Johan Swinnen auditionné par la commission Rwanda en 1997. © Belga

Génocide rwandais : les mémoires de l’ambassadeur belge d’alors

Johan Swinnen était ambassadeur de Belgique au Rwanda à la veille du génocide. Vingt-deux ans après, il retrace la chronique d’une pression inéluctable qui débouchera sur l’apocalypse.

En écrivant Rwanda, mijn verhaal (Rwanda, mon histoire), l’ambassadeur belge Johan Swinnen voulait se limiter à 300 pages pour ne pas lasser le lecteur. Son éditeur lui a donné carte blanche pour le double ! De fait, ses mémoires se lisent d’une traite et permettent, sur la base de télex, fax, rapports et carnets personnels, de retracer fidèlement la chronique d’un pays qui a vu les nuages noirs s’amonceler depuis 1990 avant qu’ils ne se fracassent en un orage sanglant le 6 avril 1994. Ce soir-là, l’avion du président Habyarimana était abattu, ce qui donna le coup d’envoi du génocide de la minorité tutsi et des massacres des opposants hutus.

De ses multiples rencontres avec Habyarimana jusqu’au prémonitoire « Il est minuit moins cinq » prononcé par le chef de la diplomatie Willy Claes, avec en fin d’ouvrage son départ en plein chaos le 12 avril 1994, Johan Swinnen démontre qu' »un diplomate n’est pas un robot » : « J’ai parfois dû prendre des initiatives sans savoir si cela correspondait aux instructions, nous confie-t-il. Mon livre n’est pas un copier-coller du récit officiel. Il y aura peut-être des grincements de dents. » Même s’il reste avec tant de questions sans réponses. Entretien.

Remettre à plat les pièces du puzzle rwandais a-t-il modifié votre analyse des événements ?

Non. Une chose m’a frappé : j’étais obsédé par la recherche de l’équilibre. Bien sûr, j’étais accrédité auprès d’Habyarimana et donc je menais beaucoup plus de démarches auprès de lui, pour l’encourager à faire des concessions, qu’auprès de Kagame et du Front patriotique rwandais (NDLR : la rébellion de l’époque). Mais on prenait très au sérieux le FPR également. D’ailleurs, j’étais perçu comme quelqu’un de critique à l’égard du pouvoir et on me traitait même d’Inkotanyi (NDLR : combattant FPR). A la fin, les extrémistes ont commencé à nous haïr. Mais je me sentais encouragé par les modérés.

Qui étaient ces modérés ?

Par exemple Emmanuel Gapyisi, un Hutu du parti MDR qui sera assassiné en mai 1993. Ce leader du Forum paix et démocratie avait la bonne réponse aux dangers qui guettaient le processus : la radicalisation, les milices, la radio RTLM… Il disait : « Attention, le centre démocratique va imploser, les démocrates doivent se mettre ensemble. » Je citerais également Landoald Ndasingwa, dit Lando, un Tutsi du Parti libéral, qui sera tué avec son épouse canadienne le premier jour du génocide. Tous deux étaient du sud du pays. Car les antagonismes n’étaient pas seulement ethniques mais aussi régionaux. A l’époque, c’était les Hutus du nord qui étaient au pouvoir et ils étaient perçus comme plus durs.

Quelle image gardez-vous d’Habyarimana ?

Je ne sais toujours pas s’il était acteur, responsable ou otage. J’avais une certaine sympathie pour lui car il voulait la paix, il semblait accepter le partage du pouvoir et les réformes démocratiques. Mais était-il un saint pour autant ? Je suis souvent allé chez lui pour le gronder, à tel point qu’il a fini par demander au roi Baudouin, avec qui il était très proche, de me remplacer car, selon lui, je fréquentais trop souvent l’opposition.

N’avez-vous pas été enfumé par ce que vous appelez une « fausse diplomatie » ?

Pour la fête du Roi, le 15 novembre 1992, Habyarimana est venu à notre résidence de Kigali avec son Premier ministre Dismas Nsengiyaremye. Dans mon discours, j’ai insisté sur la nécessité de rassurer tous les Rwandais, alors qu’on venait de signer des protocoles qui feraient partie du futur accord d’Arusha. Voilà que le lendemain, Habyarimana parle de l’accord comme d’un « chiffon de papier » ! Je lui en ai fait le reproche deux jours plus tard. Il me répond : « J’ai voulu dire que l’accord, ce n’est que du papier, il doit encore être mis en place. » Cela m’a laissé perplexe… Son langage était souvent double. Même s’il voulait la paix, il se sentait obligé de tenir un discours plus dur pour préserver l’adhésion de son camp.

N’a-t-on pas voulu croire aveuglément à une solution « à la belge » alors que les uns projetaient un génocide et les autres la prise de tout le pouvoir ?

Cette question me hante. Jusqu’au bout, on a cru à un compromis mais on ne parvenait pas à le concrétiser. Ce fut une immense déception pour moi. A-t-on été dupes d’une certaine naïveté ? Le FPR, en effet, n’aimait pas trop les institutions transitoires (NDLR : issues des accords d’Arusha de 1993) qui auraient mené à des élections qu’il n’aurait jamais pu gagner. On a essayé de savoir s’il y avait des agendas cachés et aujourd’hui je me pose toujours cette question. Mon livre montre que la pleine histoire du Rwanda doit encore être écrite. Ce n’est pas aussi limpide qu’on le croit.

Notamment sur la planification du génocide ?

Soyons clair : un génocide a eu lieu et a été commis par les extrémistes hutus. Mais qu’on ne me traite pas de révisionniste si j’ose poser certaines questions, par exemple : comment on en est arrivé là, pourquoi tant de Rwandais sont tombés dans le piège de la radicalisation, etc. Il y avait certainement la planification de massacres, en dressant des listes, en distribuant des machettes. Mais une extermination, préprogrammée, de toute une ethnie ? Là, je dois répondre : « Je ne l’exclus pas, mais je ne sais pas. » A l’époque, j’évoquais un « risque de déstabilisation tragique ».

Pourtant, vous avez reçu plusieurs témoignages sur des listes de personnes à éliminer.

Oui, c’était dans le cadre de massacres localisés, dirigés contre des personnes identifiées, y compris Hutu, mais pas de toute une ethnie. Cela dit, je n’ai plus enquêté là-dessus après 1994, vu que j’ai été nommé conseiller du Premier ministre Jean-Luc Dehaene, ensuite ambassadeur aux Pays-Bas.

Quand Jean Gol évoquait une « dictature cléricale » au Rwanda, un « second état CVP dans le monde », cela a-t-il gêné le diplomate étiqueté CVP que vous étiez ?

Tout d’abord, un diplomate ne travaille pas pour un parti politique, il est au service de la patrie. Gol plaidait pour les réformes. Dans ses contacts officiels avec les Rwandais, lors de sa visite en septembre 1990, il ménageait ses critiques. Les références au CVP, il les gardait pour nos conversations privées, et au Parlement belge plus tard. Mais il pouvait aussi s’emporter. Par exemple en découvrant le musée de Butare offert par le roi Baudouin : « A Liège, on ne peut pas payer le personnel des musées. Pourquoi de l’argent belge pour entretenir ce luxe ? », a-t-il lancé. Un jour, un Rwandais m’a dit : « Toi, en tant que Flamand, tu ne dois pas avoir des problèmes avec les Hutus, vu que vos deux peuples ont été minorisés… » J’ai rétorqué qu’on me reprochait des sympathies pro-Tutsi, tandis que des francophones comme André Louis, de l’Internationale démocrate-chrétienne, entraient ouvertement dans le jeu du pouvoir rwandais. D’ailleurs, cette diplomatie parallèle me gênait.

Quelles étaient les relations avec votre collègue français ?

Elles étaient tout à fait correctes. On travaillait ensemble à des analyses, à des démarches. J’aurais cependant souhaité moins d’ambiguïté et une plus grande complicité. Nous Belges étions, par exemple, plus explicites dans nos démarches en faveur des droits de l’homme. Je me rappelle qu’à la sortie d’une rencontre très musclée auprès de la diplomatie rwandaise, afin de protester contre des emprisonnements massifs, mon collègue français Georges Martres, qui représentait l’Europe, a donné une interview comme si rien ne s’était passé. J’ai trouvé sa position très complaisante. Ensuite, quand la composition du gouvernement intérimaire a été publiée après l’attentat contre Habyarimana, Jean-Michel Marlaud, successeur de Martres, a parlé d’une « logique vendable », ce qui m’a laissé plus que sceptique.

Est-il vrai que l’ambassade de France a accusé les Belges d’avoir descendu l’avion présidentiel, ce qui aurait scellé le sort de nos dix paras ?

Je n’ai pas de preuves, mais je ne l’exclus pas. Je pense avoir dit à Marlaud : « Si vous accusez les Belges, c’est criminel. » J’ai très peu de notes sur les jours qui ont suivi l’attentat, j’étais au téléphone en permanence, en contact avec Bruxelles, les Rwandais et avec mes collègues. J’avais plaidé pour une réunion des principaux ambassadeurs le lendemain, qui n’aura jamais lieu car la mission de l’ONU n’a pas voulu l’organiser, alors qu’avant, on se voyait presque tous les jours.

Quels ont été les moments les plus durs ?

Le massacre de Nyamata en 1992 : c’était affreux. Je n’avais jamais vu autant de cadavres, tous empilés dans une église. Un autre choc : l’assassinat au Burundi, le 21 octobre 1993, de Melchior Ndadaye, premier président hutu démocratiquement élu, ce qui a accéléré la polarisation en cours au Rwanda. Et troisième choc, le 6 avril 1994, quand le nonce Bertello m’informe au téléphone de l’attentat. J’ai sauté dans ma voiture pour rechercher mes enfants qui soupaient dans un restaurant libanais. Ensuite, ce furent l’annonce de la mort de nos dix paras, des civils belges dont les trois coopérants près de Gisenyi, les coups de fil de compatriotes, de Lando et d’autres Rwandais qui supplient pour avoir de l’aide et dont beaucoup seront froidement abattus.

Qu’est-ce qui vous relie encore au Rwanda ?

De la sympathie pour un peuple intelligent, discipliné, doté d’une grande force de travail. Quand j’y suis retourné il y a deux ans, c’était l’émotion de revoir le personnel de la résidence ainsi que des amis rwandais. Les réalisations sont indéniables. J’ai en même temps ressenti beaucoup de prudence dans les propos des gens que j’ai côtoyés. Le développement est-il durable, quand les droits de l’homme ne sont pas entièrement garantis? Ce problème ne peut nous laisser indifférents car il s’agit de valeurs universellement partagées. Par contre, pour ce qui est de la démocratie, du nombre d’élus, de mandats, etc., c’est aux Rwandais d’en décider, du moment, et j’insiste, que minorité et majorité ne se tiennent plus en otage comme auparavant.

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