Réfugiés dans le port de Lampedusa, en Italie. © Belga

Frontex, tigre de papier

Le Vif

L’agence chargée du contrôle des frontières de l’Europe est devenue le symbole des ambiguïtés des Etats membres à l’égard d’une politique migratoire commune. Ils sont prêts à renforcer son budget, mais rechignent à muscler son action.

Marine Le Pen, la présidente du Front national en France, la décrit comme le symbole d’une Europe passoire, un « machin qui a deux hélicoptères et qui est censé protéger et contrôler les frontières de toute l’Union européenne ». Les ONG la dénoncent comme l’incarnation d’une Europe forteresse, un gendarme aux mains sales qui refoule manu militari ceux qui rêvent d’entrer dans ce qui leur paraît un paradis, l’espace Schengen. Elle porte un nom qui sonne comme celui du méchant dans James Bond, mais secourt régulièrement des migrants qui s’élancent sur de frêles embarcations ou des cargos fantômes pour une traversée périlleuse de la Méditerranée – ce fut encore le cas, le 8 janvier, pour 800 d’entre eux, partis de Libye. Elle, c’est l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne. Plus connue sous l’appellation Frontex, elle n’en finit plus de susciter débats et controverses.

L’organisme, qui emploie 320 personnes à Varsovie, souffre des conditions de sa naissance, il y a tout juste dix ans. A l’époque, l’espace Schengen se constitue. L’idée – très européenne – est généreuse et logique. Toute personne entrant dans l’un des 22 pays de l’Union européenne signataires de l’accord ou l’un des quatre Etats associés (Suisse, Liechtenstein, Norvège et Islande) peut ensuite circuler librement, sans avoir besoin de redemander un visa ou de se soumettre à un contrôle en passant d’un pays à l’autre. Seule la frontière extérieure de l’espace commun sera désormais contrôlée. La responsabilité en incombe principalement aux Etats membres, mais Frontex est créée, en 2005, sous la tutelle de la Commission européenne. Sa mission est double : coordonner les contrôles et prêter assistance aux Etats qui auraient des difficultés à les assumer seuls.

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Toute l’ambiguïté de Frontex est là. Elle est, en apparence, une agence autonome, avec un directeur exécutif. Mais son conseil d’administration est dominé par les Etats, qui disposent de 26 sièges, la Commission européenne n’en ayant que deux. Elle n’est officiellement chargée que de la surveillance des frontières, mais certaines ONG lui reprochent de profiter du flou de sa feuille de route pour mener une politique très dure en matière d’immigration. Elle est, par exemple, soupçonnée de procéder à des renvois de personnes sans même leur laisser la possibilité de demander le statut de réfugié.

Partout, dans l’Union, la méfiance domine

A plusieurs reprises, le haut-commissaire aux réfugiés des Nations unies a alerté les dirigeants européens sur le risque de manquement au respect des droits fondamentaux. « L’agence dit : notre rôle est technique, on ne fait que coordonner la volonté des Etats membres, donc on n’est responsable de rien. Les Etats membres, eux, affirment que l’agence est autonome et qu’ils n’ont pas les informations en temps réel pour surveiller les actions de l’agence au quotidien. C’est une partie de ping-pong bien pratique », regrette Claire Rodier, juriste à l’association française Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) et cofondatrice du réseau Migreurop, qui milite pour la suppression pure et simple de Frontex.

Parmi les Etats membres de Schengen, la montée de l’euroscepticisme et des partis d’extrême droite se prête plus au durcissement du discours qu’à la défense d’une politique commune dans le domaine de l’immigration. En France, en mai 2014, lors des élections européennes, Nicolas Sarkozy lance : « Il faut suspendre immédiatement Schengen. » A gauche, jusqu’à peu, la gêne était palpable. Le 16 décembre, enfin, lors de l’inauguration du musée de l’Histoire de l’immigration, à Paris, François Hollande défend Schengen et promet que « la France sera à l’initiative dans les mois qui viennent […] pour mieux assurer la sécurité à l’intérieur, et pour mieux répartir les charges qui pèsent sur les Etats membres en Europe ».

Partout, en Europe, la méfiance domine. A l’automne 2014, face à l’afflux d’embarcations en provenance de Libye, de Turquie, etc., l’Union européenne décide de prendre le relais – via Frontex – de l’opération « Mare Nostrum », une mission de vigilance sur une large part de la Méditerranée, assumée jusque-là par les seuls Italiens. L’opération « Triton », lancée le 1er novembre, n’a pas la même ampleur. Les débats ont été vifs. Le plus clair a, sans doute, été Thomas de Maizière, le ministre de l’Intérieur allemand : il a publiquement regretté que « Mare Nostrum (ait été) prévue comme une mission de sauvetage, mais (se soit) avérée un pont vers l’Europe ». Triton est donc une stricte tâche de surveillance, aux moyens limités : moins de 3 millions d’euros par mois, soit trois fois moins que ce que l’Italie a consacré à « Mare Nostrum ».

Au sein de l’Union, l’opposition est bien tranchée : d’un côté, les pays riverains de la Méditerranée, comme la Grèce et l’Italie, qui jugent que la solidarité européenne n’est pas à la hauteur des enjeux ; de l’autre, ceux du nord de l’Europe, qui estiment faire leur part en matière d’accueil des réfugiés et n’apprécient pas que les Italiens laissent une partie des migrants se disperser sur le sol européen, au mépris de leurs engagements.

L’urgence en Méditerranée – 170 000 migrants sont arrivés au large de l’Italie en 2014, ils n’étaient que 43 000 en 2013 – accélère la prise de conscience. Un geste financier significatif a été réalisé pour 2015, avec le déblocage d’une réserve de 20 millions d’euros, portant le budget de Frontex à 110 millions d’euros. Significatif car, ces dernières années, en dépit de toute logique, le budget de l’agence a diminué. Mais encore bien insuffisant à long terme. Frontex n’ayant pas de moyens en propre, elle utilise les bateaux, les hélicoptères ou autres matériels des Etats membres, à qui elle doit ensuite payer une location. « Le budget est extrêmement faible, cela montre bien la considération que portent les Etats à Frontex », souligne Philippe de Bruycker, chercheur au centre sur les politiques migratoires à Florence, en Italie.

Le 5 janvier, François Hollande indique qu’il « faut mettre davantage de moyens » pour Frontex. La position est partagée par le nouveau président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, qui fait de ce renforcement l’une des priorités de son mandat. Parviendront-ils à faire bouger les uns et les autres ? Un pas en avant, un pas en arrière. La valse-hésitation entre la volonté de cantonner Frontex au plus petit dénominateur commun et celle de muscler son action n’en finit plus. En dépit de la rallonge budgétaire, l’agence doit, par exemple, comme tous les autres organismes de l’Union européenne, réduire ses effectifs de 5 % d’ici à 2020.

C’est surtout sur la question du pouvoir octroyé à cet organisme que les Etats membres se montrent le plus réticents. En juin 2014, le débat autour de la création d’un corps de gardes-frontières commun s’est ainsi soldé, au Conseil européen, par une demande, adressée à la Commission et à Frontex, d’une « étude de la faisabilité d’un système de gardes-frontières ». Une manière polie de dire que ce n’était pas franchement la priorité. Quant à la question du passage d’un commandement national des opérations de Frontex à un commandement supranational sur le modèle des interventions de l’Otan, elle n’est pas à l’ordre du jour. « Frontex a ceci de pratique que les Etats membres peuvent dire « on essaie de faire des choses au niveau européen, mais on n’y arrive pas. La Commission bloque, Frontex bloque », alors même que ça cache des manques nationaux », insiste Sarah Wolff, maître de conférences à la Queen Mary University à Londres.

La prise de fonction, le 16 janvier, d’un nouveau directeur exécutif – le Français Fabrice Leggeri – peut être un indice d’une véritable volonté de renforcer Frontex. Son profil en témoigne : dans un premier temps, les Etats membres voulaient recruter une sorte de super-douanier, très calé sur l’opérationnel. Ils ont renoncé à ce casting et ont préféré une solution plus politique : Fabrice Leggeri était jusqu’alors responsable de la lutte contre l’immigration illégale au ministère de l’Intérieur français.

Reste à savoir si les gouvernements lui laisseront plus d’autonomie qu’à ses prédécesseurs. Pas sûr. Même les autorités françaises ne cachent pas qu’elles veulent bien donner plus de moyens à Frontex, mais pas forcément plus de pouvoir…

Agnès Laurent

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