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Internet fait-il la révolution ?

Les changements de régime à Tunis et au Caire le prouvent. Les nouveaux médias apportent une autre dimension aux révoltes populaires. Mais sont-ils plus qu’un outil ? Ils deviennent en tout cas un enjeu majeur de la diplomatie.

La scène se passe dans un studio de la chaîne privée égyptienne Dream 2 TV. Le décor est cosy. Face à une journaliste vedette au tailleur strict, Wael Ghonim, le sweat-shirt élimé, le visage pâle et le regard assombri par la fatigue, raconte ses douze jours de détention aux mains des services de sécurité. Responsable marketing de Google pour le Moyen-Orient, c’est lui qui, comme administrateur de la page « Nous sommes tous Khaled Saïd », du nom d’un jeune blogueur battu à mort par la police en juin 2010, a lancé sur Facebook l’appel à manifester le 25 janvier, mobilisation considérée comme le déclencheur de la révolution populaire égyptienne. Wael Ghonim, qui travaille aux Emirats arabes unis, est revenu au Caire pour y participer. Il est arrêté le 28 janvier. A peine libéré, il découvre quasi en direct l’ampleur que la contestation a prise. « Je ne suis pas un héros. Les vrais héros sont ceux qui ont manifesté dans les rues. Cette révolution appartient à la jeunesse Internet », explique-t-il avant de tomber en sanglots au souvenir de l’accusation de « traître » que l’officier qui l’interrogeait en prison lui a assénée. « Nous ne sommes pas des traîtres. Nous aimons l’Egypte. Nous luttons pour nos droits et pour notre pays. » Wael Ghonim devient une figure emblématique de la révolution égyptienne. Le lendemain de l’interview, la mobilisation reprend de plus belle et, quatre jours plus tard, Moubarak abandonne le pouvoir. Internet peut-il faire la révolution ?

L’histoire de Wael Ghonim est en quelque sorte la métaphore de l’impact d’Internet et des réseaux sociaux dans les révolutions arabes. Ils n’en sont pas les « héros » mais leur rôle est primordial. Sans terreau propice (pauvreté, injustice sociale, avant-garde éduquée, pouvoir corrompu et sclérosé…), Internet et Face-book seraient impuissants à mobiliser et à galvaniser les foules : une majorité d’experts font ce constat.

Mais certains vont plus loin et attribuent à la Toile un rôle central. C’est le cas d’Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, qui met en évidence le formidable pouvoir de diffusion de l’information des réseaux sociaux. « En 1982, le régime syrien a sévèrement réprimé une révolte des Frères musulmans à Hama. Les violences ont fait 30 000 morts mais aucune image n’a été diffusée. Ce n’est plus imaginable aujourd’hui », note-t-il. Directeur de la section belge francophone d’Amnesty International, Philippe Hensmans fait sensiblement la même analyse : il croit davantage au pouvoir de caisse de résonance externe de Face-book qu’à sa capacité de mobilisation interne. Impossible désormais de réprimer en silence et à l’abri de conséquences politiques. La révolution tunisienne le démontre. Certes l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid le 17 décembre en a été le déclic. Mais elle n’aurait pas eu le dénouement qu’elle a connu sans la diffusion des images de la répression par la police dans la ville de Kasserine, du 8 au 10 janvier, un tournant majeur dans le processus de libération.

A l’autre extrémité du champ critique, un chercheur de l’université Stanford aux Etats-Unis, Evgueny Morozov, dénonce, dans un ouvrage récent au titre évocateur The Net Delusion ( L’illusion du Net), la « cyber-utopie », « la croyance naïve dans la nature émancipatrice de la communication en ligne, qui repose sur un refus obstiné de prendre en considération ses aspects négatifs ». L’ouvrage, il est vrai, est antérieur aux révolutions arabes. Parmi ces travers, l’exilé biélorusse met en exergue le « progrès technique » que les réseaux sociaux offrent aux régimes autoritaires et dictatoriaux : publique, la contestation est plus aisément réprimée. L’échec de la révolte verte en Iran en fournit selon lui l’illustration. Les bénéfices des nouvelles technologies dans la résistance à l’oppression sont-ils vraiment plus élevés que les coûts ? s’interroge Evgueny Morozov. Question pertinente.

Philippe Hensmans, d’Amnesty International Belgique, est bien conscient du danger que courent les internautes et les blogueurs. Il s’interroge, par exemple, sur le fait que le pouvoir tunisien, connu pour son filtrage du Net et des réseaux sociaux, y ait laissé prospérer la révolution. Le phénomène d’émancipation et d’émulation démocratique par Internet est-il devenu proprement incontrôlable ? C’est la thèse de Claire Lobet-Maris, professeur de sociologie à la faculté d’informatique des Facultés universitaires de Namur, qui observe une confrontation entre des « révolutionnaires jeunes et éduqués » et des « dirigeants dépassés et qui peinent à réagir à cette nouvelle forme d’opposition ».

Certaines oligarchies, toutefois, résistent davantage que d’autres, dans des contextes, il est vrai, différents. Damas, le 4 février : le correspondant de l’agence russe Ria Novosti ne décèle que la présence « de groupes de policiers en civil près du Parlement » comme illustration d’une journée qui devait marquer la première déclinaison syrienne de la contestation populaire arabe. Malgré un appel sur Facebook à un « soulèvement pacifique » « contre la monocratie et la corruption » soutenu par 12 000 internautes, la mobilisation restera virtuelle. La peur de la répression dans un pays cadenassé a été plus forte. Quelques jours plus tard, le pouvoir se permet même de libérer l’accès aux réseaux sociaux qu’il avait censurés et que les internautes avaient réussi à contourner. Mais le 14 février, piqûre de rappel à l’ordre : Tal al Mallouhi, une jeune blogueuse arrêtée en décembre 2009, est condamnée à cinq ans de prison pour « divulgation d’information à un Etat étranger (les Etats-Unis) ». Et dire que l’accession au pouvoir de Bachar el Assad en juillet 2000 avait soulevé l’espoir d’un vent de démocratisation, notamment parce que, ayant étudié à Londres, il était présenté comme fana des nouvelles technologies…

Fermeture des réseaux, censure, contrôle des internautes, pressions américaines sur les opérateurs… : les révoltes arabes viennent confirmer l’enjeu crucial que représentent désormais l’utilisation et le contrôle de la Toile. L’ambassadeur Philip L. Verveer, le coordinateur du gouvernement américain pour la politique de communication et d’information, est venu exposer, la semaine dernière à Bruxelles, la nouvelle stratégie des Etats-Unis en matière de médias numériques. La secrétaire d’Etat Hillary Clinton a assuré en janvier dernier que « la liberté d’accès à Internet est essentielle pour défendre les droits de l’homme et promouvoir la prospérité économique ». Que les sociétés leaders en ce domaine soient américaines les exposent-elles à une instrumentalisation par Washington ? « Les moteurs de recherche comme Google ne sont pas neutres du tout, ne fût-ce qu’au plan des algorithmes de présentation de l’information », note Claire Lobet-Maris. Ils sont des jouets aux mains de forces politiques. Mais les révoltes arabes révèlent aux opérateurs que les réseaux sociaux deviennent aussi des outils de contre-culture et des vecteurs de bouleversements sociaux très profonds. […] Les critères purement financiers ne sont plus les seuls pour évaluer la qualité d’un opérateur ; le critère politique est aussi important. » Révolution, vous avez dit révolution ?

Gérald papy

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