De nombreux pays n'ont pas signé l'accord multinational sur l'échange automatique. Parmi eux, le Panama... © GETTY IMAGES

Fiscalité : l’échange automatique d’informations va-t-il créer un véritable big bang ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Sus aux fraudeurs ! Dès 2017, les administrations fiscales de dizaines de pays vont échanger des informations. C’est une évolution majeure dans la transparence fiscale. Voire une révolution ? Il subsiste bien des incertitudes…

Vu leur succession, ils ne surprennent plus guère. Qu’ils fuitent de Suisse, de Panama ou des Bahamas, les leaks n’en agacent pas moins la majorité de la population. Surtout la grande masse de la classe moyenne qui voit ses taxes obstinément augmenter, sans pouvoir y échapper, et qui, à défaut de le hurler, le pense très fort :  » Les leaks, plus jamais ça !  » Nos gouvernements ont-ils entendu ce ras-le-bol ? Parmi les récentes mesures mises en place, celle de l’échange automatique d’informations est annoncé comme un big bang. Mais ce gigantesque troc de renseignements fiscaux sera-t-il la révolution attendue ?

Depuis plusieurs années, et surtout la crise bancaire de 2008, l’OCDE, qui regroupe la plupart des Etats développés, est devenue le fer de lance en matière de lutte contre l’évasion fiscale, ce fléau planétaire qui, grâce aux paradis fiscaux, permet aux grosses fortunes et aux multinationales d’éluder l’impôt. Soutenue par les pays du G20 – même ceux qui, comme la Chine ou le Brésil, n’en font pas partie -, l’OCDE a lancé, en 2013, un plan ambitieux, baptisé Beps (Base Erosion and Profit Shifting), pour contrer l’évasion et l’optimisation fiscale des multinationales, qui font perdre aux Etats jusqu’à 240 milliards de dollars chaque année. Dans la foulée, l’Organisation a élaboré le projet d’échange automatique d’informations en définissant un standard commun de reporting (CRS) qui précise les infos à partager.

En réalité, l’échange automatique a été imposé, dès 2010, par les Etats-Unis, de manière unilatérale, à la suite du scandale de la banque suisse UBS qui abritait des milliers de clients américains. Le fameux Foreign Accounts Tax Compliance Act (Fatca), entré en vigueur en 2014, exige des institutions financières étrangères de communiquer au fisc des Etats-Unis les avoirs détenus par des résidents américains sur des comptes bancaires, où que ces comptes soient ouverts sur la planète. Beaucoup y ont vu une nouvelle expression de l’impérialisme américain, d’autant que le Fatca prévoit une réciprocité très aléatoire de la part de l’Oncle Sam. La majorité des Etats impliqués dans l’accord avec Washington ont alors souhaité élargir l’échange et pressé l’OCDE de réfléchir à une norme commune inspirée du modèle américain.

Face à la masse d’informations qui est annoncée, pas certain que le fisc tienne le coup

Parallèlement, l’Union européenne a lancé son propre Fatca. A vingt-huit donc. Elle disposait déjà d’un système d’échange automatique sur les revenus de l’épargne, depuis 2005. Mais celui-ci était inefficace. Dans une évaluation de la directive Epargne en 2008, la Commission européenne avait identifié 38 failles. Des instruments financiers comme les assurances-vie ou les produits structurés, non visés par la directive, permettaient de passer entre les mailles du filet. C’est ainsi que des assurances-vie ont été massivement souscrites au Luxembourg et en Suisse, depuis l’entrée en vigueur du texte européen, entre autres par des Belges. Idem avec les sociétés offshore au Panama ou aux îles Vierges britanniques derrière lesquelles les investisseurs européens se cachaient pour échapper à l’échange. Tout cela avec la complicité des banques, comme le constate aujourd’hui la commission Panama Papers à la Chambre.

Une nouvelle mouture du texte, renforcée, a alors vu le jour, en 2011. Mais l’Autriche et le Luxembourg ont fait barrage. Associée depuis le début à cet échange, la Suisse a également saboté le nouveau processus en proposant de négocier en bilatéral des conventions de retenue à la source de l’impôt dû – les célèbres accords Rubik – ce qui lui permettait de conserver son secret bancaire. La directive Epargne2 ne sera finalement jamais appliquée. Et, en 2014, l’UE l’abroge car elle opte pour l’échange automatique d’informations, sur la base des normes CRS de l’OCDE. Le champ d’application est bien plus large. Désormais, quasi tous les actifs sont visés, dont les assurances-vie. Et, dès 2017, les banques devront communiquer, aux autorités fiscales qui pratiqueront l’échange, l’identité des bénéficiaires réels des entités exotiques ou non (y compris les trusts et les fondations) qui détiennent ces actifs.

