtout l’image qu’ils ne sont pas d’ici, qu’on ne les accepte pas. Comment voulez-vous après qu’ils se sentent français !

C’est la raison pour laquelle ils font de la religion une identité à part entière ?

Très certainement. Beaucoup de personnes ont oublié que leur foi devait rester une chose intime, personnelle. Quand on pratique, on le fait pour soi. On ne l’impose pas. On n’oblige pas non plus un enfant à pratiquer une religion. Cela doit venir de lui-même. S’il ne veut pas, je ne peux pas le lui imposer. La religion n’est pas une identité. Aujourd’hui, certains se définissent d’abord comme musulmans, en oubliant où ils vivent. Aussi, une expression comme  » musulmans de France  » me fait mal. C’est ainsi qu’on sépare les citoyens. Puis, cela ne veut rien dire : ce sont des Français, avant d’être des croyants. C’est ce que la démocratie nous a appris.

Juste avant de venir à Bruxelles, vous étiez au Maroc, où vous avez rendu hommage à votre fils…

J’étais sur place pour inaugurer quatre bibliothèques pour enfants. A chaque instant, je pensais à Imad parce que je me disais qu’il n’y aura peut-être pas un autre Merah, qu’une famille sera sauvée grâce à de tels lieux où les jeunes peuvent s’évader par la lecture et la connaissance… Mon fils est toujours avec moi. C’est comme s’il n’était jamais parti. Quand j’ai commencé à sombrer dans ma souffrance, c’est lui qui m’a tendu la main. Il m’a dit :  » Maman, lève-toi !  » Je croyais que c’était un rêve. Quand je me suis réveillée, j’ai vu la trace d’une personne qui s’était assise au bord du lit… Le lendemain, quarante jours après l’assassinat de mon fils, j’allais à Toulouse. C’est comme cela que tout a débuté, que ma nouvelle vie a commencé. Depuis, je reste debout pour la mémoire d’Imad.

(1) Latifa, le coeur au combat, film documentaire d’Olivier Peyon et Cyril Brody, 2017.

Bio Express

1er janvier 1960 : Naissance à Tétouan, au Maroc.

1977 : Arrivée en France.

11 mars 2012 : Son fils, Imad, est le premier militaire assassiné par Mohamed Merah, à Toulouse.

Avril 2012 : Création de l’association Imad pour la jeunesse et pour la paix, dans le but de venir en aide aux jeunes des quartiers en difficulté et de promouvoir la laïcité.

2 octobre 2017 : Début du procès d’Abdelkader Merah, accusé de complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste.

18 octobre 2017 : Le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles lui remet son prix de la Démocratie et des droits de l’homme.

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