En Egypte, en 2007-2008, Farouk Ben Abbes est inséparable du djihadiste Fabien Clain, devenu un important recruteur francophone de l'EI. © J. BRULEY/PHOTOPQR/L'EST ÉCLAIR/MAXPPP - AFP

Islamisme : qui est l’inquiétant Farouk Ben Abbes ?

Jugé dangereux, proche de plusieurs djihadistes français, mêlé à différentes affaires terroristes, cet islamiste belgo-tunisien n’a pourtant jamais été condamné. Il est assigné à résidence à Toulouse.

Ce vendredi 22 juillet 2016, les vacanciers du vol Paris-Tunis s’impatientent. Leur avion, qui s’apprêtait à quitter la piste de Roissy-Charles-de-Gaulle, doit faire demi-tour. Un  » problème technique « , leur annonce l’hôtesse. Le  » problème  » s’appelle Farouk Ben Abbes. Ce passager belgo-tunisien doit débarquer : mis en examen dans une enquête pour propagande djihadiste sur Internet, il est sous contrôle judiciaire et n’a pas le droit de quitter le territoire. Le ministère de l’Intérieur a pourtant ordonné son expulsion en  » urgence absolue « , au motif qu’il est  » susceptible à tout moment de fomenter, commettre ou apporter son soutien logistique à une action terroriste en France « . Ben Abbes et les deux policiers qui l’escortent quittent l’appareil. Fin du pataquès juridique. Et retour à l’hôtel des Voyageurs de Brienne-le-Château (dans le nord-est de la France), où l’homme est assigné à résidence.

Farouk Ben Abbes, 31 ans, est une vieille connaissance des services de police et de renseignement français et belge. Souvent soupçonné, deux fois mis en examen, jamais condamné. Une source proche du dossier résume :  » Soit c’est un dangereux islamiste qui a toujours réussi à passer entre les mailles du filet, soit il a été victime, à chaque étape de sa vie, d’un concours de circonstances défavorable.  » Le journaliste Philippe Cohen-Grillet voit en lui le fil rouge entre plusieurs attaques terroristes de ces dernières années, comme il s’applique à le démontrer dans son livre, Nos années de plomb. Du Caire au Bataclan : autopsie d’un désastre (éd. Plein Jour), fruit d’une enquête minutieuse.

Farouk Ben Abbes a-t-il réellement eu l'intention de commettre un attentat contre le Bataclan, ou était-ce un aveu extorqué sous la torture par la police égyptienne ?
Farouk Ben Abbes a-t-il réellement eu l’intention de commettre un attentat contre le Bataclan, ou était-ce un aveu extorqué sous la torture par la police égyptienne ?© B. TESSIER/REUTERS

Natif d’Uccle, Farouk Sayfeddin Ben Abbes est le cadet des quatre enfants de Tahar, professeur de religion dans une école confessionnelle, et de Mahbouba, femme au foyer, tous deux originaires de Tunisie. Titulaire d’un bac technique en informatique, il travaille quelque temps comme animateur socio culturel.  » Une période un peu difficile de ma vie, je n’avais pas de projet personnel, pas d’ambition « , dira-t-il aux enquêteurs selon les pièces que Le Vif/L’Express a pu consulter. Il se tourne vers la religion. Lit beaucoup. Consulte assidûment des sites Internet de théologie. Fréquente les mosquées As-Sunna, Al-Fath, Al-Khalil, à Anderlecht et Molenbeek, et le Centre islamique du Cinquantenaire. Il quitte le domicile familial d’Anderlecht, fâché avec son père qui lui reproche sa lecture extrémiste de l’islam et la fréquentation de ceux qu’il appelle (ses)  » amis barbus « . En 2006, il se rend deux fois en Arabie saoudite, où vivent son oncle et sa tante. A La Mecque, d’abord, pour le pèlerinage, puis à Médine, où il passe quatre mois.

Installé au Caire en 2007, il est révolté par le blocus de Gaza

Les enquêteurs sont sûrs que Ben Abbes a exercé une activité de traducteur pour le GIMF, un relais médiatique d’Al-Qaeda.

C’est l’année suivante que Ben Abbes fait sa première apparition sur les radars policiers. Il côtoie en effet plusieurs protagonistes du dossier dit  » Artigat « , une filière toulousaine d’acheminement en Irak, via la Belgique, de candidats au djihad. L’un d’eux, Mahdi Maaroufi, lui présente Fabien Clain, un Français converti qui deviendra la bête noire des services antiterroristes. Condamné dans l’affaire Artigat,  » Omar  » Clain a rejoint, une fois libéré, les rangs de l’Etat islamique (EI) en Syrie où il est devenu l’un des principaux propagandistes et recruteurs français. Daech a revendiqué par sa voix les attentats qui ont ensanglanté Paris le 13 novembre 2015. Un message accompagné d’un chant religieux entonné par Jean-Michel, son frère cadet.

Farouk Ben Abbes retrouve les frères Clain au Caire, en juillet 2007. Il a décidé de s’installer en Egypte  » pour approfondir (ses) connaissances en arabe et pouvoir intégrer l’université Al-Azhar « , haut-lieu des études islamiques. A ses heures perdues, il dispense ses enseignements à des coreligionnaires francophones.  » Fabien assistait aux cours de Farouk et en faisait la promo « , se souvient un Français qui les a croisés à l’époque. Ben Abbes passe beaucoup de temps avec les Clain.  » On essayait de se voir trois à quatre fois par semaine. Souvent pour aller dîner ensemble « , reconnaîtra-t-il plus tard.

Un soir de janvier 2008, les trois hommes se retrouvent pour partager un kochari, ce plat traditionnel qui mélange riz, pâtes, lentilles, pois chiches et oignons frits. Youssef el-Mourabit s’est joint à eux – il sera condamné en 2011 pour sa participation à un réseau franco-belge convoyant des combattants vers l’Afghanistan. La télévision diffuse en boucle des images de la bande de Gaza toute proche, où la population souffre cruellement des pénuries provoquées par le blocus israélo-égyptien. Farouk s’échauffe. Il veut partir, agir. Cette nuit-là, il rallie Gaza en empruntant une brèche ouverte par les activistes gazaouis dans le mur de Rafah.

Le djihad ? Il en a eu  » l’intention  » en 2008, mais pas  » l’opportunité  »

Le djihadiste Fabien Clain, devenu un important recruteur francophone de l'EI.
Le djihadiste Fabien Clain, devenu un important recruteur francophone de l’EI. © J. BRULEY/PHOTOPQR/L’EST ÉCLAIR/MAXPPP – AFP

Se contente-t-il, sur place, de distribuer des vivres et de jouer les ambulanciers, comme il n’a cessé de l’affirmer ? Le 1er septembre 2008, dans un long mail adressé à son père, il affirme  » avoir répondu à l’appel de Dieu : « Faites le jihad pour Dieu »  » et « (s’)entraîner et apprendre les sciences militaires et autres, c’est utile pour moi et pour les musulmans « . Les responsables du blocus de Gaza, écrit-il,  » n’ont compris, ni ne comprennent ni ne comprendront que la langue de l’épée, du fer, du kalachnikov, des bombes « . A son frère aîné, il envoie des textes sur  » la lutte contre les mécréants  » et  » le jugement islamique concernant le fait de tuer les femmes et les enfants au Jihâd « . Face aux policiers français, il expliquera avoir  » eu la réelle intention de participer au djihad armé contre les forces israéliennes, mais cette opportunité ne (lui) a pas été proposée. Pour ce qui est d’une éventuelle formation militaire, (il n’a) jamais suivi une quelconque initiation ni jamais eu en main une arme à feu « .

Les enquêteurs belges et français, eux, ont acquis la certitude que, durant son séjour, Ben Abbes a exercé une activité de traducteur pour le Global Islamic Media Front (GIMF), un relais médiatique d’Al-Qaeda et d’autres organisations djihadistes. Or, parmi les responsables du GIMF à Gaza figure Khaled Mustapha, alias Abou Khattab, le chef de Jaysh al-Islam (l’armée de l’islam), lié à Al-Qaeda. C’est à ce groupe terroriste qu’est imputé l’attentat à la bombe du 22 février 2009, au Caire, qui tue une lycéenne française et blesse 24 personnes.

Le Belgo-Tunisien entretient également des contacts suivis avec quelques pointures de la djihadosphère francophone. Parmi elles : Thomas Barnouin, vétéran de la filière d’Artigat, qui occuperait aujourd’hui la prestigieuse fonction de juge religieux à Raqqa, la capitale syrienne de l’EI; Adrien Guihal, ancien administrateur du site et forum djihadiste Ansar al-Haqq ( » partisans de la vérité « ), condamné en 2012 pour un projet d’attentat. Depuis la Syrie, Guihal a revendiqué les assassinats, en juin dernier, des fonctionnaires de police Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider à Magnanville, au sud de Paris. Un mois plus tard, il a enregistré le message attribuant à l’EI l’attentat qui a fait 86 morts à Nice, le soir du 14 juillet.

