Maradona et sa " divine main " face à l'Angleterre en 1986. © DR

Football et politique : en Argentine, dieu fait de la politique

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Dix-huitième volet : pourquoi le ballon rond, en Argentine davantage qu’ailleurs, est un instrument de manipulation des masses. Un récit où il est question de Maradona, de Messi et de présidents qui savent utiliser, à leur profit, la passion du sport.

Deux buts de légende. Qui resteront gravés à jamais dans la mémoire de tous ceux qui aiment les passions irrationnelles engendrées par le football. Et qui consacrent la dimension symbolique de ce sport. Le 22 juin 1986, dans le stade Azteca de Mexico, l’Argentine affronte l’Angleterre en quarts de finale de la Coupe du monde. Le match se déroule sous haute tension nationaliste. Il flotte dans l’air un parfum de revanche, car l’histoire récente enflamme les esprits. Diego Maradona, tel un génie malin, s’apprête à sortir de sa boîte…

La légende du Pibe de Oro

Quatre ans plus tôt, début avril 1982, les militaires argentins partent à la conquête des Malouines. Ce petit archipel situé au coeur de l’Atlantique Sud, fait de pierres et balayé par les vents, est une terre contestée, de l’avis même des Nations unies. La  » dame de fer  » britannique, Margareth Thatcher, envoie ses troupes en retour. En moins de deux mois, la messe est dite : l’Angleterre bat l’Argentine à plate couture. Comble de l’humiliation ? Lors du match d’ouverture de la Coupe du monde, cette même année 1982, l’Argentine, tenante du titre, s’incline 0-1 face à la Belgique sur un but d’Erwin Vandenbergh – un des hold-up les plus improbables jamais réalisés par notre pays. Diego Maradona, le joyau du foot argentin, passe à travers ce Mondial : il est exclu lors du match décisif contre le Brésil après avoir agressé un adversaire.

Ce 22 juin 1986, tout le peuple argentin attend que ses héros lui rendent enfin justice sous le soleil de plomb mexicain. Le bras de fer est dantesque. A la 51e minute, sur une balle en retrait hasardeuse du défenseur anglais Steve Hodge, le petit Diego (1 m 65) saute plus haut que le grand gardien anglais Peter Shilton (1 m 85) et marque de la main. La  » main de Dieu « , lance un journaliste. Le joueur acquiesce.  » Quand j’ai marqué ce but, j’ai eu l’impression d’avoir volé un portefeuille à un Anglais « , ironise-t-il, pour mieux ancrer son geste dans l’histoire. Quatre minutes après, le  » Pibe de Oro  » (gamin en or, son surnom) traverse la défense anglaise pour marquer le deuxième but, l’un des plus beaux de tous les temps. L’Argentine est vengée. Et va au bout de son rêve en battant les Hollandais en finale. La légende Maradona est née, transformée en une épopée rock’n’roll en raison de sa dépendance à la cocaïne ou de son soutien aux dictatures gauchistes d’Amérique latine. Le Cubain Fidel Castro est son  » second père « , les Vénézuéliens Chavez et Maduros, ses frères de combat.

Le football argentin est une religion proche de la politique. Dont les joueurs sont imbibés, de la naissance à la mort. Les dirigeants savent profiter des passions qu’il suscite. En 1978, Diego Maradona est encore trop jeune pour participer à la Coupe du monde. Le premier sacre argentin, d’autant plus beau qu’il est gagné à domicile, est une bénédiction pour la dictature de Jorge Rafael Videla, arrivé au pouvoir quelques mois auparavant.  » Ce triomphe a été obtenu grâce à notre courage et à notre discipline « , fanfaronne-t-il après le sacre. Etouffant les pleurs des Mères de la place de Mai et niant les quelque 30 000 Argentins morts durant la  » guerre sale  » menée par le régime contre les dissidents. Trente ans plus tard, en 2007, Maradona est devenu la légende controversée que l’on sait lorsque Cristina Kirchner devient présidente à la suite de son mari, Nestor. Elle veut s’inspirer des dirigeants autoritaires et sociaux, Juan et Eva Peron, qui ont dirigé l’Argentine durant les années 1950. Une période  » dorée  » dont les citoyens, lassés des crises à répétition, ont la nostalgie. En bon  » soldat péroniste « , Maradona la soutient. Mais que fait la présidente pour doper sa solidarité ? Racheter, avec de l’argent public, les droits télévisés du championnat de football argentin. Pour permettre à tous les Argentins de profiter gratuitement de la messe sportive du week-end. Du pain et des jeux. Une folie populiste. Qui ne durera pas longtemps : son successeur mettra fin, en 2016, à ce cadeau inconsidéré en découvrant l’état désastreux des finances nationales.

Mauricio Macri, président argentin. Le football, il connaît.
Mauricio Macri, président argentin. Le football, il connaît.© BELGAIMAGE

La Pulga face à son destin

Le successeur de Cristina Kirchner n’est pourtant pas étranger au monde du football. Arrivé au pouvoir le 10 décembre 2015, Mauricio Macri n’est autre que l’ancien président de Boca Juniors, l’un des deux clubs les plus populaires de la capitale, Buenos Aires. Un tremplin pour la politique. Ce leader de centre-droit, l’homme le plus puissant d’Amérique latine selon le magazine Time, n’est guère apprécié par Maradona le révolté.  » Il vient d’une famille de voleurs « , affirme, fin 2017, l’ancien joueur, reconverti en entraîneur dans le Golfe.  » Messi est plus grand que Maradona « , réplique, ironiquement, le président. Leo, l’incontournable star de Barcelone, celui que l’on a surnommé  » La Pulga  » (la puce) en raison de sa croissance tardive : voilà le nouveau héros argentin.

A 30 ans, le quintuple Ballon d’or devra pourtant, comme Maradona avant lui, confirmer son talent pur à l’occasion du Mondial. Pour briller aux yeux de ses compatriotes. Enfin… S’il a déjà remporté quatre Champions League et huit Liga espagnoles avec le Barça, Leo a jusqu’ici donné l’impression de traîner son ennui avec l’équipe nationale. Comme s’il illustrait la morosité d’un pays bousculé à plusieurs reprises par de profondes crises financières, attaqué par des fonds vautours et, il y a quatre ans, au bord de la cessation de paiement. Quel paradoxe de savoir qu’il est le joueur le mieux payé de ce foot mondial devenu fou : 35 millions d’euros net annuels auquel s’ajoute, selon les Football Leaks, une prime annuelle de 100 millions. Sans oublier une condamnation pour fraude fiscale par la justice espagnole, l’an dernier : vingt-et un mois de prison avec sursis, transformés en amende.  » Moi, je joue au football, c’est tout « , a réagi la star. Plus autiste que cynique.

Autant de raisons d’amplifier le désamour avec le peuple ? Apparemment pas. Le 11 octobre 2017, c’est Lionel Messi qui assure la qualification pour la Coupe du monde en Russie. Un triplé face à l’Equateur, trois fusées envoyées dans le but adverse, allument le commentateur local :  » Un Mondial sans Messi, ce n’est pas un Mondial.  » De quoi faire oublier la déroute 0-3 subie un an auparavant face au Brésil.  » Nous avons touché le fond mais notre chance, c’est qu’on est arrivé tellement bas qu’on ne peut que remonter « , disait alors Lionel Messi. Aujourd’hui, l’Argentine relève la tête. Sort de ses dettes. Et se met à rêver d’être championne du monde, quarante ans après son premier sacre. Leo, alors, serait vraiment  » plus grand que Maradona « .

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire