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Iran: Ali Khamenei, seul maître après Allah

Le Vif

Ebranlé par le mouvement vert de 2009, le guide suprême, Ali Khamenei, a su sauver son trône. Et il n’a rien à craindre du scrutin présidentiel de ce 14 juin. Témoignages à l’appui, Le Vif/L’Express revient sur son parcours. Ou comment un théologien de rang moyen est devenu le monarque absolu du régime de Téhéran.

Serait-il insubmersible ? Un temps déboussolé, le guide a tangué sous l’orage sans jamais perdre son cap. Au printemps de 2009, lorsque les enfants de la « vague verte », rébellion civique dopée par la réélection frauduleuse du président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, bombardent de slogans assassins l’ayatollah Ali Khamenei, « guide suprême de la révolution islamique » jusqu’alors intouchable, ils brisent un tabou. De là à casser les reins du gardien du dogme théocratique chiite… Quatre ans plus tard, et au prix d’une implacable répression, Son Eminence tient toujours la barre d’une poigne ferme.

Le scrutin présidentiel de ce 14 juin entretient une illusion d’optique : celle d’un régime reposant à parité sur deux piliers, le Coran et l’isoloir. Car Khamenei et son clan verrouillent le rituel électoral. Qui a validé les huit candidatures jugées acceptables ? Le Conseil des gardiens, organe composé de 12 juristes : six nommés par le guide, et autant choisis par le Majlis – Parlement aux ordres -, sur proposition du chef du pouvoir judiciaire, désigné par qui vous savez. Exit l’iconoclaste Esfandiar Rahim Mashaie, poulain et confident d’Ahmadinejad ; exit aussi l’ancien raïs Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, suspecté de rouler pour le Grand Satan américain et accusé de bienveillance envers les « séditieux » de l’insurrection vaincue. Rafsandjani, ce complice d’antan auquel Khamenei doit tant, donc trop ; celui-là même qui, à l’heure du soulèvement fatal au chah, en 1979, propulsa auprès de l’imam Rouhollah Khomeini le mollah venu de la lointaine Machhad (Nord-Est).

Restent donc en lice une poignée de disciples du « Rahbar » (guide). Les moins serviles ? Le religieux modéré Hassan Rohani et un réformiste inoffensif. Le plus zélé ? L’intransigeant mais terne Saïd Jalili, envoyé de Khamenei sur le front de négociations nucléaires en cale sèche et ancien conseiller politique au sein du Beit-e Rahbari (Bureau du guide), où un autre prétendant, l’ex-ministre des Affaires étrangères Ali Akbar Velayati, joue les sherpas diplomatiques depuis seize ans. Autant dire qu’aucun des qualifiés ne discute la prééminence absolue, sacralisée par la Constitution, de « Sa Sainteté ». Celle-ci aurait-elle un favori ? « Le guide n’a qu’une voix, et nul ne sait pour qui il vote », rétorque l’intéressé.

Un « martyr vivant »

Une certitude : Khamenei ne veut à aucun prix d’un clone d’Ahmadinejad, ce tâcheron laïque à la piété rustique qu’il parraina en 2005 aux dépens – déjà – de Rafsandjani, et dont il avalisa en 2009 la douteuse victoire, au risque de ruiner à jamais son magistère d’arbitre supposé impartial. D’autant que le protégé populiste osa ensuite défier son mentor, plaçant çà et là ses obligés, tentant de s’emparer des leviers du pétrole ou du renseignement. Trentenaire à bout de souffle tétanisée – quoi qu’en dise la propagande patriotique en vigueur – par les sanctions occidentales, la théocratie iranienne n’a pas les moyens de s’offrir un nouveau conflit de légitimité. Le guide songerait d’ailleurs à abolir purement et simplement la présidence… Une manie : en 1989, il avait supprimé la fonction de Premier ministre, alors occupée par son rival Mir Hossein Moussavi. Deux décennies plus tard, celui-ci, porté par la jeunesse urbaine, défiera en vain dans les urnes Mahmoud Ahmadinejad. Il rumine depuis lors son échec en résidence surveillée. Armée, police, services secrets, justice, relations internationales, programme nucléaire, radio-télévision : Khamenei, qui fêtera ses 74 ans en juillet, tient à garder la haute main sur tous les dossiers cruciaux. « Chaque bulletin glissé dans l’urne, martèle-t-il, sera un vote en faveur de la République islamique. » Encore faut-il convaincre les Iraniens de se prêter au simulacre.

L’élégante raideur du maintien, la barbe grise de patriarche, les lunettes cerclées sur un regard figé, le turban noir des seyed – descendants du Prophète – : fils d’un cheikh azéri, Ali Khamenei cultive les attributs de l’austère apparatchik chiite. Panoplie assortie de l’aura du miraculé : l’attentat au magnétophone piégé qui, à l’été 1981, le priva d’une main et de l’usage d’un bras lui vaut aussi le très noble statut de « martyr vivant ». Pour autant, ceux qui l’ont côtoyé avant la tourmente révolutionnaire dépeignent un tout autre personnage, jeune religieux progressiste, voire gauchisant, épris de littérature, de poésie et de musique persane, volontiers sarcastique envers le clergé fondamentaliste. Tel est le cas de son neveu Mahmoud Moradkhani, médecin ORL à Croix, près de Lille (nord de la France). « Je me souviens d’un être très sociable et d’un abord agréable, raconte cet opposant établi en France depuis un bon quart de siècle. A la maison, il m’arrivait souvent de lui allumer sa pipe et de lui masser la nuque. Seule anicroche, cette engueulade le jour où il me convia à son cours de lecture du Coran. Quand vint mon tour, je commis tant de fautes qu’il en perdit son calme… » L’autre accroc surviendra bien plus tard, quand Mahmoud, désireux de quitter l’Iran, sollicite en vain un passeport auprès de son oncle, devenu entre-temps président. Rigueur à géométrie variable : en 1990, raconte l’anthropologue Fariba Adelkhah, Khamenei autorise l’inhumation du poète Mehdi Akhavan Sales à Tus, dans la province du Khorasan, non loin du caveau de Ferdowsi, écrivain légendaire du Xe siècle. Il faut dire que, dans ses jeunes années, « Seyed Ali » fréquentait assidûment cet intellectuel libertaire, qui lui récitait ses élégies, parfois lestes, tout en pinçant les cordes de son tar, un luth à long manche. Ce qui n’empêchera pas l’ayatollah de fermer, six ans plus tard, les écoles de musique, lieux de perdition.

Une biographie officielle enjolivée

S’ils adoucissent quelque peu le rugueux profil du Rahbar, les témoignages recueillis écornent aussi la pieuse légende de la biographie officielle ; laquelle dépeint la maison exiguë de Machhad où le petit Ali dînait, les soirs de chance, de pain et de raisins secs, et exalte la geste héroïque du résistant persécuté. « Bien sûr, mon oncle recevait chez lui étudiants et insurgés, mais il ne fut jamais un acteur de premier plan des manifs hostiles à la dynastie Pahlavi, soutient le Dr Moradkhani. Disons qu’il a suivi le mouvement. Si son cadet Hadi, aujourd’hui réformateur sous surveillance, a passé cinq ans en taule, lui n’y a fait que de brefs séjours. Les périodes d’exil intérieur ? Un châtiment très supportable. » En ces temps troublés, le futur guide doit sa quiétude à un commerçant du bazar local, adepte du nationaliste Mohamad Mossadegh, qui l’héberge discrètement. « En fait, précise un autre cousin, Khamenei ne sortira de l’ombre qu’à son arrivée à Téhéran. Même si sa réputation d’orateur talentueux l’y avait précédé. La première mission que lui assigne Khomeini – dont il fut l’élève en la cité sainte de Qom en 1958 – sera d’ailleurs celle d’imam de la prière du vendredi. »

Site Web en 13 langues et compte Twitter trilingue

« Plus qu’un théologien ou un juriste de haute volée, confirme Ahmad Salamatian, député d’Ispahan puis vice-ministre des Affaires étrangères de la République islamique naissante, c’est un bon prêcheur. Idéologiquement proche des Frères musulmans. » De fait, Ali traduit en farsi les écrits de l’Egyptien Saïd Qotb, maître à penser de la mouvance « frériste ». Désormais libraire à Paris, dans le Quartier latin, Salamatian a vécu la métamorphose du seyed lettré. « Le soir même de la chute du chah, il s’installait au siège du renseignement militaire du pouvoir déchu. Son dada : l’appareil sécuritaire. Au fond, c’est en treillis que Khamenei était alors le plus à l’aise. » Bientôt promu vice-ministre de la Défense puis émissaire de l’imam vénéré auprès de l’état-major, le « mollah-mili » se voit aussi confier la supervision du corps d’élite des gardiens de la révolution, les fameux pasdaran. Position rêvée pour tisser de robustes liens avec la garde prétorienne du régime comme avec les miliciens bassidji, gardes-chiourmes aveuglément loyaux. Maints hauts gradés officient d’ailleurs au sein du Bureau du guide, vaste bunker logé au coeur de la capitale. « Trois fidèles y jouent un rôle-clé, avance un parent du Rahbar. Ali Asghar Hejazi, maître de l’agenda et des finances, un certain Vahid, patron de la sécurité rapprochée, et le très discret Mojtaba, fils cadet et messager favori de Khamenei. » A l’en croire, les deux derniers auraient orchestré l’écrasement du soulèvement citoyen de 2009, que Seyed Ali, l’ami de la poésie, a ordonné et couvert. Comme il avalisa au fil de sa carrière la liquidation de milliers de « traîtres » et les assassinats ciblés de dissidents. Mais qui entend encore les gémissements des civils torturés et violés dans d’immondes cachots ?

Président sous Khomeini, l’enfant de Machhad hérite du trône de Rahbar à la mort de l’icône redoutée. Dignité pourtant promise à Hossein Ali Montazeri, sommité religieuse destituée in extremis pour avoir osé dénoncer les massacres de prisonniers politiques. Voilà comment, avec le concours du Machiavel persan Rafsandjani, un clerc au pedigree théologique médiocre, promu à la hâte au rang d’ayatollah, accède au nirvana. Et ce, au grand dam des marjas – l’échelon suprême de la hiérarchie cléricale – de Qom, atterrés par ce qu’ils tiennent pour une imposture.

L’envoyé ici-bas du Mahdi – l’imam caché, messie dont les chiites attendent le retour – ne s’aventure guère hors d’Iran. « Il a visité jadis la Libye, la Roumanie de Nicolae Ceausescu et la Corée du Nord, pays qui le fascine », résume Ahmad Salamatian. Si le contenu de ses sermons et de ses fatwas, ou décrets religieux, atteste l’archaïsme de sa vision du monde, et notamment de la mission qui échoit à la femme, le guide approuve la recherche sur les cellules souches, le clonage thérapeutique ou le don de sperme, et juge depuis 2005 haram – proscrit en islam – la détention et l’usage de la bombe atomique. De même, il ne dédaigne pas les instruments de la modernité. Dans cet Iran où l’accès à Internet et aux réseaux sociaux, vecteurs de la subversion, demeure strictement contrôlé, voire banni, Son Eminence a son site Web en 13 langues – dont le russe, le swahili et le français – ainsi que sa page Facebook et son compte Twitter trilingue (farsi, arabe, anglais).

Les optimistes impénitents veulent croire que, flanqué demain d’un président soumis et déférent, le « lieutenant du Messie » aura les coudées plus franches pour transiger sur le nucléaire ; d’autant que l’isolement de l’Iran entrave l’épopée affairiste des pasdaran, maîtres de pans entiers de l’économie. Après tout, n’a-t-il pas envisagé en mars l’ouverture d’un « dialogue direct » avec Washington ? Le guide, on le sait, n’a qu’une voix. Une seule voix, soit, mais n’a-t-il vraiment qu’une parole ?

Par Vincent Hugeux; V. H.

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