Herman Van Rompuy © Hatim Kaghat

Herman Van Rompuy: « Relativiser Trump revient à faire de la collaboration idéologique »

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Généralement, l’ancien président du Conseil européen Herman van Rompuy garde les grands mots et les émotions pour lui. Ce n’est pas le cas de cet entretien accordé à nos confrères de Knack.

« Je suis surpris par ma propre véhémence », déclare Herman Van Rompuy après avoir relu cette interview. Le fait qu’il n’a pas voulu changer un iota en dit long. « La colère est un mot trop faible pour décrire ce que j’ai senti ces derniers mois », nous a confié Van Rompuy. « Le Brexit et l’élection de Donald Trump m’ont choqué, peut-être en premier lieu par le langage adopté par les politiciens. Les politiques sont beaucoup trop peu conscients de l’impact de leurs paroles sur l’opinion publique. Les politiques pourvus d’autorité qui s’expriment en insultant, éveillent des sentiments éprouvés en silence par beaucoup de gens, et les rendent légitimes. Jusqu’à présent, les actes politiques de Trump étaient surtout symboliques. Mais son langage incendiaire déchire une société qui était déjà angoissée et déboussolée. Cela me fâche terriblement. Quand Trump déclare que les Mexicains sont des violeurs, cela exerce un impact sur le regard que la population pose sur ces Mexicains. En politique, une parole est toujours un acte. »

Peut-être que les politiques intelligents doivent justement réagir calmement. Celui qui se met en colère joue le jeu de Donald Trump, Nigel Farage et Marine Le Pen.

VAN ROMPUY: C’est une sagesse de façade qu’aime, entre autres, proclamer la N-VA. « Ne dramatisez pas » et « jugez-les sur leurs actes ». Certains ont si peur d’être vus comme de gens de gauche qu’ils relativisent le phénomène Trump de façon presque hypocrite. Nous devons nous méfier de cette relativisation, certainement vu la période bizarre que nous vivons. Je sais que c’est dangereux, mais je vais tout de même comparer la situation aux années vingt et trente et à un phénomène appelé alors « La Trahison des Clercs ». C’était la trahison des intellectuels, qui trouvaient toujours des arguments pour dédramatiser le fascisme qui gagnait du terrain. « Il n’y a pas de raison de s’inquiéter », disaient-ils. « L’économie tourne bien, le chaos de la République de Weimar ne pouvait pas durer. » Nous ne pouvons pas pêcher une nouvelle fois par lâcheté idéologique – et je me méfie terme parce qu’il est très sensible – de collaboration idéologique.

L’indignation européenne sur l’interdiction d’accès au territoire n’est-elle pas hypocrite? À leur manière, la fermeture de la route des Balkans et le deal avec la Turquie sont aussi une interdiction d’accès au territoire, non ?

Il y a une grande différence. Nous avons déjà accueilli plus d’un million de personnes, au début même à bras ouverts. Cela a changé quand on a vu que des millions de gens étaient en route, que notre solidarité avait atteint ces limites et fait place à la peur. Nous avons arrêté le flux, oui, mais pour une tout autre raison que Trump. Nous n’avons pas dit que le but était de faire cesser le terrorisme, et nous n’avons donc pas établi de lien de cause à effet entre les réfugiés et le terrorisme. Nous avons dit qu’il y avait des limites au nombre que nous pouvons accueillir. C’est un tout autre signal.

Comment expliquez-vous le succès de politiques comme Trump, Le Pen et Wilders?

Il ne faut pas tout mettre dans le même sac. En France, je n’ai pas encore vu de sondage qui donne plus de 25% à Madame Le Pen. Le risque d’avoir un président populiste en France est presque nul, et c’est pareil pour les Pays-Bas.

Les chances de Trump ont également été sous-estimées.

C’est une erreur que de dire que les sondages aux États-Unis ont échoué. Les sondages étaient justement particulièrement précis. Ils donnaient une belle avance à Hillary Clinton dans le popular vote et elle l’a conservée. Cela signifie aussi qu’une majorité d’Américains ne soutiennent pas Trump. Mais bon, je ne démens pas qu’il y a une tendance claire. Pour moi, le populisme gagne du terrain à cause de la tension grandissante entre le désir d’ouverture et le désir de protection. Ces dernières décennies, nos sociétés se sont ouvertes à un rythme élevé. Cette ouverture a créé des opportunités formidables, mais a également éveillé un désir de protection. Au lieu de quelques avantages, nous avons vu de plus en plus les dangers du libre commerce et de migration, et du coup le désir de protection a finalement pris le dessus.

« Votre » Europe n’aurait-elle pas dû répondre beaucoup plus tôt à de désir de protection ?

Nous, les politiques, nous devons admettre sincèrement que nous avons trop peu protégé les gens. Mais on ne peut pas prétendre que nous n’avons rien fait. Nous avons créé 5 millions de jobs dans la zone euro. Nous avons réussi à maîtriser le flux de réfugiés. Je n’ose pas imaginer ce qui se serait passé si nous ne l’avions pas fait. Nous avons donc réussi certaines choses, mais l’accumulation de crises a fait perdre une partie de la confiance. Je dois également admettre que la vitesse à laquelle aux États-Unis et en Europe le soutien à la démocratie politique se délite, m’a surpris. Nous pensions que la démocratie politique était une valeur en soi. On découvre maintenant qu’on a jugé la démocratie sur sa valeur ajoutée. Que m’apporte-t-elle de réussite, de prospérité et de sécurité ? Si la démocratie ne peut « rapporter », on la jette par-dessus bord. Cela m’inquiète très fort.

Les leaders de demain devront tout faire pour rétablir cet équilibre entre ouverture et protection. Ce n’est pas un équilibre facile, car la différence entre protection et protectionnisme est petite.

En outre, ce n’est pas uniquement une histoire économique. Trop souvent, on a cru que la prospérité était la réponse à tous les problèmes. C’est manifestement faux. Regardez les Pays-Bas. Ma famille politique n’est pas dans le gouvernement, mais je dois dire que le gouvernement néerlandais a fait un travail formidable. Il y a de la croissance, presque pas de chômage et un équilibre budgétaire. Dans les années nonante, un tel palmarès assurait la victoire aux élections. Aujourd’hui, ce n’est clairement plus le cas. Dans les sondages, on voit que le VVD et le PVDA ont perdu plus de la moitié de leurs voix en quatre ans.

Quelles en sont les raisons?

Il faut regarder au-delà des chiffres. Il faut également regarder le type d’emplois créés, et comment ils ont été payés. En Belgique aussi, nous avons créé un nombre impressionnant de nouveaux jobs ces quatre dernières années. Mais il faut également regarder la nature des nouveaux emplois. Un nouveau job sur trois est fixe et à temps plein. Un tiers est partiel, et un autre tiers est temporaire. Et je ne parle que de la Belgique, où les salaires sont relativement élevés et les employés assez bien protégés. La qualité de nos emplois est toujours excellente en comparaison avec les États-Unis, mais ici aussi le problème s’aggrave. La globalisation, la concurrence internationale et la numérisation ont affaibli la position de l’employé, ce qui se traduit trop souvent en jobs sous-payés ou incertains.

Ces dernières décennies, les développements négatifs de la globalisation ont à peine été freinés. La politique n’a-t-elle pas contribué à la montée du populisme ?

C’est comme d’habitude, plus compliqué que ça. La globalisation a offert énormément d’avantages. Dans les économies émergentes, mais certainement aussi en Flandre. Nous devons en grande partie notre prospérité au marché européen. Je me réfère une nouvelle fois aux États-Unis, où ces évolutions sont beaucoup plus perceptibles que chez nous. Seul un petit groupe a profité de la plus-value créée par la mondialisation. 1% des Américains a profité de la moitié de la croissance économique entre 1975 et 2007. En Europe, cette inégalité est beaucoup moins extrême.

Pourtant, l’Europe ne semble pas moins sensible au populisme. En France, on déroule le tapis rouge pour Le Pen. Il n’y a pas de plus grande menace pour le projet européen.

D’après moi, son potentiel est beaucoup plus limité que ce que certains pensent. Pour beaucoup d’électeurs, c’est un gros pas que de voter pour le Front national. Pensez à 2002, quand Chirac a finalement gagné à 82% contre le père Le Pen.

Aujourd’hui, les circonstances sont très différentes. Marine Le Pen ne surfe pas uniquement sur la vague anti-immigration. Elle pêche aussi du côté de la gauche avec son discours protectionniste et étatique. Ce problème se posera uniquement si François Fillon devient son opposant, et cela me semble de moins en moins probable. Emmanuel Macron n’a pas ce désavantage. Il n’est absolument pas néo-libéral.

Votre ancien collaborateur Luuk van Middelaar a déclaré récemment à Knack que l’Europe peut déposer le bilan si Le Pen est élue.

Jean-Luc Dehaene m’a appris à ne jamais répondre à des questions hypothétiques. Dans ce cas-ci, cela me semble particulièrement déraisonnable, car la question est extrêmement hypothétique.

Ces dernières années, l’Allemagne a été confrontée à un million de réfugiés, une agression sexuelle massive et un attentat. La chancelière Angela Merkel ne semble pas en souffrir beaucoup.

L’Allemagne est toujours un pays stable, en premier lieu à cause de son histoire. La stabilité de l’Allemagne est une revanche sur les erreurs dramatiques commises dans les années trente et quarante. Et il y a autre chose. Madame Merkel est une politique qui force toujours le respect. Un politique qui impose le respect à la population peut toujours se permettre un peu plus, même quand il s’agit de quelque chose d’aussi délicat que la crise des réfugiés.

Si Angela Merkel avait été au Royaume-Uni, le Brexit aurait été évité?

Sans aucun doute. Pendant des années, l’ex-premier ministre David Cameron a adopté une attitude défensive, parfois hostile, contre l’UE. Ensuite, il a promis un référendum et il a demandé à la population de voter « remain ». Ce n’est évidemment absolument pas crédible.

Le Brexit n’est-il pas lié à une méfiance beaucoup plus large contre l’UE? L’euroscepticisme grandit ailleurs aussi.

Nuance importante: la confiance en l’UE a spectaculairement augmenté après le Brexit. D’après moi, c’est dû au nombre élevé d’autres incertitudes que nous connaissons aujourd’hui. On ne veut pas d’incertitude supplémentaire. Je ne veux pas dire qu’il n’y a plus de crise de confiance. Mais la confiance envers les parlements nationaux est-elle beaucoup plus grande ?

En démocratie flamande ou belge, on choisit directement les élus. C’est différent en Europe. Personne ne sait qui est commissaire européen à l’Économie ? Pour le dire avec les mots du ministre-président wallon Paul Magnette : « Qui a vu un jour le visage d’Olli Rehn ? »

Au fond, qui sont Olli Rehn ou son successeur Pierre Moscovici n’est pas important. Ils appliquent uniquement les règles convenues par les états membres. Évidemment, si ces règles ne vous arrangent pas, vous pouvez vous mettre à fulminer contre Olli Rehn ou l’Union européenne, mais ce sont toutes des règles qui ont fait l’objet de longues discussions et qui ont été approuvées à l’unanimité.

Cette unanimité semble de plus en plus problématique au sein de l’UE. Quand la situation se corse, comme lors de la crise d’asile, c’est à nouveau chacun pour soi.

Ce n’est que très partiellement vrai. Nous avons surmonté la crise de l’euro avec les dix-neuf pays de l’euro, malgré les tensions. C’est également dans une large mesure le cas pour le problème de réfugiés. Il y a un point où l’UE a échoué, et c’est la relocalisation de ces 160 000 réfugiés. Sur ces 160 000, seuls 10 000 ont déjà été relocalisés. Et cela en dit long aussi sur le poids de cette problématique. Aujourd’hui, les leaders nationaux subissent une pression énorme parce qu’ils savent que plus encore que l’économie, les problèmes d’identité troublent les coeurs et les esprits.

Trump menace également l’ordre européen. Il a déclaré récemment que l’OTAN était une institution vieillie.

Trump n’ira sans doute pas aussi loin. Après ses propos, son ministre de la Défense James Mattis a souligné l’importance de l’OTAN alors qu’il n’y a pas de consensus sur ce sujet dans son parti.

De plus en plus d’états membres de l’UE apprécient Vladimir Poutine.

À mon avis, les câlins à Poutine ne dureront pas longtemps. Les Hongrois avaient approuvé nos sanctions contre la Russie. Il y a une grande différence entre la rhétorique de Viktor Orban et ce qui est finalement décidé.

L’appel à une armée européenne ne retentira-t-il pas plus fort?

Je ne parlerai jamais d’une armée européenne. Indépendamment de cela, il y a beaucoup d’affaires rendues possibles par le traité de Lisbonne, mais que nous n’avons jamais pu faire à cause des Britanniques. À présent, tous les pays veulent développer la dimension militaire de l’UE.

N’est-il pas urgent que l’UE protège beaucoup mieux ses citoyens contre le dumping social et la flexibilisation?

Aujourd’hui, on parle parfois avec condescendance de la vieille Europe sclérosée. Mais quel est l’avenir ? Le modèle anglo-saxon ? Je pense qu’il y a des limites à la flexibilité, et que nous devons bien y veiller. À terme, on verra que le vieux capitalisme rhénan est plus stable et humain que le modèle anglo-saxon hypercompétitif.

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