Eté 1940, Auschwitz. Des femmes juives hongroises, le crâne rasé, au moment de la sélection - la vie ou la mort. © belgaimage

Holocauste : comment l’impensable est devenu réalité

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

L’historien britannique Laurence Rees consacre une remarquable synthèse au phénomène génocidaire nazi. Et révèle la mise en marche progressive de la machine exterminatrice.

Les extraits du livre Holocauste. Une nouvelle histoire, par Laurence Rees en fin d’article.

Après plus de septante ans, que reste-t-il à apprendre sur le nazisme et sur la Shoah ? Ce qu’écrit Laurence Rees. Dans Holocauste. Une nouvelle histoire (1), l’historien, producteur, scénariste et réalisateur de nombreux documentaires pour la BBC, livre l’état du savoir et les récentes réflexions des historiens. Il apporte aussi sa propre oeuvre, en s’appuyant sur des documents d’époque et, surtout, en puisant dans un matériau original : des témoignages inédits, ceux de victimes mais aussi ceux des protagonistes fascinés par les harangues d’Adolf Hitler, que l’auteur accumule depuis plus de vingt-cinq ans. La nouveauté tient dans sa manière de raconter, à la façon d’une grande enquête, et par les qualités de synthèse dont il fait preuve.

Rees déroule minutieusement la montée en puissance de la  » solution finale « , des premières expériences sur les malades mentaux à l’extermination de masse des déportés juifs. Il expose le fonctionnement d’un régime qui dépeint les obsessions de son leader : l’antisémitisme fanatique qui le tenaillait et qui trouva dans la guerre l’élan nécessaire à un assouvissement exterminateur, tout comme la résolution de ne jamais capituler qui lui fit préférer la destruction de l’Allemagne à l’abandon de sa résolution…

« Bacille nuisible »

Laurence Rees juge que l'approche trop abstraite de l'Holocauste tend à déshumaniser l'événement.
Laurence Rees juge que l’approche trop abstraite de l’Holocauste tend à déshumaniser l’événement.© dr

 » Le Juif, écrit Hitler, a produit une tuberculose raciale entre les nations.  » Et  » l’objectif final  » de tout gouvernement allemand ne peut être, pour le futur Fürher, que  » la suppression sans compromis de tous les Juifs « . C’est par cette lettre d’Adolf Hitler, écrite en septembre 1919 et adressée à un camarade soldat, que s’ouvre Holocauste. Pour l’historien britannique, le courrier est un document essentiel, parce qu’il demeure la  » première preuve irréfutable des convictions antisémites d’Hitler « . Les idées du futur chef d’Etat nazi ne sont certes ni inédites ni isolées dans une Europe imprégnée d’un antisémitisme  » traditionnel  » d’origine chrétienne et d’une Allemagne pénétrée de l’antisémitisme völkisch (du nom du mouvement intellectuel apparu en Allemagne à la fin du xixe siècle). Cependant, une tout autre manière d’attaquer les Juifs se développe alors dans les esprits : un antisémitisme pseudo-biologisé et basé sur la notion de race. Ce concept catégorise, classifie et, surtout, hiérarchise la population humaine. Il suppose des races  » supérieures  » et des races  » inférieures « . Dans ce modèle, au bas de l’échelle, il y a les Juifs.

Dans cette lettre, Hitler appelle à  » renoncer à l’antisémitisme de l’émotion  » et à opter pour l’antisémitisme racial. Ce dernier se nourrit, en fait, de considérations anciennes édifiées sur des mythes scientifiques et datant, pour la plupart, du xixe siècle (l’inégalité des races d’Arthur de Gobineau, la lutte féroce pour la suprématie de la race aryenne d’Houston Stewart Chamberlain, l’eugénisme de Francis Galton…).

