© Belga Image

Gérard Mortier :  » les gens qui veulent diviser ont tout faux « 

Gérard Mortier est mort dans la nuit de samedi à dimanche, d’un cancer du pancréas. Il avait 70 ans. En avril 2013, il nous recevait dans son sobre appartement bruxellois, qui fait face au Cinquantenaire.

De sa voix douce, Gérard Mortier, alors directeur de l’opéra madrilène, nous entraînait vers le coeur de sa passion : l’Europe. L’homme dirigea la Monnaie avant de s’en aller au festival de Salzbourg et de poser ses valises à l’opéra de Paris. Mais comment maintenir la flamme sur ce Vieux Continent qui ne jure que par l’austérité ? Quand les nationalismes prospèrent sur les terrains fertiles du désenchantement ? Il répondait : en faisant comprendre le formidable apport de l’Europe dans la marche de l’humanité. De l’union naîtra l’harmonie, tel était son credo. Avec l’art pour créer du lien.

Le Vif/L’Express : Dans l’Espagne en crise, la culture passe à la moulinette des coupes budgétaires. L’opéra de Madrid a perdu plus de 50 % de subventions en deux ans, vous devez annuler des représentations, licencier du personnel. Votre réaction ?

Gérard Mortier : Je constate simplement que l’Etat s’est vendu au marché libre. Ce ne sont plus les politiques qui régularisent les marchés, mais bien le contraire. Cela dit, nous avons tous vécu au-dessus de nos moyens. En Espagne, les budgets européens alloués après la mort de Franco ont été dépensés dans des structures aberrantes, par exemple 800 millions ont été injectés dans un opéra à Valence où on joue à peine 40 spectacles par an. L’Espagne possède 20 salles de concert, parmi les plus belles du monde, mais aucun bon orchestre. Quand vous comparez avec l’Irlande qui a investi dans la recherche scientifique et l’emploi des jeunes, on découvre les erreurs commises en Espagne, en clair des erreurs de nouveau riche.

Vous acceptez donc ces coupes ?

La culture n’est pas la seule victime. Je remarque toutefois, c’est très symptomatique, que la TVA sur le sport est montée de 8 à 10 %, mais pour le cinéma et le théâtre de 8 à 21 %. C’est très romain : quand ça va mal, on organise des jeux et on distribue le pain. Cela m’a beaucoup énervé. Actuellement on est arrivé à la limite de ce que nous pouvons tolérer pour pouvoir fonctionner. Même si je m’avoue être un partisan de la décroissance !

Alors que l’opéra transcende les barrières linguistiques et nationales, l’Europe voit pousser la fièvre nationaliste un peu partout. Etes-vous fâché ?

La nation est une création de la fin du xviiie siècle qui a permis de nous libérer des royaumes absolutistes. Mais aujourd’hui l’Etat-nation ne correspond plus aux nécessités de la société globalisée. Or que voit-on ? Tous les hommes politiques, et le Britannique Cameron en est un exemple, défendent les besoins de la nation contre l’Europe car ils n’ont pas voulu apprendre à leurs citoyens à regarder plus loin et à leur expliquer que l’objectif ultime, c’est justement l’Europe. Depuis vingt ans, ils ont failli à leur mission, et c’est très grave. On a vu où l’Etat-nation nous a conduits avec les deux guerres mondiales.

La nation serait-elle basée sur de fausses valeurs ?
Non ! Ce sont les hommes politiques qui ont développé de fausses valeurs sur base de la nation. La nation était très avant-gardiste à l’époque, mais on a exploité cette nation pour des motifs purement égocentriques, pour que la France de Napoléon III en arrive à lutter contre l’Allemagne de Bismarck, par exemple. En soi, la nation avec ses chants et ses hymnes n’a rien de négatif, pas plus que des supporters à un match de foot ou des jeunes à un concert rock, tant que ce n’est pas exploité dans un sens agressif. C’est précisément le thème de C(h)oeurs qu’Alain Platel est venu monter à Madrid. Il s’agit toujours de diriger ce sentiment d’unité dans une bonne direction.

Et la Belgique, va-t-elle dans la bonne direction ?

Va-t-on entrer dans ce sujet ? Cela va nous prendre trois heures (rires). Bon, la Belgique est un Etat qui existe depuis deux-cents ans, mais comme tous les Etats, elle ne doit pas exister pour l’éternité. Si la Belgique disparaît, ce ne serait pas un problème. Mais au nom de quoi ? En fonction de quoi ? Dissoudre la Belgique au profit d’un Etat national de Flandre serait une idiotie absolue. Si on commence ainsi, pourquoi ne pas créer l’Etat d’Anvers ou celui de Gand ? Ou l’Etat d’Anderlecht ? Les nations allemande et italienne ont été construites en réaction à un certain féodalisme. Veut-on retourner à une Europe féodale ? Quelle drôle d’idée.

Notre identité européenne serait-elle donc la plus forte ?

Oui, et il faudrait expliquer aux gens que l’Europe, ce n’est pas qu’une structure administrative. Dans son dernier essai, Der Europäische Landbote, l’écrivain autrichien Robert Menasse démontre que l’Europe n’a pas pour vocation à aspirer les taxes des citoyens européens comme le prétendent les nationalistes, mais qu’elle accomplit un travail incomparable. Dans ma ville de Gand, les habitants profitent chaque jour de la manne européenne qui a servi à financer plein de réalisations.

