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« Hillary Clinton, féministe sans âme »

La candidate démocrate sera-t-elle la première femme élue présidente ? La perspective devrait réjouir les féministes. Mais Nancy Fraser, professeur de théorie politique, se montre sceptique, voire hostile.

Nancy Fraser est professeur de théorie politique à la New School, une des principales universités new-yorkaises avec Columbia et New York University. Pilier de la pensée de gauche, l’établissement excelle dans le domaine des sciences humaines et sociales. Rencontre.

La vidéo, révélée le 8 octobre, montrant Donald Trump sous le jour d’un macho sexiste parlant des femmes en termes particulièrement vulgaires constitue-t-elle un tournant ?

Deux bombes sont tombées ce jour-là, mais une seule, la vidéo de Trump, a explosé. L’autre, ce sont les  » fuites  » de WikiLeaks révélant le contenu des discours de Hillary Clinton devant le monde de la finance, qui lui ont rapporté 22 millions de dollars de 2013 à 2015. Oui : 22 millions de dollars ! On a maintenant la preuve que, devant les dirigeants de Goldman Sachs et ceux d’autres institutions de Wall Street, elle admettait être  » éloignée  » de la classe moyenne en raison de son train de vie. Et disait  » rêver d’un marché commun sans frontières dans le monde occidental « . Pis, elle soulignait la nécessité d’avoir  » une position publique et une position privée  » sur les sujets les plus controversés. Une duplicité et une amoralité totales…

La perspective de voir une femme à la Maison Blanche vous réjouit-elle malgré tout ?

Devoir choisir entre Hillary Clinton et Donald Trump me met dans une colère indescriptible. Ces candidats sont les deux faces d’une même pièce ; un couple symbiotique qui ne peut pas se passer l’un de l’autre et qui s’évertue à se diaboliser mutuellement. Pendant ce temps-là, les vrais problèmes de l’Amérique ne sont pas abordés. Seul Bernie Sanders, que je soutenais, a soulevé des questions de fond, obligeant Hillary à envisager à haute voix la gratuité de l’accès à l’université, ou l’augmentation substantielle du salaire minimal. Mais, depuis la fin des primaires, plus un mot.

Quels sont ces  » vrais problèmes  » ?

Nancy Fraser :
Nancy Fraser : « Clinton et Trump, les deux faces d’une même pièce. »© N. DVIR/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Les mêmes qu’en Europe, mais dans une version plus extrême. Depuis la fin des années 1970, le contrat social post- Seconde Guerre mondiale a été entièrement détricoté. Nous sommes passés de l’idée qu’un travailleur masculin devait recevoir un salaire suffisamment élevé pour éviter à sa femme de travailler – ce qui, pour les féministes de mon espèce, constitue d’ailleurs une forme inacceptable de paternalisme – à une situation où mari et femme doivent travailler comme des dingues, juste pour survivre. A New York, certains couples cumulent jusqu’à six emplois différents – trois chacun ! – pour joindre les deux bouts.

Selon vous, l’ex-sénatrice de New York est-elle féministe ?

En tout cas, Hillary, qui est  » pro-choice  » (pour le droit à l’avortement), se voit ainsi. Cependant, elle prône ce que j’appelle un  » féminisme du plafond de verre « . Son combat, ainsi que celui de nombreuses féministes américaines, c’est de permettre aux femmes de talent de s’élever au top du monde managérial ou de la hiérarchie militaire. L’ennui, c’est que ce discours s’adresse seulement à celles qui sont déjà relativement privilégiées. Dans les faits, des battantes surdiplômées et presque toujours issues de milieux aisés paient des domestiques latino-américaines ou afro-américaines pour qu’elles fassent le ménage à leur place et s’occupent de leurs enfants. Pour comprendre, il suffit de vous rendre à Union Square ou à Central Park, à New York. Regardez la couleur des bébés dans les poussettes, puis regardez celle des baby-sitters. Le problème, c’est que Hillary, très liée à Wall Street, ne propose rien pour réduire les inégalités liées à la financiarisation du système.

En tant que secrétaire d’Etat, Hillary Clinton a encouragé le microcrédit. C’est la preuve qu’elle ne se préoccupe pas uniquement des privilégiées, non ?

Le microcrédit est un trompe-l’oeil. On le présente comme un moyen d’émancipation des femmes. En réalité, il ne fait que pallier les manquements de l’Etat dans des pays où celui-ci a été démantelé au nom de la pensée ultralibérale à laquelle souscrit Hillary Clinton. Faire semblant de croire que le microcrédit peut circonscrire la misère est ridicule.

L’élection de Hillary Clinton ne serait-elle pas, malgré tout, un événement historique ?

Hélas pour Hillary, cette dimension est effacée par le précédent Obama. Lui était le premier président noir d’un pays bâti sur l’esclavage et la discrimination raciale, malheureusement toujours très présente. Or, il a été extrêmement décevant : sous sa présidence, les indices de pauvreté et l’espérance de vie des Afro-Américains se sont détériorés. Un comble ! Non seulement les Américains ne se font plus d’illusions sur la force des symboles, mais, de plus, la campagne de Hillary est dépourvue d’âme, de joie, de souffle.

Le slogan de Donald Trump,  » Make America great again « , est en effet plus fort. Cependant, le milliardaire new-yorkais ne semble guère préparé à la fonction.

Je vais peut-être vous étonner, mais certaines de ses prises de position en matière de politique étrangère sont plus rationnelles que celles de Hillary. J’aime l’idée qu’il veuille entretenir une relation pragmatique avec Moscou. La diabolisation antirusse me paraît dangereuse et stupide. Nous savons parfaitement qu’en Syrie et au Moyen-Orient, toute solution requiert la participation des Nations unies, des Européens, mais également des Russes. La candidate démocrate est un  » faucon « . Elle était, par exemple, favorable au bombardement du régime de Bachar al-Assad. Donald Trump n’a certes aucune expérience en politique étrangère, mais on peut lui reconnaître sa qualité de faiseur de deals. C’est peut-être mieux que de vouloir renverser des régimes au moyen d’aventures militaro-humanistes aux conséquences imprévisibles.

Pour les gens de gauche, New York est-elle toujours une capitale intellectuelle ?

Je suis partagée. Mais il y a des signes encourageants, comme la création de médias très intéressants, lancé par des trentenaires, tel le Jacobin Magazine ou la revue n+1. Une génération émerge. Le phénomène Bernie Sanders ressurgira, peut-être sous une forme différente.

Entretien : Axel Gylden.

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