© J. Nazca/Reuters

Gibraltar : un rocher dans la tempête

Le Vif

Bousculée par Londres, qui l’entraîne hors de l’UE contre sa volonté, l’enclave britannique est aussi malmenée par Madrid, qui prétend peser sur son avenir à l’issue du Brexit.

Vus de loin, certains lieux se résument à leur caricature : la France et son élégance, l’Italie et sa joie de vivre… De même, ceux qui n’ont jamais visité Gibraltar y voient l’un des derniers avant-postes de l’ex-Empire britannique, et rien de plus. Dans ce bout d’Angleterre posé au sud de l’Espagne, à peine plus étendu que la commune d’Ixelles, les restaurants fish and chips succèdent aux pubs, le long des trottoirs de Main Street, et les célèbres cabines téléphoniques rouges d’outre-Manche font la joie des touristes. Ici, sous le soleil de la Méditerranée, on célèbre avec zèle l’Angleterre éternelle, celle d’Elisabeth II et du thé agrémenté d’un nuage de lait. La réalité, pourtant, est plus subtile. Alors que s’amorcent les négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, les quelque 32 000 habitants du Rocher sont écartelés entre leur fidélité à Londres, garante de leur mode de vie, et leur attachement à l’Union européenne. En juin 2016, lors du référendum sur le Brexit, près de 96 % des électeurs ont voté pour le maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE.

Elisabeth II et le Duc d'Edimbourg en visite officielle, le 10 mai 1954.
Elisabeth II et le Duc d’Edimbourg en visite officielle, le 10 mai 1954.© Mirrorprix/Leemage

Bousculé par Londres, qui l’oblige à claquer la porte de Bruxelles, voilà que Gibraltar est aussi malmené par Bruxelles : le 31 mars dernier, le président du Conseil européen, Donald Tusk, a proposé, à la demande de l’Espagne, qu’aucun accord entre l’UE et le Royaume-Uni ne s’applique à Gibraltar sans le feu vert préalable de Madrid. Un projet très mal perçu dans l’enclave, car il reviendrait à accorder un droit de veto à l’Espagne sur l’avenir du Rocher.  » Nous avons toujours été des membres enthousiastes de l’UE, souligne le chef du gouvernement de Gibraltar, le travailliste-socialiste Fabian Picardo. Si nous devions avoir le sentiment d’être abandonnés en rase campagne, la déception serait irrémédiable. Cela signifierait que vous pouvez appartenir à l’UE depuis 1973, comme c’est notre cas, soutenir le projet européen et en respecter toutes les règles… mais que l’appui de l’UE peut vous faire défaut. Au xxie siècle, la question n’est plus de sauver la face d’Untel ou d’Untel, à Madrid ou ailleurs. Elle est de protéger les droits des peuples et, en particulier, leur droit à l’autodétermination.  »

Un chômage inexistant ou presque, alors qu’il touche près de 1 actif sur 3 en Andalousie

Dans ce domaine, la préférence des Gibraltariens ne fait pas l’ombre d’un doute : lors d’un référendum, en 2002, près de 99 % d’entre eux se sont prononcés contre une proposition de souveraineté partagée entre Royaume-Uni et Espagne. Cela se comprend. La vie est plutôt douce autour du Rocher, où les habitants bénéficient de privilèges fiscaux avantageux et d’une activité économique florissante.  » Nous avons réduit au strict minimum l’impôt sur les sociétés, à la manière de l’Irlande, et adapté notre réglementation pour mieux accueillir les entreprises de certains secteurs, explique Edward Macquisten, directeur général de la chambre de commerce de Gibraltar. Les services financiers et les paris en ligne sur Internet assurent désormais près de la moitié de nos revenus.  »