Pourquoi le message passe-t-il si mal ?
Pour des raisons très primitives. Quand un professeur demande à un enfant de partager ses bonbons avec son camarade, l’enfant va d’abord s’opposer. L’instinct indique de d’abord garder les choses pour soi sans se soucier de l’autre. Il a fallu des milliers d’années pour transformer cela en civilisation. Or les hommes politiques sont là pour créer la civilisation, et non pas pour soutenir les instincts primitifs afin d’être réélus. En Hongrie, Viktor Orban soutient les instincts primitifs de ses électeurs alors que son pays bénéficie de tous les avantages de l’Europe !

Si l’identité européenne existe, cela veut-il dire qu’un jeune Finlandais a plus de choses en commun avec un Espagnol qu’avec un Américain ?

Ce sont évidemment deux extrêmes que vous choisissez, et de plus les Finlandais sont un peuple à part dans l’Union européenne, comme les Hongrois. Et pourtant, les grandes mythologies de la Finlande ont beaucoup influencé les mythologies allemandes. La Finlande a également une grande culture musicale, influencée par l’Allemagne, l’Espagne… Johan Sibelius est issu de Brahms et Beethoven. On retrouve donc toujours des bases européennes.

A fortiori, les parentés sont encore plus fortes entre Wallons et Flamands ?

Nos deux langues ont les mêmes racines indo-européennes. Entre Wallons et Flamands, il y a ce goût de la bonne chère. La seule différence, c’est que jusqu’à Bruxelles on préfère le bourgogne tandis qu’en Flandre on préfère le bordeaux pour la simple raison que le bourgogne venait par la terre et le bordeaux par la mer. Mais dans un divorce on cherche toujours ce qui sépare et jamais ce qui rassemble.

Séparer le pays serait un exercice vain, selon vous ?

Si c’est pour construire un Etat fédéral européen, je réponds « à la bonne heure ». Si c’est pour établir des petits Etats, cela risque d’être une mauvaise affaire, comme on l’a vu avec la Tchécoslovaquie. Au moment où les problèmes dépassent les grandes nations comme l’écologie ou la concurrence mondiale, ce n’est pas en tant que Belges qu’on pourra les résoudre, encore moins comme Flamands et Wallons.

Vous n’êtes donc pas d’accord avec Bart De Wever…
Le raisonnement de M. De Wever est tellement contradictoire. Il ne peut pas dire en même temps « je suis pour la nation flamande et pour la nation européenne ». Pourquoi se séparer avant d’aller vers une plus grande entité ? Pourquoi ne pas travailler dès maintenant à une nouvelle Europe fédérale sur la base de régions de taille comparable comme le sont les Länder en Allemagne ? Personne n’obligera alors les Wallons et les Flamands à rester ensemble. Les Flamands vont peut-être choisir les régions où l’on parle le néerlandais. Mais alors ils se rendront vite compte que la différence entre français et néerlandais est peut-être moins importante qu’entre cinq-cents ans de calvinisme et cinq-cents ans de catholicisme…

L’identité ne se base donc pas sur la langue ?

Non, Maeterlinck est profondément un Flamand, même s’il a écrit en français. La langue seule n’a jamais été la base de l’identité. Dans cette nouvelle Europe, la Flandre pourrait se joindre à l’Artois francophone.

Les rapports de Bart De Wever avec les artistes virent parfois à l’aigre. Comment expliquez-vous cela ?

En tant qu’historien, il sait que les artistes se sont distanciés des bourgeois au xixe siècle, parce que la bourgeoisie devenait plus riche, perdait le sens de la solidarité, etc. Ce mouvement perdure jusqu’à aujourd’hui, et on le constate dans toute l’Europe. Chez Bart De Wever, c’est une culture bourgeoise intellectuelle, très conservatrice, qui a ses faveurs. Il redoute les artistes qui prétendent lutter contre toutes les hypocrisies, les routines politiques, les pensées toutes faites. Cela dit, c’est vrai que dans l’art il y a beaucoup de charlatans. Les jeunes croient qu’il est plus facile de devenir artiste que mathématicien. Ce n’est pas vrai ! Faire du bon art demande de la connaissance. Jan Van Eyck n’aurait jamais pu peindre L’Agneau mystique, cette oeuvre profondément européenne, sans ses connaissances scientifiques.

Tous les pays ne donnent pas la même importance à leur culture. Le ministre André Malraux n’a jamais existé qu’en France…
L’Allemagne nomme également des gens compétents. Etant donné qu’ailleurs on a trop souvent nommé des ministres qui n’y connaissent rien, les politiques culturelles se sont effritées. Bart De Wever, au lieu d’attaquer les défaillances dans le monde artistique et de les corriger, préfère attaquer les artistes. C’est une preuve flagrante de son populisme. Il attaque les artistes comme s’ils étaient élitistes, alors que l’élite, ce sont d’abord les gens qu’on élit. Donc les politiques.

L’Europe, c’est votre credo pour les années à venir ?

Je ne me sens pas vieux. Pas jeune non plus. Le projet auquel je veux donner le plus d’énergie, c’est effectivement de faire comprendre tout ce que l’Europe représente dans l’évolution de l’humanité. Les droits de l’homme, par exemple. C’est en Europe qu’on est allé le plus loin dans la réalisation de la démocratie. Je répète : mon projet n’est pas de défendre la Belgique. Mais on ira plus vite vers l’Europe via la Belgique plutôt qu’en perdant son énergie à créer de petits Etats flamand et wallon et bruxellois et que sais-je encore. Les gens qui veulent diviser ont tout faux. En politique comme en médecine comme dans tout, l’harmonie ne se trouve qu’en allant vers les entités plus grandes.

Dans quelles oeuvres retrouve-t-on ce thème ?

Plein d’opéras représentent cela. Fidelio de Beethoven. Ou La Flûte enchantée de Mozart, où l’on peut entendre ceci : « Si les gens s’aiment, la terre devient le ciel ».

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire