Moment de trève et de recueillement pour les coureurs colombiens qui maintiennent vivace une foi parfois démonstrative. © MAXIMILIANO BLANCO

Histoire du cyclisme colombien : la Vierge des coureurs, entre sport et religion (3/5)

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

D’un côté, la mystique doloriste d’un sport qui exalte la souffrance comme une vertu. De l’autre, l’âme torturée d’un pays où la foi catholique se donne en spectacle. En Colombie, les champions cyclistes manient avec la même ferveur les gros braquets et les scapulaires.

Le directeur sportif vient d’achever son briefing, et le départ doit être donné dans quarante minutes. Alors, le dossard 44 profite du répit qu’autorise la vie de coureur cycliste dans les instants qui précèdent une course. Il s’éloigne du minibus de l’équipe pour se diriger vers l’église, sur la place principale de la petite ville de Roldanillo. Inutile de pousser la lourde porte en bois, le lieu est grand ouvert, comme chaque matin, offrant sa pénombre au regard des passants. Après avoir posé son vélo contre une colonne de pierre, le cycliste retire son casque. Il s’agenouille sur l’avant-dernier banc, en maillot et cuissard. Il joint les mains, et se met à prier, adressant au ciel des louanges connues de lui seul, dans l’intimité d’un dialogue avec le Très-Haut.

Au dehors, le speaker énumère les forces en présence. Certains concurrents s’échauffent sur des rouleaux, préparant leurs corps à la déflagration d’un départ rapide. Ce jeudi d’avril, la crème du cyclisme colombien est rassemblée pour la deuxième étape du Tour du Valle, dans le sud-ouest du pays. Jaime Castañeda sortira de l’église peu avant le coup de feu du starter, libéré de ses doutes, lui qui revient à la compétition après un arrêt prolongé, conséquence d’un problème cardiaque détecté au milieu de la saison 2016.  » Ce furent des mois d’angoisse, raconte-t-il. Mais grâce à Dieu, j’ai pu reprendre le vélo.  »

Castañeda, 30 ans, dix saisons chez les pros, n’a pas attendu le spectre d’une fin de carrière prématurée pour découvrir la piété.  » Dieu est celui qui nous aide en tout, déclame-t-il. Si la course s’est bien passée, je lui rends grâce. Si elle s’est mal passée, je lui rends grâce également. Avant, quand j’échouais à la deuxième place sur un sprint, je me révoltais. Puis, je suis arrivé à la conclusion que tout arrive à son moment.  »

Castañeda connaît le prix de la vie et de la mort. Il est le seul cycliste professionnel originaire de la région d’Uraba, à la frontière avec le Panama. Ce pedigree atypique lui a valu un surnom, el bananero, référence aux bananeraies de sa terre natale. Adolescent, pour échapper au soleil ravageur des Caraïbes, il partait s’entraîner à quatre heures du matin, guidé seulement par la ligne blanche au milieu de la route. Uraba était alors une  » zone rouge « , théâtre d’opération de la guérilla marxiste, puis territoire aux mains des milices paramilitaires armées par l’ultra-droite.  » Un jour, des individus sont venus au village, se souvient Castañeda. J’avais 8 ans, je me trouvais dans le petit magasin de fleurs de ma maman. Ils se sont dirigés droit vers un homme, ils l’ont tué sous mes yeux. Chaque jour, des innocents mouraient. Une amie de ma maman a été accusée de collaborer avec la guérilla, on lui a donné huit heures pour quitter le village. Trois ans plus tard, elle est revenue. Le soir même, on l’a tuée.  »

Briefing au départ du Tour du Valle. Quelques minutes avant la course, Jaime Castañeda (à g.) ira prier dans l'église de Roldanillo.
Briefing au départ du Tour du Valle. Quelques minutes avant la course, Jaime Castañeda (à g.) ira prier dans l’église de Roldanillo.© FRANÇOIS BRABANT

Bidon d’eau bénite

Le lendemain, la troisième étape du Tour du Valle est un contre-la-montre en côte disputé sur les hauteurs de Buga. La ville, principal centre de pèlerinage de Colombie, aimante chaque mois des milliers de fidèles, et les miracles y sont réputés nombreux. Plusieurs concurrents saisissent l’aubaine. Après l’étape, au lieu de regagner leur hôtel, ils s’offrent un moment de recueillement. A les voir pénétrer dans l’immense basilique, avec leurs corps si fins, la marque des lunettes de soleil imprimées sur leurs visages, on perçoit en surimpression une autre image : celle de Gino Bartali, agenouillé dans la basilique de Lourdes, lors du Tour de France 1958. L’évêque Pierre-Marie Théas s’était alors adressé au Toscan et à ses acolytes en ces termes :  » Messieurs les coureurs, dans la course comme dans la vie, songez à vous élever toujours plus haut.  »

Mais l’époque de  » Gino le pieux  » est révolue. Suivant le mouvement général de la société, le cyclisme s’est sécularisé. Seuls ses représentants sud-américains maintiennent vivace une foi parfois démonstrative, à l’image d’Adrián Bustamante, qui a trouvé dans la basilique de Buga un refuge, une trêve, loin des corps-à-corps sans merci qui régissent les compétitions cyclistes.  » J’ai demandé au Seigneur qu’il me permette de faire une bonne course, qu’il me protège des chutes, rapporte le coureur. Je mets tout entre ses mains. S’il veut faire de moi un nouveau Quintana, qu’il en soit ainsi.  »

Bustamante a grandi à El Espigon, hameau perdu au centre de la Colombie. Ses parents, de petits agriculteurs, cultivent la papaye et la tomate.  » Travailler aux champs dès l’enfance m’a rendu plus fort « , assure-t-il. Le cliché voudrait un jeune homme taiseux, pétri d’humilité, aux manières frustes. L’intéressé surprend au contraire par son assurance. Il arbore un beau visage aux traits fins, au regard affirmé. Son âge, 18 ans, est celui où, sous d’autres latitudes, en d’autres décennies, on se rebelle contre la religion, l’ordre et la morale. Mais le garçon trouve dans sa foi intense une exaltation qui lui sied mieux.  » J’aime aller à la messe tous les dimanches, s’enthousiasme-t-il. Avant chaque course, je me confie à Dieu, je lui parle.  » Sans le savoir, Adrian rejoue une nouvelle de Marcel Aymé, Le Dernier, qui met en scène un coureur cycliste. Un passage, en particulier, s’attarde sur la spiritualité du héros :  » Avant de s’endormir, Martin faisait sa prière à Dieu et lui parlait de l’étape qu’il avait courue dans la journée, sans songer qu’il put abuser de sa patience. Il croyait que Dieu s’intéressait aux courses de bicyclette et il avait bien raison.  »

De nombreux cyclistes colombiens invoquent la protection céleste.
De nombreux cyclistes colombiens invoquent la protection céleste.© MAXIMILIANO BLANCO

Un monde sépare pourtant Martin et Adrián, et il ne s’agit pas seulement de la frontière entre fiction et réalité. Le personnage de Marcel Aymé stagnait dans les tréfonds du classement. Son lointain héritier colombien collectionne les performances estimables. En octobre 2016, au Qatar, il a achevé en onzième position les championnats du monde juniors.  » Le matin de la course, j’ai demandé à mi diosito, mon petit dieu, qu’il me donne ce qu’il devait me donner. Sur la ligne de départ, je voyais mes adversaires tendus, nerveux. Moi, je me sentais tranquille, comme si j’allais disputer une petite course de village.  » S’il révère la puissance divine, Bustamante sait toutefois que son avenir sportif dépendra d’abord de ses propres jambes, de leur capacité à le propulser très vite, très haut.  » Je crois que personne ne mesure quel degré de souffrance on endure sur notre vélo « , insiste-t-il.

Alternant le sublime et le supplice, le cyclisme de haut niveau s’apparente à une torture consentie. Il est tentant, dès lors, d’y déceler une accointance avec l’imagerie catholique empreinte de dolorisme, si présente en Amérique latine.  » Le goût des Colombiens pour les Christs à l’agonie et les coeurs ensanglantés les prédisposent à percevoir, dans les efforts des coureurs cyclistes, les signes du salut « , soutient l’auteur britannique Matt Rendell, dans son essai Kings of the Mountains. De multiples anecdotes tendent à accréditer l’hypothèse. Lors de ses premières courses en juniors, Chepe González – vainqueur d’étape sur le Tour de France 1996 – s’élançait toujours avec deux bidons, dont l’un rempli d’eau bénite, auquel il ne touchait pas. Fabio Parra, troisième du Tour 1988, portait un scapulaire dédié à Notre-Dame de Morca. Ses primes de course, il les convertissait en donations pour l’entretien de cette église perchée dans les montagnes du Boyaca, au nord de Bogota, la capitale colombienne.

Buga, le Lourdes colombien, est une ville étape habituelle des courses nationales. Ici, au Tour de Colombie 2016.
Buga, le Lourdes colombien, est une ville étape habituelle des courses nationales. Ici, au Tour de Colombie 2016.© MAXIMILIANO BLANCO

Le médaillon de Quintana

Le cyclisme est un sport de combat qui ne dit pas son nom, une pratique à risque. D’où la tentation pour ses  » officiants « , comme les appelait Jacques Goddet, ancien directeur du Tour de France, d’invoquer la protection céleste.  » Je constate à ce sujet une différence avec mes coéquipiers européens, note Jarlinson Pantano, engagé sur le Tour de France 2017 au sein de la formation Trek. Eux sont très détachés de la religion. Moi, tous les jours, quand je me lève, quand je me couche, je remercie Dieu d’être en vie. Je lui demande de protéger tout le peloton. Il y a beaucoup de pères de famille parmi les coureurs, et des enfants qui les attendent à la maison. Or, en course, le danger est permanent.  »

La mémoire du Tour reste hantée par une image insoutenable, celle du corps sans vie de Fabio Casartelli, recroquevillé dans une mare de sang. Le 18 juillet 1995, quatre coureurs avaient chuté avec le jeune Italien dans la descente du Portet d’Aspet, parmi lesquels les Colombiens Julio Cesar Aguirre et Angel Yesid Camargo. Depuis, ce dernier ressasse un étrange présage :  » Le matin de l’accident, Casartelli, Aguirre et moi, on était par hasard ensemble chez le coiffeur, au village départ. On avait plaisanté tous les trois, sans imaginer la suite.  » En juin 2011, un autre Colombien, Mauricio Soler, vainqueur d’une étape et du classement de la montagne au Tour de France 2007, s’était fracassé contre le bitume dans une descente du Tour de Suisse. Plusieurs jours durant, le pronostic vital avait été engagé. Finalement sorti du coma, Soler n’est plus jamais remonté sur un vélo. Aujourd’hui, il continue de souffrir d’insomnie chronique. Comme une invitation à poursuivre la route à sa place, il a offert à Nairo Quintana, nouveau messie du cyclisme latino, un médaillon de la Vierge de Chiquinquira, objet d’une dévotion particulière en Colombie. En course, le leader de la Movistar ne s’en sépare jamais.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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