A Bruxelles, Ben Abbes fréquentait notamment la mosquée du Cinquantenaire (ici, en 2016, lors d'une prière en hommage à une victime des attentats du 22 mars).
A Bruxelles, Ben Abbes fréquentait notamment la mosquée du Cinquantenaire (ici, en 2016, lors d’une prière en hommage à une victime des attentats du 22 mars).© L. DIEFFEMBACQ/BELGA/AFP

Le 3 avril 2009, Farouk Ben Abbes est interpellé en Egypte, alors qu’il revient clandestinement de la bande de Gaza. Il détient, sur une clé USB,  » une abondante littérature relative au djihad « , dont une série de textes, vidéos et photos détaillant les  » techniques de fabrication d’explosifs et les méthodes d’attentats  » :  » explosifs avec un portable ou un réveil « ,  » explosifs et charges de dynamite « ,  » voitures piégées « ,  » militarisation générale « , etc. Le support informatique comprend aussi un logiciel de cryptage dénommé  » Mudjahedeen Secrets « , mis au point par des informaticiens d’Al-Qaeda. Sur son logiciel, Ben Abbes dispose d’une clé  » publique  » lui permettant d’accéder aux fichiers de Khaled Mustapha, le chef de Jaysh al-Islam. Une manipulation des services égyptiens pour l’accabler, jure-t-il.

Après un an de prison, il est expulsé de l’Egypte vers la Belgique en 2010

Les Egyptiens ont également arrêté une Française, Dude Hoxha, soupçonnée d’avoir convoyé des fonds destinés aux commanditaires de l’attentat du Caire. Elle raconte au Vif/L’Express :  » Un policier est venu me voir en prison et m’a dit que Farouk Ben Abbes avait avoué son intention de commettre un attentat contre la salle du Bataclan, à Paris. Mon avocat local m’a dit de ne pas y croire, que Farouk avait raconté n’importe quoi sous la torture.  » Selon les informations parvenues aux services français de renseignement, le détenu aurait d’abord évoqué  » un bâtiment de la communauté israélite dans la ville de Saint-Denis , au nord de Paris « . Les policiers français sont sur les charbons ardents. Ben Abbes, expulsé d’Egypte vers la Belgique le 8 mars 2010, fait l’objet d’une surveillance physique et technique. Le 16 juillet, alors qu’il souhaite se rendre  » dans le sud de la France « , il est interpellé au poste frontière franco-luxembourgeois de Zoufftgen.

Le Belgo-Tunisien nie tout en bloc. Non, ce n’est pas lui, l’interprète de Khaled Mustapha. Il n’est pas non plus le  » frère belge  » auquel le même Mustapha devait demander s’il était  » prêt à commettre une opération martyr en France « , selon un message intercepté. En septembre 2012, il obtient un non-lieu malgré son  » profil inquiétant « . Explication :  » Les autorités égyptiennes n’ont jamais transmis la moindre pièce de procédure permettant d’étayer les éléments qu’elles avaient pu elles-mêmes recueillir, notamment les déclarations de Farouk Ben Abbes relatives à un projet d’attentat en France « , déplore le juge d’instruction. L’Etat lui verse même 6 000 euros en guise de  » réparation de son préjudice moral  » pour les quatre-vingt-cinq jours de détention provisoire qu’il a effectués dans le cadre de cette procédure.

Exilé dans l’Aube, loin des stades de foot, pendant l’Euro 2016, Ben Abbes est désormais de retour à Toulouse, l’une des pépinières françaises de djihadistes, où il est installé depuis un an. Dans son appartement du quartier de la Reynerie, il vivote du RSA, le revenu de solidarité active, avec son épouse, étudiante en master voilée de la tête aux pieds. Trois fois par jour, le trentenaire, décrit comme  » intelligent, sympathique et souriant « , pointe au commissariat de son quartier. A double titre. Comme mis en examen placé sous contrôle judiciaire dans une enquête ouverte en 2010 pour propagande terroriste, via le site Ansar Al-Haqq. Et comme assigné à résidence, dans le cadre de l’état d’urgence, depuis novembre 2015. Deux précautions valent mieux qu’une…

« Totale collaboration belge »

Dans Nos années de plomb (éd. Plein Jour), Philippe Cohen-Grillet met en cause les autorités judiciaires et policières françaises dans l’enquête sur le premier projet d’attentat contre le Bataclan, fomenté depuis l’Egypte, et, a contrario, salue le travail des Belges. « Fondée sur des renseignements initiaux transmis par la police égyptienne, une totale collaboration des services belges, de nombreuses auditions, des éléments matériels, […] l’enquête sur le projet d’attentat contre le Bataclan a, de fait, mis au jour la constitution d’un tel réseau. Il fallait juste être capable de l’analyser, et c’est là que les ennuis commencent », observe l’auteur. Et le journaliste français de fustiger l’attitude du député Les Républicains et ancien juge antiterroriste Alain Marsaud, qui avait critiqué « la naïveté des Belges » après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

G.P.

Par Boris Thiolay et Anne Vidalie.

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