Frédéric Beigbeder © Reuters

Frédéric Beigbeder : « Le sentiment d’être à la veille d’une grande catastrophe m’habite »

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Satiriste mélancolique, enfant désabusé du siècle, le romancier-cinéaste fait de l’autodérision une arme pour ne pas désespérer du monde. A l’heure où son nouveau film –L’Idéal – attire nos regards réjouis par son humour corrosif, il fait au Vif/L’Express quelques confidences piquantes…

Comme le dit Roger Vailland, « le cynisme, c’est de l’espoir refroidi »… Très belle formule ! Très juste aussi ! Quand on dit des choses très corrosives, très sarcastiques, c’est parce que, sans doute, on a une insatisfaction, une frustration, un espoir déçu. Une désillusion. Mes personnages sont toujours désabusés. Quelque chose les a traumatisés. Alors là, Octave (NDLR : le héros du film et alter ego de Beigbeder), on le voit à l’âge de 9 ans, entouré de très belles mannequins suédoises, dans un endroit où il n’a pas vraiment sa place à cet âge-là. C’est peut-être cela. Ou alors peut-être le divorce de mes parents… En tout cas, à un moment de mon enfance, je suis devenu cet être qui a perdu ses illusions, qui a regardé la réalité avec une certaine lucidité, un romantisme abîmé… C’est le ton de mes livres, c’est aussi le ton de mes films. Cela m’est naturel.

De quoi ajouter à la complicité du lecteur/spectateur pour le trait humoristique une certaine empathie ? Le haut de la scène satirique est aujourd’hui tenu par des stand-up tirant à boulets rouges sur les autres. Vous ne tirez pas que sur les autres. Vous vous envoyez parfois vous-même une flèche dans le coeur…

J’aime cette image (rire), je m’y reconnais en effet… En tout cas, ce qui est vrai, c’est que j’expose mes contradictions, en espérant qu’elles puissent refléter celles de tout le monde. Certes, elles sont exacerbées ; Octave Parango n’ayant évidemment pas la vie de tout le monde. Il baigne dans un univers de confort, de luxe. Il a cru qu’il serait heureux avec des nanas super belles à poil dans son lit. Il ne l’est pas… A partir du moment où il ne l’est pas, où la richesse, la séduction, même la drogue, la vodka, même la plus belle « teuf » du monde ne le rend pas heureux, je pense que ça dit quelque chose de notre société. C’est un peu comme dans ce proverbe « L’argent ne fait pas le bonheur »… Oui d’accord, mais c’est mieux d’avoir eu de l’argent pour le savoir… Mais au fond, pour revenir à votre remarque, je crois qu’il relève de la plus élémentaire courtoisie de se moquer en premier lieu de soi-même, regarder ce qui ne va pas, ce qui est ridicule chez soi. Sachant que je suis quelqu’un d’assez banal, malgré tout, même si on me prête une vie flamboyante. J’ai une femme, des enfants, un travail… Et je critique tout ça. J’essaie de me débrouiller avec tout ça, j’agite des questions : Qu’est-ce que le désir masculin ? Est-ce sexiste de désirer une femme ? Que signifie mon obsession pour la jeunesse ? Pourquoi je ne veux pas vieillir ? Je ne suis pas le seul… L’ensemble de l’Occident, et même au-delà, peut partager ces interrogations. Pourquoi ne pas parler de notre peur de la mort ? La vie est si précieuse, parce qu’on ne croit plus en Dieu, parce qu’on n’a plus d’autre idéal que de ressembler à un mannequin. Ces questions au fond assez chiantes, j’essaie de les transformer en déconnade…

Mais tout en restant sérieux, sous la surface ?

Evidemment ! On dit que nous n’avons plus d’idéal. Je ne suis pas forcément d’accord. Il y a une utopie, avec un gouvernement et des entreprises chargés de faire une propagande pour nous faire accepter une oppression totalitaire. Ce qui veut dire que rien n’a changé, nous sommes comme en URSS, comme dans un pays fasciste. Avec cette différence qu’ils ont réussi à nous faire accepter cet idéal d’avoir une vie confortable, de porter des marques de luxe sur soi, de rester mince, de coucher peut-être avec une jolie fille comme on en voit sur les affiches…

Le discours des pouvoirs (politique, économique) n’en est-il pas moins hypocrite ? En France, on parle de « présidence normale », on dit vouloir incarner la modestie, l’austérité, alors que dans les années 1960 Pompidou s’affichait fièrement dans sa Porsche !

Oui, et en fumant des clopes ! Ce que vous dites est vrai chez nous, mais en Russie Poutine se balade en yacht, en hélico et en limousine blindée suivie par douze autres limousines pour traverser Moscou à tout berzingue en brûlant les feux… Et tout le monde là-bas aime ça, y trouve une preuve que c’est un bon président ! La propagande aide, bien sûr…

En France, le discours est aux antipodes…

La grande faute du politique en France, c’est l’abdication complète face à l’économie. Moi, ce qui m’intéresse, comme satiriste, c’est bien sûr et par définition même de la satire m’attaquer au pouvoir. Et le pouvoir, ce n’est pas François Hollande qui l’a, c’est plutôt les gens comme ceux qu’on voit évoluer dans L’Idéal, leur PDG, leurs actionnaires… Des millions de personnes, des milliards d’euros, sont impliqués dans leurs décisions. Un homme politique, il est élu sur un malentendu, un an après il est impopulaire et quatre ans après il est viré, et on en met un autre… Et ils disent tous la même chose depuis 1974, depuis Giscard : « C’est la crise, c’est l’économie qui gouverne, nous on ne peut rien faire, il y a du chômage oh là là on est désolés, pfff si seulement il y avait plus de croissance, plus d’exportations et moins d’inflation ça irait mieux. » Ce discours-là, j’y ai cru un moment. Mais au bout de quarante ans, si j’y croyais encore je serais un peu bête, vous ne croyez pas ? Comme le vrai pouvoir, ce sont les financiers, les patrons, qui l’ont. A eux de rendre des comptes, maintenant ! Ce sont donc ces gens-là que je caricature.

L’industrie du luxe plus particulièrement…

La France, dans le monde, c’est Saint Laurent, Chanel, Dior… Le luxe… Quand vous dites que vous êtes Français on s’exclame « Ah, la France ! Louis Vuitton ! » François Hollande, ils ne savent pas qui c’est…

Les milliardaires du luxe investissent beaucoup dans la culture, ces dernières années.

Normal, acheter des oeuvres d’art, en France, c’est défiscalisé. Moins d’impôts à payer, donc…

Peut-être aussi une manière de museler la critique des gens de culture, très influents en France ?

Peut-être, en effet ! Si vous achetez tout Jeff Koons, il y a peu de chance qu’il se foute de votre gueule… On achète les artistes facilement. Malheureusement, moi, on ne m’a pas encore fait d’offre particulière (rire) ! J’attends un chèque de L’Oréal pour me taire…

A quelle autre époque auriez-vous aimé vivre ?

J’aurais beaucoup aimé avoir une machine à remonter le temps comme celle du roman de H.G. Wells ! Voir l’Antiquité… C’était sans doute horrible, j’aurais été un esclave et je n’aurais sans doute pas connu les orgies romaines (rire). Ou bien être au XVIIIe siècle, mais comme je descends de paysans béarnais, je n’aurais pas connu les perruques poudrées mais j’aurais labouré un champ…

L’écriture peut faire voyager dans le temps…

Je m’en suis servi pour mon dernier roman, Oona et Salinger, qui commence à New York, en 1940. Je me suis retrouvé au Stork Club, sur la 53e rue, en smoking à écouter Cab Calloway tout en devisant nonchalamment avec Truman Capote… Je dois sans doute être la seule personne en France qui a envie de revivre 1940 (rire) !

Avez-vous l’impression que nous vivons aujourd’hui une autre veille de catastrophe ?

Je vois beaucoup de points communs entre aujourd’hui et 1938. J’espère me tromper, mais le sentiment d’être à la veille d’une grande catastrophe m’habite. A force d’amnésie, à force de vivre dans un présent perpétuel, n’oublie-t-on pas les leçons du passé ? Surtout en Europe ? Il faudrait mieux enseigner l’histoire…

Que vous inspire l’ébullition sociale des dernières semaines ?

En tant que président du Caca’s Club (1), j’aime le bordel. Plus il y a de bordel, plus je suis content ! Quand des gens créent un mouvement qui s’appelle Nuit debout, déjà le nom me plaît. Je suis très favorable à ce qu’on reste debout la nuit. Ça fait longtemps, que je le pratique moi-même (rire) ! Et puis j’aime les mouvements où l’on discute, où on veut changer le monde. Mais j’ai peur de la foule, je suis limite agoraphobe. J’ai peur de la bêtise des masses, je suis un démocrate mais il me faut admettre que la majorité n’a pas toujours raison. Regardez Donald Trump, ou Adolf Hitler… La démocratie peut s’autodétruire. Son gros problème, c’est la démagogie, c’est le populisme… Faire confiance au peuple, c’est courageux, c’est risqué (rire)… ˜

(1) Acronyme de « Club des analphabètes cons mais attachants », fondé pendant ses études à Sciences Po. Edouard Baer et… Jean-François Copé en furent membres.

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