Quel intérêt, tout cela ? Pour Laurence Rees, dès lors que les nazis étaient persuadés que les Juifs étaient inférieurs,  » un bacille nuisible  » qu’il fallait éliminer, et dès lors que la  » judéité  » était présente dans le sang, il n’y avait pas d’échappatoire possible.  » L’antisémitisme traditionnel s’appuyait sur la religion : si les Juifs se convertissaient au christianisme, ils avaient une chance d’échapper à la persécution. L’antisémitisme nazi a ceci de particulier qu’il aboutit à l’exclusion et la persécution.  »

La mort des Juifs leur était-elle pour autant promise et était-elle planifiée de longue date ?  » L’Holocauste n’était pas préprogrammé « , affirme l’auteur. Les mesures antisémites n’étaient d’ailleurs nullement l’apanage du IIIe Reich, voire servaient les desseins de pays européens.  » Les Français et les Néerlandais ont collaboré volontiers, tandis que les Européens de l’Est ont servi de complices à l’anéantissement « , poursuit Laurence Rees, ajoutant que  » dans les années 1930, le désir de divers pays européens de persécuter et même d’expulser leurs Juifs est largement oublié aujourd’hui, dans la conscience publique, tant il fut dépassé en férocité par l’Holocauste nazi « . Ainsi, au cours du printemps 1937, la Pologne, désireuse de se débarrasser de ses trois millions de Juifs, envisage de les envoyer massivement à Madagascar. Mais, après un séjour de quelques mois sur l’île, les autorités polonaises abandonnent ce plan : il y est impossible de loger plus de 60 000 Juifs. En 1936, David Lloyd George, Premier ministre britannique, déclare, sortant de chez le Führer, que  » jamais je n’ai vu de peuple plus heureux que les Allemands, et Hitler est un très grand homme « . En mars 1938, à la veille de la conférence internationale des réfugiés du Reich, réunie à Evian, à l’initiative du président américain Franklin Delano Roosevelt, le Premier ministre canadien Mackenzie King reconnaît que le Canada peut être présenté comme un refuge pour les Juifs en raison de  » (ses) grands espaces vides et de (sa) petite population « . Mais  » nous devons veiller à préserver cette partie du continent des troubles et d’un mélange trop grand de sangs étrangers. […] Je crains des émeutes si nous acceptons d’accueillir en nombre des Juifs.  »

Ce qui aurait pu constituer une défense contre le nazisme n’a pas joué, ou faiblement. Les pays occidentaux ne se sont pas précipités pour accueillir les Juifs fuyant l’Allemagne et les pays conquis. Après l’échec d’Evian, en juillet 1938, et après l’assurance donnée par la France qu’aucun des Etats participants à la conférence  » ne conteste au gouvernement allemand le droit absolu de prendre à l’égard de certains de ses ressortissants des mesures qui relèvent de sa souveraineté « , Hitler acquit la conviction qu’il pouvait traiter désormais ses Juifs comme bon lui semblait, afin d’obtenir leur départ à tout prix.

Adolf Hitler, en 1938. Laurence Rees ne fait pas du Führer un despote tout-puissant.
Adolf Hitler, en 1938. Laurence Rees ne fait pas du Führer un despote tout-puissant.© belgaimage

Plusieurs « options »

Mais, pour Laurence Rees, la machine exterminatrice s’est progressivement mise en place. Bien sûr, on peut retenir, comme point de repère, la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), qui consigna l’évacuation des Juifs vers l’Est pour trimer dans  » de grandes équipes de travail  » :  » Il va sans dire, précise Reinhard Heydrich ( NDLR : adjoint d’Heinrich Himmler, ministre de l’Intérieur dHitler et chef de la Gestapo), qu’une grande partie d’entre eux (des Juifs) s’éliminera tout naturellement par son état de déficience physique.  » Mais selon Rees,  » la nouveauté n’est pas l’annonce d’une nouvelle stratégie destructrice mais l’extension d’une stratégie déjà existante  » : l’anéantissement des Juifs ne souffrira désormais aucune exception et ne s’arrêtera devant aucune conséquence. Dans le discours d’ouverture que prononce Heydrich, il est explicitement notifié que la  » question  » juive ne doit plus se poser aux générations suivantes.

Les archives nazies montrent que la politique antijuive du IIIe Reich s’est composée de plusieurs  » options « , qui ont été appliquées ou examinées. Les nazis, sept mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, signent l’accord Haavara, qui permet à des milliers de Juifs allemands, non sans de multiples extorsions, de récupérer une partie de leur capital en Palestine après émigration. D’autres solutions sont envisagées, dont la déportation des Juifs sur un territoire africain. Au cours de l’été 1940 – la victoire sur la France libérant le territoire de Madagascar – est étudiée la transformation de l’île, vidée de ses habitants, en un vaste ghetto, confié à l’administration SS, sous contrôle militaire allemand. Le plan achoppe finalement sur des problèmes de transports insurmontables. Pendant quelques mois, Adolf Eichmann, en charge des  » affaires juives et de l’évacuation « , réfléchit à l’implantation d’une  » réserve  » dans la région de Lublin, dans l’est de la Pologne. Dans la même séquence, plusieurs documents attestent du double projet de préserver un groupe important de travailleurs juifs et de les soumettre à un programme de stérilisation. Quels que soient ces projets, souligne Laurence Rees, tous ont,  » en définitive, un caractère génocidaire « , à moyen et long termes.

Franz Hoessler, commandant SS, filmé au camp de Bergen-Belsen.
Franz Hoessler, commandant SS, filmé au camp de Bergen-Belsen.© ullstein bild/belgaimage

« Opération Barberousse »

Jusqu’au début de 1941, Hitler n’aurait donc envisagé qu' » une solution finale territoriale  » : la déportation des Juifs sur les vastes terres qu’il compte vite conquérir en Union soviétique. Tout change en juin 1941 avec l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS. En quelques semaines, les troupes allemandes déferlent sur la Biélorussie, l’Ukraine et les Etats baltes. C’est l' » opération Barberousse « . Cette fois, les nazis entendent tirer la leçon du précédent polonais. L’échec des plans d’expulsion imaginés les mois précédents les conduit à envisager une  » solution  » plus radicale pour les Juifs présents sur leurs nouveaux territoires de conquête : leur liquidation systématique. Commencent alors les opérations de  » nettoyage  » derrière la ligne de front russe, essentiellement le fait des détachements spéciaux, les Einsatzgruppen. Ces  » groupes mobiles de tueries  » sillonnent l’est de l’Europe pour vider ces régions des communistes et les rendre judenfrei, c’est-à-dire  » libres de Juifs « . Et ce qui, au départ, doit être une extermination systématique, visant en priorité les hommes en âge de combattre, devient en quelques semaines un génocide : les femmes, les enfants, les vieux sont systématiquement tués dès juillet 1941. Avant que les camps d’extermination comme Auschwitz-Birkenau, Belzec, Chelmno, Sobibor ou Treblinka ne deviennent pleinement opérationnels.

Pour Laurence Rees, si les déportations de Juifs vers l’est se développent à l’automne 1941, ce n’est pas forcément le signe d’une volonté d’extermination ; si, devant les difficultés militaires rencontrées par les nazis, des décisions de  » liquidation  » sont prises, ce n’est que peu à peu ; faute de disposer de suffisamment de territoire, on en vient à une liquidation physique sur place qui se transformera en programme d’ensemble.

Mais le IIIe Reich doit surmonter de nombreuses entraves pour mettre ses plans à exécution. Les nazis sont à la recherche d’une  » technologie adaptée au meurtre de masse « . L’ouvrage de Laurence Rees met en lumière les obstacles techniques. Le régime expérimente d’abord le monoxyde de carbone, puis les gaz d’échappement canalisés dans des camions mobiles et dans des chambres temporaires. Finalement, le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, découvre en septembre 1941 à quel point le Zyklon B est  » productif « . Largement employé, il ne s’impose pourtant jamais comme l’unique technique que les nazis utilisent pour exécuter la  » solution finale « . Car c’est une  » palette d’outils  » qui conduit au génocide de plusieurs millions d’individus.