Entre 2014 et 2015, la croissance a atteint 10 %. Plus qu’en Chine… Le chômage est inexistant ou presque, alors qu’il touche près de 1 actif sur 3 en Andalousie, de l’autre côté de la frontière, où les grues des chantiers de construction sont immobiles depuis de longues années.  » Moi, je n’ai jamais trouvé un job en Espagne, soupire Manuel Agapito, serveur dans un restaurant. Vous voulez savoir ce que je me dis, chaque matin, quand je traverse la frontière ? Heureusement que les Anglais ont le Peñon (le Rocher en espagnol) !  » En cas de crise, les autorités de Gibraltar craignent que l’Espagne ne cherche à restreindre le passage des quelque 7 000 travailleurs qui se rendent tous les jours sur le territoire.  » Madrid gagnerait à se montrer plus pragmatique, estime un chef d’entreprise. Il suffirait de relier Gibraltar au réseau espagnol des chemins de fer pour créer des milliers d’emplois supplémentaires. 10 % de croissance annuelle, ce n’est rien à côté de ce que nous pourrions faire !  »

Une petite Angleterre de carte postale ? Oui et non: au-delà des clichés, les 32 000 habitants se sentent britanniques, mais aussi latins.
Une petite Angleterre de carte postale ? Oui et non: au-delà des clichés, les 32 000 habitants se sentent britanniques, mais aussi latins.© J. Nazca/Reuters

Aux yeux des Nations unies, Gibraltar est le dernier territoire non décolonisé d’Europe. En 1713, le territoire a été cédé  » à perpétuité  » à la couronne d’Angleterre : les traités d’Utrecht accordent à la Grande-Bretagne  » la pleine et entière propriété de la ville et des châteaux de Gibraltar, conjointement à son port, défenses et forteresses « . Vue de Madrid, l’enclave est une aberration pure et simple de l’histoire, mais les nombreuses tentatives de l’Espagne pour remettre la main sur le Rocher ont toutes échoué.

Si le Royaume-Uni devait cesser d’exercer sa souveraineté, celle-ci reviendrait d’emblée à l’Espagne

Pour Londres, le territoire a longtemps représenté un enjeu stratégique essentiel, des points de vue commercial et militaire : il surplombe l’une des lignes maritimes le plus fréquentées au monde. Les anciens, à Gibraltar, n’ont pas oublié le respect qu’inspiraient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les officiers de la Royal Navy :  » Dès que l’un d’entre eux marchait le long d’un trottoir, les habitants s’écartaient de son chemin pour lui laisser le passage !  » Aujourd’hui, seuls 400 militaires britanniques sont stationnés sur le Rocher, où personne ne redoute une invasion de l’infanterie espagnole…

Fabian Picardo, ministre en chef de l'enclave.
Fabian Picardo, ministre en chef de l’enclave.© J. Nazca/Reuters

Au bord de la Tamise, pourtant, nombre d’Anglais usent toujours de discours aux accents nationalistes en évoquant Gibraltar. Il y a quelques semaines, peu après que Theresa May a donné le coup d’envoi aux négociations de sortie de l’Union européenne, lord Michael Howard, ex-chef du Parti conservateur, s’est mis à parler de guerre et a sommé la Première ministre à suivre l’exemple de Margaret Thatcher si nécessaire, rappelant son intervention militaire victorieuse, en 1982, pour défendre la souveraineté britannique sur l’archipel des Malouines, revendiqué par l’Argentine. A peine moins subtil, The Sun, un quotidien populaire qui ne résiste jamais au mauvais goût, a barré sa Une d’un titre rageur :  » Dans vos culs, senors ! «  (sic).

Daniel Feetham, leader des Sociaux-démocrates de Gibralar.
Daniel Feetham, leader des Sociaux-démocrates de Gibralar.© J. Nazca/Reuters

Venues de Londres, de telles envolées sont accueillies par nombre de Gibraltariens avec un mélange de reconnaissance et de gêne.  » Les descriptions de Gibraltar que je lis dans les journaux britanniques sont parfois schématiques et désuètes, confie Daniel Feetham, leader de l’opposition dans l’enclave. Je me considère comme un progressiste de gauche, et je peux vous assurer que les relations qui nous lient au Royaume-Uni n’ont plus rien de colonial. A l’exception de la défense et des affaires étrangères, qui relèvent de Londres, nous organisons ce territoire comme nous l’entendons.  » Loin d’être un signe d’assujettissement, nombre d’habitants voient dans la filiation au Royaume-Uni une forme de liberté.  » C’est ce que l’Espagne n’a jamais compris, poursuit Daniel Feetham. Placés au pied du mur, les habitants de Gibraltar préféreraient changer entièrement de modèle économique et rester auprès de Londres plutôt que de dépendre de Madrid et de mettre en péril leur mode de vie. Nous ne sommes pas espagnols. Nous sommes gibraltariens, britanniques de culture méditerranéenne. Beaucoup de nos ancêtres sont venus de Gênes, du Portugal, de l’Irlande, de Malte…, mais notre âme est britannique !  » Le yanito, dialecte local, mêle des mots d’espagnol, d’anglais et autres. Incompréhensible pour les non-initiés, c’est la langue de tous les jours, employée dans la rue comme au conseil des ministres.  » Mais les décisions sont prises en anglais ! « , précise le chef du gouvernement, Fabian Picardo.

Le 21 juin 2016, dans un pub: la BBC annonce les résultats du référendum, la vieille, sur la sortie du Royaume-Uni de l'UE.
Le 21 juin 2016, dans un pub: la BBC annonce les résultats du référendum, la vieille, sur la sortie du Royaume-Uni de l’UE.© J. Nazca/Reuters

Les traités d’Utrecht sont formels : si le Royaume-Uni cessait d’exercer sa souveraineté, celle-ci reviendrait d’emblée à l’Espagne. Qu’importe le Brexit, alors… Le destin de Gibraltar semble plus que jamais lié à celui du Royaume-Uni, car il n’est pas question de tomber entre les mains de Madrid.  » C’est toute l’étrangeté de notre situation, résume Jennifer Ballantine, historienne et professeur à l’université de Gibraltar, spécialiste des questions d’identité dans le territoire. On nous imagine parfois dans une position d’asservissement à l’endroit de Londres. Mais les Gibraltariens que j’ai interrogés dans le cadre de mes recherches ne le voient pas ainsi. Ils sont heureux d’être britanniques et le statu quo leur convient très bien.  » L’idée est paradoxale, mais, au fond, la relation particulière de l’enclave au Royaume-Uni s’approche d’une forme d’indépendance.

De notre envoyé spécial, Marc Epstein.

Une économie performante

• PIB: Environ 2 milliards de dollars

• Croissance annuelle: 10 % en 2016

• Taux de chômage: 3 %

Inflation: 2 %

Impôt sur les sociétés: De 0 à 10 %

• TVA: Inexistante

Principaux secteurs: Banque, assurance, paris en ligne, tourisme, activités portuaires

• Population active: Composée pour moitié de 12 000 étrangers qui traversent la frontière depuis l’Espagne

Gibraltar en 6 dates

1704 Durant la guerre de Succession d’Espagne, une flotte anglo-néerlandaise s’empare du Rocher.

1713 Par le second traité d’Utrecht, signé le 13 juillet, l’Espagne cède le Rocher à la Grande-Bretagne.

1869 Le rôle stratégique de Gibraltar est accru par l’ouverture du canal de Suez et le développement du commerce maritime.

1967 Lors d’un référendum sur l’avenir du territoire, 12 138 électeurs optent pour la fidélité à la Grande-Bretagne ; seuls 44 choisissent l’union avec l’Espagne.

1985 Fin du blocus terrestre hermétique décrété par l’Espagne en 1968, sous la dictature du général Franco.

2006 Une nouvelle Constitution met un terme aux liens « coloniaux » entre Gibraltar et Londres. Seules la défense et les affaires étrangères du Rocher dépendent du Royaume-Uni.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire