Les joueurs brésiliens, effondrés après la correction infligée (7-1) par l'Allemagne. Après celui de 1950, un nouveau drame national... © LEE SMITH/PHOTO NEWS

Football et politique: au Brésil, la passion folle du beau jeu

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A travers les trente-deux qualifiés pour la Coupe du monde 2018, Le Vif/L’Express montre combien le sport roi et la politique sont intimement liés. Douzième volet : comment l’histoire du ballon rond traverse le destin flamboyant et tragique du Brésil, pays du « Joga Bonito ». Là où le dribble symbolise, tout en contrastes, l’art de la fête et de la résistance.

Impossible d’oublier ces images. Quatre ans après, elles gardent une intensité sportive et dramatique hors du commun. La déroute du Brésil face à l’Allemagne, en demi-finale de la Coupe du monde 2014 organisée chez lui, reste un moment de sidération collective, comme le football en offre de temps à autre. Le premier but de Thomas Müller, à la 11e minute, laisse déjà augurer d’une soirée difficile pour les Auriverdes. Mais l’avalanche de buts qui suit – Klose à la 23e, Kroos aux 24e et 26e, Khedira à la 29e – et la perméabilité d’une défense clouée sur place laissent tous les observateurs pantois. 0-5 après moins d’une demi-heure de jeu : même les joueurs allemands n’en reviennent pas. Le score final, 1-7, est l’une des pires défaites jamais enregistrées par le Brésil. C’est un drame national. Il y a des larmes à profusion dans le public. Oscar et David Luiz sont prostrés sur la pelouse. Ils viennent d’écrire une page noire de leur histoire. Cette humiliation, ils voudront la laver cet été, en Russie…

Les tragédies nationales

Dans la mémoire collective, cette débâcle rejoint la défaite de 1950, quand le Brésil avait déjà été humilié par l’Uruguay, à la fin de la première Coupe du monde organisée à domicile. Le contexte, à l’époque, est différent. Sportivement, la Seleção commence à séduire le monde avec son  » beau jeu  » et cherche à concrétiser l’essai. Politiquement, le pays croit en ses capacités de développement et d’épanouissement démocratique, dans un monde chamboulé par la Seconde Guerre mondiale. Le désenchantement du Maracanã, l’immense stade dans lequel s’est joué ce thriller, est un coup d’arrêt qui mine la confiance de tout un peuple. Qui mettra huit années à se redresser.

2014 devait être l’année de la revanche. Dans le stade Mineirão de Belo Horizonte, elle tourne au cauchemar. Une descente aux enfers. Entre 2003 et 2011, le premier règne du président Luiz Inácio Lula da Silva, dit  » Lula « , soulève bien des espoirs. Cet ancien syndicaliste, chantre de l’altermondialisme, veut réduire la fracture sociale et refaire du Brésil une puissance qui compte dans le monde. Dans les années qui suivent, le retour aux affaires de corruption et le réveil des fragilités économiques est un terrible rappel à l’ordre. L’organisation de la Coupe du monde 2014 est contestée par un mouvement populaire important, qui y voit des dépenses excessives à l’heure où les priorités sont ailleurs. La Coupe des confédérations, organisée en 2013 en guise de préambule au Mondial, est perturbée par des manifestations qui rassemblent un million de personnes pour réclamer la gratuité des transports. Le pays rugit. Et voilà que ses stars du ballon rond le trahissent.

On a baptisé  » Maracanazo  » la désillusion de 1950. On parle désormais de  » Mineirazo  » pour la correction de 2014. Deux stades, deux lieux maudits. Les expressions excessives pour dénoncer ces errements sportifs, comparés à Hiroshima ou au 11-Septembre, en disent long sur la religion qu’est devenu le football en Amérique latine. Et sur sa vénération au Brésil, pays du  » Joga Bonito  » et de cinq titres de champions du monde. Le sport roi y est une question de vie ou de mort. C’est un élément constitutif de l’identité nationale et de son destin métissé.

Après un premier règne ayant soulevé bien des espoirs, le président Luiz Inácio Lula da Silva fut rattrapé par des affaires de corruption.
Après un premier règne ayant soulevé bien des espoirs, le président Luiz Inácio Lula da Silva fut rattrapé par des affaires de corruption.© PAULO WHITAKER/REUTERS

Les libérations d’un peuple

Le football voit le jour au Brésil en 1894, créé par le fils d’un Anglais débarqué pour y développer le réseau de chemins de fer. Le pays est le dernier au monde à avoir aboli l’esclavage, en 1888. La ségrégation y est encore vivace. Le foot devient un instrument d’émancipation, jusque dans l’expression, sublime, de la technique balle au pied.  » Le dribble n’est pas né par hasard au Brésil, écrit Olivier Guez dans son brillant essai Eloge de l’esquive (éd. Grasset, 2014). Les premiers joueurs noirs ont commencé à dribbler pour éviter les contacts avec les défenseurs blancs et ne pas se faire rosser sur la pelouse à la fin des matches.  » Ce mouvement des hanches ressemble à celui des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira. Un défi à l’ordre établi et au conservatisme.

A travers le  » Joga Bonito « , le Brésil renoue avec ses racines africaines au début du xxe siècle. Il triomphe après avoir souffert, grâce aux victoires consécutives aux Coupes du monde 1958 (Suède) et 1962 (Chili), quand Pelé s’impose comme le roi de l’univers. Ce premier sacre est une libération.  » Le football a trouvé ses maîtres, écrit Olivier Guez. Et Rio danse. Sur des mélodies désinvoltes et sensuelles. Le 10 juillet 1958, dix jours après le retour triomphal des héros de Stockholm, sort le premier disque de bossa nova.  » C’est Bim Bom de João Gilberto. L’équipe atteint son sommet lors du sacre de 1970, alors qu’un régime militaire oppresse le pays. Trop souvent, le sport roi fait le jeu des dictateurs. La presse officielle récupère les exploits de ces  » athlètes invincibles dont l’énergie combative s’identifie à l’énergie nationale « . Au Brésil, football et politique marchent main dans la main. Le scrutin présidentiel y est organisé tous les quatre ans, en même temps que le Mondial.

Pelé reste le héros ultime du football pur, quand il n’avait pas encore été corrompu par l’argent fou. Après sa retraite, l’ancien numéro 10 est devenu un ambassadeur des bonnes causes humanitaires et le ministre des Sports entre 1995 et 1998. Un sage dont on boit la parole. Aussi, on l’écoute quand il dit, en janvier 2018 :  » Ceux qui croient au Brésil donnent le Brésil favori, nous avons les moyens de l’emporter.  » Son verdict ? L’équipe a mûri, elle s’est structurée grâce à la rigueur de son nouvel entraîneur Adenor Leonardo Bacchi, dit  » Tite « , un ancien milieu défensif. A 77 ans, le  » roi  » Pelé, dont la santé devient fragile, espère assister au couronnement du génie facétieux qui incarne aujourd’hui la folie brésilienne : Neymar. Le slogan de ce nouveau héros s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs :  » Ousadia Alegria  » (audace et joie). Mais son profil est à l’image de cette époque individualiste et bling-bling : il a rejoint le Paris Saint-Germain pour la somme record de 222 millions d’euros et rêve chaque jour en se rasant du Ballon d’or. Qu’importe, ses compatriotes comptent sur lui, cet été en Russie, pour leur faire oublier leurs malheurs en tous genres : crise, corruption, tensions politiques… Un sixième titre mondial suffirait à libérer tout un peuple. Encore une fois.

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