Ces  » outils « , notamment le gaz, sont d’abord expérimentés sur les handicapés mentaux.  » Nous sommes ici au coeur de la pensée meurtrière nazie, qui conçoit le monde comme une lutte où les  » bouches inutiles  » et les  » parasites  » devaient périr car leur vie n’est pas  » digne d’être vécue « .  » Six centres d’extermination comprenant des chambres à gaz sont installés en Allemagne et en Autriche. L’historien analyse le rôle moteur de l’idéologie eugéniste dans l’origine du génocide, mettant en évidence les lignes de continuité entre la volonté de suppression des malades mentaux et des handicapés – le fameux programme T4 qui fera près de 100 000 victimes – et la Shoah. Des  » techniciens  » de l’euthanasie, comme Christian Wirth, Irmfried Eberl ou Franz Stangl, sont chargés de mettre en place le plan qui donnera naissance aux camps de Belzec, Sobibor et Treblinka. Avec des techniques sensiblement pareilles.

« Radicalisation cumulative »

(1) Holocauste. Une nouvelle histoire, par Laurence Rees, traduit de l'anglais par Christophe Jaquet, Albin Michel, 640 p. Extraits : les intertitres sont de la rédaction.
(1) Holocauste. Une nouvelle histoire, par Laurence Rees, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Albin Michel, 640 p. Extraits : les intertitres sont de la rédaction.

Qu’importe donc de savoir à quel moment exact Hitler décide que les Juifs ne survivront pas, ni que les moyens de tuer sont ou non clairement définis, le sens de la  » solution finale  » est sans ambiguïté : les Juifs ne doivent pas sortir vainqueurs de cette guerre. Le Führer l’a prophétisé publiquement dans un discours prononcé devant le Reichstag, le 30 janvier 1939. Laurence Rees adopte la position du grand historien israélien, Saul Friedländer : ce qui fait la singularité de l’antisémitisme nazi, c’est son caractère  » rédempteur « . Autrement dit, l’idée selon laquelle le salut du monde, pour les nazis, passe nécessairement par l’élimination des Juifs. Pour les exécuteurs, ceux-ci représentent une  » menace active « . Ce qui permet de rétablir une  » cohérence  » entre tous les adversaires de l’Allemagne : le capitalisme américain et le bolchevisme soviétique, le Juif étant censé tirer les ficelles de l’un comme de l’autre.

Quant à Adolf Hitler, Laurence Rees n’en fait pas un despote tout-puissant.  » Pas d’Hitler, pas d’Holocauste : c’est incontestable « , affirme-t-il. Mais l’Etat nazi  » a également joué un rôle dans la manière dont l’Holocauste s’est développé  » en encourageant  » ses subordonnés à concevoir leur propre méthode pour mieux réaliser la vision d’ensemble « . L’auteur se range résolument aux côtés de l’historien allemand Hans Mommsen qui, en 1983, invente le terme de  » radicalisation cumulative « .  » L’Holocauste fut une sorte de free-for-all, avec des factions du régime essayant de se surpasser les unes les autres pour « améliorer » le mécanisme de meurtre.  » En ce sens, il s’attaque à la doxa de la  » banalité du mal « , développée par la philosophe Hannah Arendt, dont est sortie une vulgate : tout le monde peut, dans certaines circonstances, se transformer en bourreau. Il estime que  » plus que des hommes ordinaires, les nazis sont des fanatiques radicalisés « . De ses nombreux entretiens qu’il a menés avec des exécuteurs et des collaborateurs, il note que  » ceux-ci n’avaient pas le sentiment d’obéir aveuglément à des ordres comme les ouvriers d’une chaîne de fabrication « .  » Ils avaient internalisés le système des croyances nazies. Pour eux, tuer était la bonne chose à faire.  »

L’auteur n’exonère pas le peuple allemand. L’opinion n’a sans doute pas été à l’origine de l’entreprise criminelle nazie. Mais il conclut à l’absence de véritable réaction collective aux mesures antijuives ainsi qu’au processus de mise à mort. L’indifférence domine massivement le tableau, malgré les cas de dévouements individuels.

Tous les acteurs ont donc eu leur part, même si elle est inégale. Ainsi, certains pays européens ont collaboré plus volontiers et déportés des Juifs avec plus ou moins d’efficacité. A titre d’exemple, aux Pays-Bas, les trois quarts de la communauté juive ont péri durant l’Holocauste. Ce chiffre s’élève à 50 % en Norvège, 40 % en Belgique, 25 % en France.  » Les collaborateurs français, comme ceux d’autres pays d’Europe, ont simplement choisi d’agir de la sorte.  » Toutes les polices de l’Europe occupée ont effectué des rafles et, aux Pays-Bas, par exemple, le bilan élevé des déportations s’explique par la volonté de l’administration néerlandaise. De leur côté, les Alliés savaient quelle dimension prenaient les massacres des juifs d’Europe  » au moins officiellement dès le mois d’août 1942 « .

Une dimension que Laurence Rees résume en une phrase :  » L’extermination des Juifs fut un crime d’une horreur singulière dans l’histoire de l’humanité, parce que jamais auparavant un dirigeant n’avait décidé que, dans une période de temps concevable, un groupe ethnique et religieux devait être physiquement détruit et que des installations et des équipements seraient conçus et créés pour y parvenir.  »

EXTRAITS: L’intérêt d’être SS à Auschwitz

Le personnel d'Auschwitz se détendant.
Le personnel d’Auschwitz se détendant.  » Y travailler « menait à tisser des amitiés dont je repense aujourd’hui encore avec joie », écrit Oskar Gröning.© Universal History Archive/getty images

 » Comme beaucoup des 3 000 SS qui servaient dans le complexe d’Auschwitz, il (NDLR : Oskar Gröning) n’eut jamais de sang sur les mains, car seul un petit nombre d’entre eux travaillaient dans les usines de la mort et les crématoires. Pour lui, cette  » distance  » avec les tueries fut  » la chose décisive  » qui lui permit de continuer à travailler avec une relative satisfaction. Si bien que dans ses moments de loisir, il se plaisait même à faire un peu de sport. Il représenta par exemple en saut en hauteur l’équipe d’athlétisme des SS d’Auschwitz.

A bien des égards, Auschwitz était donc une affectation intéressante pour un SS. Non seulement le risque de se faire tuer y était faible, mais la nourriture et la boisson étaient de bonne qualité : une large part était d’ailleurs prise aux Juifs à leur arrivée. On pouvait aussi y devenir riche. Un officier SS chargé d’enquêter sur des affaires de corruption dans le camp, en 1943, estima ainsi que  » la conduite du personnel SS était en deçà de toutes les normes que l’on [était] en droit d’attendre de soldats. Ils donnaient l’impression de parasites brutaux et sans morale. L’examen des casiers mit au jour une véritable fortune, de l’or, des perles, des bagues et de l’argent, en toutes sortes de devises.  »

Mais ce n’était pas seulement la possibilité de devenir riche qui donnait envie aux SS de travailler à Auschwitz. Comme le raconte Oskar Gröning, on leur disait également que leur travail était primordial pour la sécurité du Reich, que les Juifs étaient derrière le bolchevisme et qu’il était nécessaire de continuer à se battre dans cette guerre pour empêcher l’Armée rouge de détruire l’Allemagne. C’est pourquoi Gröning et ses camarades SS ont continué d’accepter de participer au meurtre de masse de civils – enfants, adultes et vieillards.  »

EXTRAITS: Clinique spéciale

 » […] Hitler méprisait les handicapés. Mais si les nazis avaient introduit la stérilisation obligatoire, ils s’étaient retenus jusque-là d’autoriser leur exécution, que l’on appelait, par euphémisme,  » euthanasie « . Tout cela changea juste avant le commencement de la guerre, quand Philipp Bouhler, le chef de la chancellerie d’Hitler, soumit à l’attention de celui-ci une lettre écrite par le père d’un enfant gravement handicapé. Partisan de l' » euthanasie « , ce père demandait à Hitler la permission qu’il soit mis fin aux jours de son enfant, âgé de quelques mois.

Hitler autorisa son propre médecin, Karl Brandt, à examiner ce cas et, s’il lui semblait que la condition de l’enfant correspondait bien à la description qu’en faisait le père, de prendre des dispositions pour lui ôter la vie. Brandt fit ce qui lui était demandé. Des recherches récentes ont montré que l’exécution eut lieu à la fin juillet 1939, plusieurs mois plus tard qu’on ne l’avait cru jusqu’à présent, ce qui tend à montrer qu’Hitler savait que la guerre à venir lui offrirait une couverture utile pour prendre des mesures radicales contre les handicapés. Il accomplissait la prophétie qu’il avait faite en 1935 à Gerhard Wagner, le chef des médecins du Reich, selon laquelle, en cas de guerre, il  » résoudrait radicalement  » le  » problème  » des malades mentaux.

La mort de cet enfant amena Hitler à autoriser Bouhler et Brandt à tuer d’autres enfants eux aussi handicapés, et pas seulement des bébés. Toute une structure administrative fut mise en place pour superviser le processus. En août 1939, le ministre de l’Intérieur donna des instructions confidentielles qui demandaient aux sages-femmes de signaler tous les nouveau-nés souffrant de paralysie ou de difformité. Leurs rapports étaient envoyés ensuite à trois médecins, qui les marquaient d’un plus ou d’un moins. Si une majorité mettait un moins, l’enfant était envoyé dans une clinique spéciale, où il était tué d’une overdose de morphine ou d’un autre sédatif. Dans les registres officiels, leur mort était signalée comme ayant été causée par une maladie crédible, par exemple, la rougeole.

Toute l’opération était réalisée dans le plus grand secret.  »

EXTRAITS: Fausses douches

Photo prise par un gardien du camp d'Auschwitz-Birkenau : des hommes attendent devant une chambre à gaz.
Photo prise par un gardien du camp d’Auschwitz-Birkenau : des hommes attendent devant une chambre à gaz.© getty images

 » La première idée du docteur Widmann – gazer les patients pendant qu’ils dormaient dans leurs dortoirs – avait été jugée peu commode, mais la méthode de la fausse douche s’avéra d’une grande efficacité pour perpétrer un meurtre de masse. Du point de vue nazi, elle permettait de résoudre plusieurs problèmes pratiques. D’abord, les patients restaient calmes presque jusqu’aux derniers moments de leur vie : il n’y avait aucune raison de s’inquiéter de quelque chose d’aussi banal qu’une douche. De plus, on pouvait tuer d’un seul coup un grand nombre de patients et avec un personnel beaucoup moins nombreux qu’avec n’importe quelle autre méthode de mise à mort. Enfin, la fausse douche permettait aux meurtriers de garder leurs distances avec le crime lui-même. Au lieu de devoir affronter le regard de leurs patients au moment de leur faire une injection ou de les abattre, ils n’avaient qu’à tourner une valve. En plus d’être séparés émotionnellement du moment de la mise à mort, les assassins l’étaient aussi physiquement.

Le docteur Karl Brandt, qui fut personnellement témoin du gazage à Brandebourg, ne mentionna aucun de ces avantages quand il en parla à son procès, après la guerre. Il déclara en revanche qu’il avait discuté avec Hitler du choix entre l’injection et le gaz, et que celui-ci avait demandé  » quelle était la méthode la plus humaine « . Pour Brandt, la réponse était claire : le gaz. Beaucoup d’autres bourreaux qui utilisèrent aussi cette méthode de meurtre pendant la guerre affirmèrent plus tard qu’ils pensaient la même chose. Ils imaginaient faire preuve de bienveillance à l’égard de leurs victimes en leur épargnant le tourment de savoir qu’elles allaient mourir, et qu’en les trompant jusqu’au moment où le gaz s’échappait des tuyaux au-dessus de leurs têtes, ils faisaient montre d’humanité.  »

EXTRAITS: Autonomie

Ghetto de Lodz, en Pologne, en 1942. On estime que 95 % des Juifs du ghetto ont péri de privations, maladies ou gazés dans les camps d'Auschwitz ou de Chelmno.
Ghetto de Lodz, en Pologne, en 1942. On estime que 95 % des Juifs du ghetto ont péri de privations, maladies ou gazés dans les camps d’Auschwitz ou de Chelmno.© belgaimage

 » Il (NDLR : Hitler) avait dit à Wagner et au Gauleiter Bürckel, du Sarre-Palatinat et de Lorraine, que  » d’ici dix ans « , il ne voulait recevoir qu’une seule nouvelle de ses Gauleiters : que leurs territoires étaient allemands, ce qui voulait dire entièrement allemands. Il ne poserait pas de questions sur les méthodes utilisées pour ce faire et se soucierait fort peu s’il était établi, dans le futur, qu’elles avaient été  » déplaisantes ou pas totalement légales « .

Ce type d’instruction était, à bien des égards, caractéristique des consignes données par Hitler aux hauts responsables nazis. Voici votre objectif, réalisez-le comme vous l’entendez. Chaque Gauleiter pouvait ainsi employer ses propres méthodes. C’est certainement ce qui s’est passé en Pologne, où les Gauleiters rivaux Albert Forster, de Dantzig-Prusse orientale, et Arthur Greiser, du Warthegau, se sont efforcés, chacun à sa façon, d’imposer la politique de  » germanisation  » voulue par Hitler. Greiser soumit les Polonais à un examen pour vérifier s’ils devaient être classés ou non comme  » Allemands « . Ceux qui ne l’étaient pas étaient déportés. Dans le Gau (région administrative) voisin, Forster préféra un certain laissez-faire et classa comme  » Allemands  » des groupes entiers de Polonais. En plus de provoquer une querelle entre Greiser et Forster, cela aboutit à une absurdité : les membres d’une même famille pouvaient être  » allemands  » dans le Gau de Forster et  » polonais  » dans celui de Greiser. Pour la population locale, c’était une question de vie ou de mort, car les Polonais classés comme  » Allemands  » dans le Gau de Forster ne seraient pas déportés et recevraient davantage de nourriture, à l’inverse de ceux classés comme  » Polonais  » dans le Gau de Greiser. Pourtant, Foster et Greiser disaient tous deux mettre en oeuvre la vision d’Hitler, mais chacun le faisait à sa manière.

On observe la même situation – quand deux responsables régionaux menaient des politiques différentes tout en affirmant suivre la volonté de leur Führer – pour la politique nazie vis-à-vis des Juifs. Greiser, qui créa le ghetto de ?ód?, y suivit une politique tout à fait différente de celle de Fritz Bracht, le Gauleiter de Haute-Silésie orientale. Là, le SS Albrecht Schmelt mit les Juifs au travail forcé sur divers projets industriels et de BTP, si bien que dans les grandes villes contrôlées par Bracht, comme Katowice et B?dzin, les Juifs ne furent pas enfermés dans des ghettos.

Cette interaction complexe entre un objectif général défini au sommet et des initiatives locales prises à la base fut une des grandes caractéristiques de la façon dont évolua l’Holocauste.  »

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