© Reuters

Il était une fois Kadhafi, Guide à la dérive

Au-delà de ses outrances, le despote, tué ce jeudi, a su préserver pendant plus de quarante ans un pouvoir sans partage et s’assurer la mansuétude de l’Occident. Itinéraire d’un Néron des sables qui prétendait montrer la voie au monde arabe et à l’Afrique.

Le « bouillant colonel » bouillait de cette fureur incrédule qui tétanise les tyrans frappés d’impuissance ou avides de vengeance. La révolution, dit-on, mange ses enfants. Mais elle dévore aussi ses pasteurs dévoyés. Quatre décennies après avoir renversé au nom du peuple le roi Idris Ier, le « Frère Guide » Mouammar Kadhafi s’agrippait à tout prix – celui du sang des siens – au trône qu’ébranle un soulèvement infiniment plus populaire que son pouvoir clanique. Un temps, ses apparitions furtives et ses imprécations radiotélévisées, assénées d’une voix éraillée et bégayante, ont semblé baliser une irréversible déchéance.

Mais ce bédouin pugnace puisait dans le déni de réalité – « Il n’y a pas de manifs et les Libyens m’adorent » – une énergie dévastatrice. Pour preuve, le show du 2 mars, lorsque, acclamé par une foule extatique, il promet un carnage aux hypothétiques envahisseurs. Le roi est nu, mais armé jusqu’aux dents. Sa garde prétorienne et ses miliciens fauchent les insurgés à la kalachnikov, quand ils ne les matraquent pas au hasard de raids aériens. Jusqu’à son dernier souffle, Kadhafi aura ainsi misé sur ce qui lui tint lieu d’assurance-survie : sa capacité de nuisance.

Il y a du Néron chez ce satrape impérieux qui parle de lui-même à la troisième personne, se compare, en mieux, au Christ comme à Mahomet, et jure de « tout brûler » si les « traîtres » s’entêtent à le défier. L’Occident attribue à la démence les foucades du grand timonier de la « Jamahiriya [République des masses] libyenne, arabe, populaire et socialiste ». « Ce type est fou », confiait l’an dernier en écho un ponte de l’Union africaine. Un peu court. Même paré de ses oripeaux de boutefeu fantasque, voire de clown tragique, le Guide, 68 ans, dont 41 à la barre de la galère libyenne, a l’implacable cohérence des excentriques.

Bien sûr, il est tentant de gloser sur ses colères, ses rodomontades, ses harangues injurieuses et ses diatribes aussi incandescentes que décousues. De s’égarer dans les méandres d’écrits abscons. De scruter aussi les sorties théâtrales de ce Fregoli des dunes, capable de parader le même jour en gandoura ourlée d’or, en costard immaculé et en uniforme d’apparat. D’ironiser enfin sur les lubies de celui qui tient Shakespeare pour un dramaturge arabe ou voit dans le hamburger un mélange de cafards, de souris et de grenouilles dont l’invasion fut fatale à l’URSS.

Mais de telles frasques éclipsent mal le pragmatisme du despote mû par l’instinct de survie. Le doyen des leaders arabes et africains doit sa longévité à un sens inné du louvoiement ainsi qu’à son art du chaos organisé. Rompu à l’alchimie des allégeances ancestrales, il a longtemps choyé les caciques tribaux, les zaouïas – confréries religieuses -, les hauts gradés et les rares rescapés de l’épopée révolutionnaire, tout en ménageant la jeune garde affairiste. S’il privilégie sa caste, ce funambule a su concéder à quelques dynasties rivales diverses prébendes et puiser dans la rente pétrolière de quoi huiler les rouages de sa machinerie.

Opportuniste, Muammar le Bédouin endossera à temps un autre costume, histoire d’abréger la coûteuse quarantaine infligée à son pays: celui du paria repenti. Pour un peu, on oublierait que le mécène favori des poseurs de bombes a armé, entraîné, financé, hébergé rebelles et tristes sires, tels Carlos, Abou Nidal ou Baader et sa bande. L’IRA, les Basques d’ETA, les sandinistes du Nicaragua, les Kanaks calédoniens ou les Sioux radicaux, tous eurent droit à ses largesses.

Au fil des ans, la Libye endosse la responsabilité de maints attentats terroristes, quitte à indemniser les familles des victimes. Qu’il s’agisse du Boeing de la Pan Am foudroyé dans le ciel d’Ecosse en décembre 1988 – 270 morts – ou du crash, l’année suivante, d’un DC 10 d’UTA dans le désert du Ténéré – 170 tués -, Tripoli rachète ses crimes en dollars, s’offrant à vil prix un brevet de respectabilité. Quoique tardif, un autre aveu a pesé lourd: le 19 décembre 2003, au terme de neuf mois de palabres secrètes avec Washington et Londres, la Jamahiriya saborde son arsenal nucléaire, bactériologique et chimique. Mieux, elle « balance » ses fournisseurs, pakistanais et nord-coréens notamment.

Kadhafi sait ce qu’il doit à la manne pétrolière

Bien joué: passée sur l’autre rive de l' »axe du mal », l’ancienne colonie italienne obtient la levée des sanctions européennes et l’allégement de l’embargo made in USA. Il est vrai qu’un tenace parfum d’or noir et de gaz flotte sur ces retrouvailles. Fils du désert, Kadhafi sait ce qu’il doit à la manne pétrolière. Reste qu’on l’entendra, en janvier 2000, pester contre cette « saleté enfouie au coeur de la terre », et accabler de sarcasmes les délégués du Congrès général du peuple, ersatz de parlement, accusés d’importer du « lait d’oiseau ». En clair, de dilapider en achats futiles un butin dont les humbles n’ont jamais vu la couleur.

L’improbable allié, qui a plus d’une corde à son oud – luth oriental -, sait aussi faire vibrer celle du péril islamiste. Il sera parmi les premiers à condamner le carnage du 11 septembre, s’empressant d’exhumer le mandat d’arrêt émis dès 1995 à l’encontre d’Oussama ben Laden, soupçonné d’orchestrer les maquis islamistes de Cyrénaïque (est), écrasés sous les bombes l’année suivante. « Nous combattons dans la même tranchée », claironne celui que Ronald Reagan tenait pour un « chien enragé »; lequel ravalait l’ex-cow-boy de Hollywood au rang d’intime d’Adolf Hitler recruté par le Mossad israélien… La martingale resservira : le 24 février, le Guide déboussolé impute l’insurrection à des militants d’Al-Qaeda gavés de « pilules hallucinogènes ».

Sa fameuse tente climatisée

Aux yeux des Frères musulmans locaux, le pieux Kadhafi n’est qu’un taghout, un impie. Certes, il a instauré la charia – loi coranique – dès 1994, mais refuse d’en faire la source exclusive du droit. Ennemi résolu de l’intégrisme, qu’il assimile au sida, l’ancien officier putschiste flétrit volontiers les « cheikhs obtus et rétrogrades ». En retour, les « barbus » ne lui pardonnent ni la mise au pas des oulémas, ni ses audaces doctrinales. Car le Guide prétend adapter les enseignements du Prophète.

Rétif à la polygamie, ce séducteur compulsif enclin à harceler la journaliste de passage batailla âprement pour dépoussiérer le statut de la femme. Las! La soumission des « soeurs » le navre. « Vous décrochez des diplômes, lance un jour à une assemblée du beau sexe celui que le petit peuple honorait parfois du surnom viril d’Al-Rayel – le Mec -, pour épouser des minables qui vous traitent en domestiques. A se demander si vous valez l’éducation qu’on vous offre. »

Né selon la légende sous une guitoune en peau de chèvre, Muammar fut pourtant élevé à la dure et dans la vraie foi. Jamais ce fils unique d’un berger de la tribu des Kaddafat al-dam – « Ceux qui font jaillir le sang » – n’a renié les valeurs d’une enfance turbulente. Lui le gamin sans le sou qui dormait à la mosquée, l’écolier insoumis meurtri par les récits de l’asservissement colonial, viré du collège pour activisme, admirateur du Congolais Patrice Lumumba et de l’Egyptien Gamal Abdel Nasser, dont il écoutait pieusement les sermons panarabes à la radio.

Jusqu’au bout, le Qaïd semblera habité par la nostalgie d’un ordre naturel, immémorial et mythique. D’où sa défiance envers la jungle urbaine et les bureaucrates. Dans Escapade en enfer, recueil de nouvelles publié en 1996, le Guide vert invite ses lecteurs à fuir la ville, « ce cauchemar, cimetière des liens sociaux ». A Rome, Bruxelles ou Paris, Kadhafi boude palais et palaces au profit de sa tente climatisée.

C’est ainsi: nomade impénitent, le vieux campeur déteste les murs et les toits « qui enserrent les âmes et nous empêchent de penser », préférant planter son chapiteau, flanqué d’une cohorte de gardes du corps surarmés et de son escouade d’amazones sanglées dans leur treillis bleu marine. Une aversion confortée par la destruction de sa résidence tripolitaine de Bab el-Azizia, cible en 1986 d’un raid meurtrier de l’US Air Force, et laissée depuis lors en l’état.

Le survivant reçoit là ses hôtes de marque, invités à méditer au coeur de cette caserne éventrée à la façade criblée d’impacts, d’où jaillissent des gerbes de fers à béton tordus. En juillet 2007, Nicolas Sarkozy, le président français, eut droit au rituel: planté à l’ombre d’une allégorie en métal doré – un poing broyant un chasseur-bombardier yankee -, le locataire de l’Elysée vit débarquer d’une limousine XXL un Guide à la démarche hésitante et mécanique, dont l’allure évoquait moins le prince arabe au port altier que la rock star à bout de souffle.

Du panarabisme à l’unité africaine


Qu’il est loin, le fringant Muammar qui, à 22 printemps, rallia l’Académie militaire de Benghazi, pour y fonder une cellule clandestine d' »officiers libres », inspirée du modèle nassérien. Cinq ans plus tard, le 1er septembre 1969, les conjurés déposent Idris, parti suivre en Turquie sa cure annuelle. Sur les ondes, un capitaine inconnu donne lecture du premier communiqué, idéaliste et lyrique, du Conseil de commandement de la révolution. « L’espoir du monde arabe », dit alors de lui Georges Pompidou.

A peine parvenu au pouvoir, le tombeur de la monarchie s’obstine à marier la Libye à ses voisins. Soudan, Syrie, Algérie, Yémen, nul n’échappe à cette frénésie fusionnelle. Sauf erreur ou omission, on recense 14 unions avortées. Le pacte scellé avec le Tunisien Habib Bourguiba tiendra deux jours. Quant à l’Egyptien Anouar el-Sadate, qui juge le soupirant « possédé du diable », il s’évertue à torpiller un mariage sans amour. « Le panarabisme, concédera un jour le fiancé perpétuel, n’est qu’une chimère. »

En 1998, ce cavalier aguerri – et dépité – enfourche donc un nouveau dada: l’unité africaine. En fait, un cheval de retour. Car voilà des décennies que la Jamahiriya laboure le continent noir, laissant dans le sillage argenté de la Société de l’appel islamique mosquées, écoles coraniques, centres culturels ou dispensaires, monnayant au besoin les conversions. Dont celle, éphémère, du futur empereur centrafricain Jean Bédel Bokassa. Là encore, Kadhafi rêve d’abolir les frontières, legs empoisonnés du colonialisme.

Au long de son règne, ce Lénine saharien aura beaucoup dissous: tour à tour l’Etat, le gouvernement, l’armée, voire la Libye elle-même. En janvier 2000, voilà qu’il supprime 14 des 21 ministères, dont les compétences échoient aux « conseils populaires ». Le régime n’en finit plus de remettre « tout le pouvoir au peuple », puisant ses slogans désuets au fil du « Livre vert », bréviaire utopiste et grandiloquent. Le catéchisme dévoile les secrets de la « troisième théorie universelle », seul remède au vain combat entre capitalisme et socialisme. Haro sur les partis, instruments de la « dictature moderne », le scrutin majoritaire, cette « imposture », le salariat et la monnaie, la tyrannie de l’enseignement obligatoire ou les crèches, reléguées au rang d' »élevages de volailles ».

Sans doute les « Etats-Unis d’Afrique » ne furent-ils que l’ultime avatar d’une inusable ambition. Celle d’un visionnaire à l’étroit dans son bac à sable national, décidément trop étriqué pour ses élans universalistes. L’imprécateur assagi offrira d’ailleurs ses bons offices sur tous les fronts. En 2004, il suffisait de consulter son site officiel pour décrypter sa vocation de médiateur universel. Les Corée, le Cachemire, le Darfour soudanais, la Côte d’Ivoire, l’Afrique des Grands Lacs, le Congo-Kinshasa : pas un conflit ne résistait à ses formules miracles. Et surtout pas l’imbroglio israélo-palestinien, aisément soldé par la création de l’Etat d' »Isratine »…

Le lait de chamelle, son breuvage fétiche, a viré à l’aigre. Il est temps que la folle méharée du Bédouin sans cap s’ensable. La survie étant un art du désert, la Libye, si Allah y consent, survivra bien à Kadhafi.

Vincent Hugeux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire