Davor ¦uker, héros de tout un peuple au Mondial de 1998. © REPORTERS

Football et politique : en Croatie, l’indépendance corrompue

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux pays qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Vingt-huitième volet : comment la Croatie est devenue un Etat grâce au football et comment elle a célébré cela lors d’une Coupe du monde. Et pourquoi les promesses des beaux jours se sont envolées en raison d’un climat délétère.

Le  » chaudron des Balkans  » mérite sa réputation. C’est là que le monde s’est enflammé en 1914, après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, à Sarajevo. Là aussi que l’Europe a, une nouvelle fois, connu les affres de la guerre sur son sol dans les années 1990, en dépit de la promesse du  » plus jamais ça « .

Dans les tribunes des stades croates, cette ferveur mortifère s’exprime avec une virulence toute particulière. La légende retient d’ailleurs que la désintégration sanglante de l’ex- Yougoslavie a débuté à l’issue d’un match, à Zagreb. Comme un replay de la  » guerre du football  » de 1969, quand le Salvador et le Honduras s’étaient affrontés militairement après des tensions provoquées par un match de qualification pour une Coupe du monde. Le football, c’est la guerre par d’autres moyens. Et parfois, ça dérape…

L’envol de l’indépendance

Le 13 mai 1990, le Dinamo Zagreb affronte à domicile son rival de toujours, l’Etoile rouge de Belgrade, dans un stade Maksimir chauffé à blanc. Le contexte est explosif. Dix jours auparavant, les premières élections multipartites en Croatie, qui est encore une république autonome au sein de la Yougoslavie, ont vu la victoire éclatante de l’Union démocrate croate (HDZ) de Franjo Tudjman. Ce parti nationaliste se nourrit de la peur engendrée par la volonté hégémonique de la Serbie, présidée d’une main de fer par Slobodan Milo?evi?. Les deux clubs rivaux ne sont pas des entités privées, mais des propriétés des pouvoirs publics.

Dans les rangs de leurs supporters figurent des groupes  » ultras  » aux tentations paramilitaires, les Bad Blue Boys de Zagreb et les Delije (Braves) de Belgrade. Avant même le coup d’envoi, ils entament une bataille rangée qui empêche le match de se dérouler. Au cours de ces combats, Zvonimir Boban, l’une des stars du Dinamo, frappe un policier dans la poitrine pour protéger un supporter.  » J’étais prêt à ruiner ma réputation pour défendre la cause croate « , dira plus tard celui qui est devenu… secrétaire général adjoint de la Fifa. Un héros nationaliste était né.

En août 1990, les deux groupes de supporters figurent parmi les premiers à rallier les armées en voie de constitution pour un conflit appelé à durer cinq ans, qui causera la mort de vingt mille personnes. Le 25 juin 1991, la Croatie proclame son indépendance, après un référendum. Elle devient effective le 8 octobre, à l’issue d’un moratoire exigé par l’Union européenne. Le football emboîte allègrement le pas :  » Nous n’avons rien à faire dans un pays où la police tire sur des gens dans la rue « , scande Mladen Vedris, président de la Fédération de football croate. Le 17 octobre 1991, l’équipe nationale joue et remporte son premier match très symbolique face aux Etats-Unis – un pays allié – en arborant son célèbre maillot à damier rouge et blanc, créé par Miroslav Sutej. Ce peintre était déjà le créateur du drapeau et du billet de banque de la Croatie indépendante. Les  » Flamboyants  » prennent leur envol.

Avec le sulfureux Zdravko Mami?, c'est tout le foot croate qui se trouve fragilisé.
Avec le sulfureux Zdravko Mami?, c’est tout le foot croate qui se trouve fragilisé.© BELGAIMAGE

Et celui-ci est céleste. Le premier match de la Croatie en compétition officielle, le 4 septembre 1996, se solde par une victoire 0-2 en Estonie grâce à deux missiles de l’attaquant Davor ?uker, l’étoile filante d’une nation décidée à surprendre le monde. Pour sa première participation à l’Euro, elle se paye le luxe de devancer l’Italie, vice-championne du monde en titre. Mais c’est lors de la Coupe du monde 1998 en France que la Croatie donne sa carte de visite à la planète toute entière. Davor ?uker y est étincelant : devenu l’attaquant du Real Madrid, il termine meilleur buteur du tournoi avec six réalisations. En quarts de finale, la Croatie asphyxie l’Allemagne, renversée trois buts à zéro, dont un de l’inévitable ?uker. Dans les rues de Zagreb, l’événement est fêté comme une seconde déclaration d’indépendance. Cette consécration sportive s’apparente, symboliquement, à une émancipation définitive. L’Allemagne a été le premier pays de l’Union européenne à reconnaître la Croatie et la Slovénie indépendantes, dès décembre 1991. Ce fut aussi l’allié des jours amers, quand les oustachis croates ont basculé dans le camp des nazis, au cours de la Seconde Guerre mondiale. En demi-finale du Mondial de 1998, les Flamboyants sont éliminés par les deux seuls buts de la carrière de Lilian Thuram avec l’équipe de France. Mais qu’importe : désormais, ils suscitent la crainte.

Un nationalisme de gangsters

En 2012, Davor ?uker devient président de la Fédération croate de football. Le 1er juillet 2013, la Croatie devient effectivement membre de l’Union européenne. Mais ce pays balkanique se perd à nouveau dans la fièvre de ces Balkans, où rien ne se vit décidément comme ailleurs, et galvaude son pouvoir de séduction. L’équipe nationale se qualifie certes pour les phases finales de pratiquement toutes les grandes compétitions, à l’exception de l’Euro 2000 et du Mondial 2010, mais elle n’affole plus par son beau jeu. Régulièrement, ses rencontres sont émaillées d’incidents. En 2014, le défenseur Josip Simunic écope de dix matches de suspension pour avoir fait un salut oustachi lors d’un match contre l’Islande.  » Pour l’amour de la patrie « , se défendra-t-il benoîtement. Les débordements des supporters valent à la Croatie un match à huis clos contre l’Italie, en juin 2015 : un croix gammée nazie est dessinée sur la pelouse pour l’occasion. Les ultras de Zagreb réveillent les démons d’un passé fasciste qui n’a jamais été vraiment soigné comme il se devait.

Un homme incarne cette dérive : Zdravko Mami?,  » l’alpha et l’omega  » du football croate. Directeur exécutif du Dinamo Zagreb et vice-président de la fédération nationale, il est réputé pour ses injures, ses attaques contre la presse, son combat contre l’ethnie serbe, ses coups de poing et ses magouilles tous azimuts. L’image d’un nationalisme sans foi ni loi. Depuis avril 2017, l’homme est accusé en justice de détournements de fonds, notamment dans le transfert de jeunes joueurs.

 » Le football croate est aux mains d’une clique de criminels, résumait, en 2016, Zvonko Alac, journaliste à l’ Index, l’un des rares médias d’opposition, dans un dossier du magazine français So Foot. On sait que le diable s’appelle Zdravko Mami?. C’est Kevin Spacey dans Usual Suspects.  » Un film de gangsters, faut-il le préciser…

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