Ragip et Granit Xhaka : une famille, deux vareuses nationales. © BELGAIMAGE

Football et politique : la Suisse, la confédération multiculturelle

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Vingt-septième volet : comment la Suisse est devenue une valeur sûre du foot grâce à l’immigration issue d’abord de l’ex-Yougoslavie, ensuite d’Afrique. Et pourquoi cela va à l’encontre de la frilosité des politiques.

Certaines histoires familiales sont extraordinaires. C’est le cas de celle des Xhaka. Tout débute en 1986, dans un pays qui s’appelle encore Yougoslavie. Ragip Xhaka, étudiant de 22 ans à l’université de Pristina, capitale de la province autonome du Kosovo, écope d’une peine de prison de six ans pour avoir participé à une manifestation réclamant la démocratisation du régime communiste. Trois mois plus tôt, il a rencontré sa future épouse, Eli. Le jeune couple est contraint de reporter ses promesses de bonheur. Libéré au bout de trois ans et demi, Ragip et Eli s’enfuient, à Bâle. En 1990, la Yougoslavie est à l’aube de sa désintégration. La famille Xhaka, elle, se prépare enfin à écrire son contre de fées, loin de ses racines.

Un succès venu de l’ex-Yougoslavie

 » Mon père était un Kosovar, fier de son identité, et il voulait avoir le droit d’exister en tant que tel « , rappelle souvent Granit Xhaka, capitaine de l’équipe nationale helvétique, aujourd’hui à Arsenal, en Angleterre. Un an après leur arrivée en Suisse, Ragip et Eli accueillent leur premier-né, Taulant, avant de donner le jour à Granit, dix-huit mois plus tard. Les deux garçons puisent dans le récit paternel, et de la culture albanaise à laquelle sont très liés les Kosovars, une incroyable force de caractère. De quoi entamer une carrière de footballeur au plus haut niveau, au FC Concordia Bâle puis au FC Bâle. Rugueux, combattifs, ils tiennent la baraque en défense.

En 2011, Granit, le plus doué, est sélectionné par la Suisse lors d’un match qualificatif pour l’Euro. Deux ans plus tard, son frère aîné opte pour l’Albanie. Un choix du coeur, en faveur de la  » mère patrie « . Qui donne lieu, lors de l’Euro 2016, à la première confrontation fratricide depuis la naissance du tournoi : la Suisse de Granit bat l’Albanie de Taulant par un but à zéro. Dans la tribune, leur mère, Eli, porte un tee-shirt hybride, mélangeant les deux drapeaux. La même année, l’équipe du Kosovo, devenu indépendant, est reconnue par la Fifa. Le cousin, Agon Xhaka, né à Lausanne, opte pour le nouveau pays. Au sein de la même famille cohabitent donc trois équipes nationales différentes !

Cette destinée hors du commun illustre le dilemme d’une Suisse devenue multiculturelle. Elle explique aussi, en grande partie, ses succès des dernières années, en matière de football. Pour le dire crûment, la Nati, surnom de l’équipe nationale, a profité de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, en héritant de ses plus grandes promesses sportives. C’est le fruit d’une politique volontariste menée par la fédération nationale qui mise, depuis le début des années 1990, sur la formation et l’intégration des jeunes d’origine étrangère.  » La diversité fait la force « , clame-t-elle en 2016. En se félicitant qu’au cours de la saison précédente, 222 footballeurs professionnels sur 597 n’avaient pas de passeport suisse et que 40 % des 250 000 licenciés du football national étaient d’origine étrangère.

Résultats ? Les équipes de jeunes sont championnes d’Europe en 2002 et championnes du monde en 2009. La Nati passe de la 83e place du classement mondial à la 6e. La Suisse est le cinquième pays fournisseur de talents aux Big Five, les cinq grands championnats européens (Allemagne, Angleterre, Espagne, France et Italie), derrière le Brésil, la France, l’Argentine et l’Espagne. Une référence, symbolisée par Granit Xhaka, qui ne porte pas pour rien le brassard de capitaine en équipe nationale. En 2014, lors du Mondial brésilien, huit joueurs d’origine ex-yougoslave figurent ainsi sur la feuille d’arbitre du match Suisse-Equateur : Behrami, Shaqiri et Xhaka (Albanie, Kosovo), Drmic et Gavranovic (Croatie), Mehmedi et Dzemaili (Macédoine) et Seferovic (Bosnie). Parmi eux, les deux buteurs d’une victoire suisse, 2-1, avant l’élimination par l’Argentine en huitièmes de finale.

Au référendum de 2014, la moitié des Suisses s'étaient prononcés contre l'immigration de masse.
Au référendum de 2014, la moitié des Suisses s’étaient prononcés contre l’immigration de masse.© NORBERT FALCO/BELGAIMAGE

Les « bons immigrés »

Il fut pourtant un temps où l’équipe nationale était composée de façon monolithique et unilingue, dominée alternativement par les Suisses alémaniques et les Suisses romands. C’était le fameux  » fossé du rösti « , du nom de ces galettes de pommes de terre typique de la partie alémanique, l’expression d’une frontière culturelle coupant le pays en deux. Progressivement, avec l’aide d’un staff mixte, la fédération a inversé la tendance.  » On a voulu mettre dans l’équipe une vraie identité nationale et non pas une quelconque scission « , indique Michel Pont, légendaire entraîneur adjoint de la Nati, au site d’information Slate. En précisant :  » Nous avons travaillé sur l’état d’esprit. Quand un joueur entre dans l’équipe, il y a des règles claires sur son investissement dans la vie du groupe, et à ce titre-là, les autres sont aussi tenus de tout faire pour que l’intégration réussisse.  »

Voilà ce qui rend possible cette aventure dans un pays dont les sentiments à l’égard de l’immigration sont contrastés. Le 9 février 2014, 50,3 % des citoyens se prononcent contre l’immigration de masse, lors d’une consultation populaire fort décriée, organisée à l’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC). Ce parti de droite extrême domine la vie politique nationale.  » L’UDC s’est toujours félicitée des étrangers qui s’intègrent et travaillent pour le bien de la Suisse « , se réjouit pourtant le ministre UDC de la Défense et des Sports, Ueli Maurer, en visite au Brésil pour soutenir la Nati, il y a quatre ans. Les stars du football sont donc de  » bons immigrés « .

A la suite des pressions européennes, la volonté de l’UDC d’instaurer des quotas d’immigrés est abandonnée en 2016. Le parti radical, conforté lors des dernières élections fédérales, réclame toutefois une nouvelle consultation sur l’immigration en 2019. Ce qui n’empêchera pas ses ministres d’aller saluer en Russie la Nati et ses soldats de l’intégration réussie. D’autant qu’aux fers de lance de l’ex-Yougoslavie se sont ajoutés les représentants d’une  » nouvelle vague africaine « . Parmi les joueurs à suivre cet été, The Guardian pointe Denis Zakaria, un grand espoir faisant les beaux jours du Borussia Mönchengladbach. D’origine soudano-congolaise, il emmène une génération aux racines ivoiriennes, nigérianes, capverdiennes… La Suisse est bel et bien devenue multicolore.

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