L’année prochaine coexisteront donc trois systèmes internationaux d’échange automatique d’informations : celui de l’Union européenne, celui de l’OCDE, qui démarrera en 2017 aussi pour un premier groupe de pays participants, et le Fatca américain, déjà en vigueur. Il y a deux ans, 94 Etats et territoires se sont engagés à mettre en oeuvre la norme OCDE et, jusqu’ici, 84 ont ratifié l’accord multilatéral. Les Etats-Unis n’en font pas partie.  » En intégrant le système OCDE, ils auraient peur de perdre le contrôle que le Fatca leur octroie « , analyse Marc Bourgeois, du Tax Institute (ULg).

L’échange entre Européens est régi par une directive, ce qui est plus contraignant que l’accord multilatéral de l’OCDE. L’Union est une organisation juridiquement plus développée, dotée d’une cour de justice, à Luxembourg, qui veille à l’application de la législation, avec des sanctions financières à la clé. Au-delà des frontières européennes, les Etats dépendront des règles OCDE. Cette organisation politique ne peut infliger que des sanctions symboliques en cas de non-respect de l’accord, c’est-à-dire dresser des listes noires de pays non coopératifs, à l’instar des paradis fiscaux.  » C’est moins dissuasif, observe Marc Bourgeois. En outre, si la menace d’une stigmatisation via une black list est prise aujourd’hui au sérieux, cela peut évoluer, lorsque les opinions se montreront moins préoccupées par la fraude fiscale. Un phénomène de lassitude par rapport aux leaks n’est pas impossible.  »

Droits fondamentaux à la place du secret bancaire ?

Marc Bourgeois :
Marc Bourgeois : « Les Etats vont-ils jouer le jeu ? On peut avoir quelques doutes. »© ULG – JL WERTZ

L’échange automatique dépendra surtout de la bonne volonté des Etats. Vont-ils jouer le jeu ?  » On peut avoir des doutes, pronostique Marc Bourgeois. Certains pays trouveront le moyen de respecter l’accord a minima et passeront maître dans l’interprétation de l’exception.  » Dans le quotidien Le Temps, un avocat suisse a, lui aussi, annoncé la tendance :  » Les pays resteront libres d’exclure de l’échange les institutions et comptes représentant à leur sens un faible risque d’être utilisés à des fins de fraude fiscale « , note Me Shelby du Pasquier qui énumère une série d’exemples, avant d’ajouter :  » On peut prédire que chaque pays adopte sa propre liste d’exclusions. Même si les trusts sont en principe couverts par l’échange, il faut s’attendre à ce que les juridictions anglo-saxonnes qualifient de manière diverse le statut de trust et de trustee, avec un impact direct sur le champ de l’obligation déclarative.  »

Amélie Lachapelle, qui réalise un doctorat sur le sujet à l’université de Namur, pointe une autre tendance émergente.  » Les droits fondamentaux, la protection de la vie privée et des données à caractère personnel ont été sous-estimés par les textes sur l’échange automatique, affirme la chercheuse. L’équilibre n’a pas été assez réfléchi. Or, des avocats fiscalistes pourraient utiliser cet argument devant les juridictions compétentes. Le risque est réel. On parle déjà de tax-brother.  »

D’autres failles plus techniques ont été soulevées. Notamment pour les structures offshore. L’échange ne concernera que les bénéficiaires économiques d’entités non financières passives. Si le contribuable rend sa structure active, il pourra conserver l’anonymat. Plus compliqué certes, mais pas impossible.  » Mais surtout, c’est le trou noir qui subsistera au niveau mondial qui pose problème, car, à côté des 94 Etats signataires de l’accord OCDE, plus de cent pays en sont absents, ce qui laisse la porte ouverte au contournement de l’échange pour ceux qui en ont les moyens « , prévient Arnaud Zacharie, du CNCD. Certaines de ces juridictions sont déjà connues pour être des options intéressantes : Taiwan, Thaïlande, Delaware aux Etats-Unis ou… Panama.

Quels moyens pour exploiter les infos ?

La directive Epargne a été contournée avec la complicité de banques, comme le constate la commission Panama Papers.
La directive Epargne a été contournée avec la complicité de banques, comme le constate la commission Panama Papers.© BAS BOGAERTS/IMAGEDESK

Reste la question des moyens mis en oeuvre par les administrations fiscales pour traiter les informations qu’elles recevront à partir de 2017. En Belgique, le SPF Finances semble assez confiant.  » Les renseignements étrangers sont traités par les services Particuliers et PME de l’administration générale de la fiscalité. Il s’agit d’une tâche normale de gestion « , explique le porte-parole Francis Adyns, sans évoquer un possible renforcement en personnel l’an prochain. Il ajoute :  » En fait, la majorité des contribuables déclarent déjà leurs revenus étrangers.  »

Tout le monde ne partage pas cet optimisme.  » La masse d’informations sera bien plus grande que dans le cadre de la directive Epargne, annonce Marc Bourgeois. Les pays seront plus nombreux, les types de revenu aussi. On peut raisonnablement se demander si le fisc tiendra le coup.  » D’autant qu’il ne suffit pas de recevoir un renseignement, il faut pouvoir l’exploiter. Et ça, sauf enquête approfondie confiée à l’ISI, ce sont les services de gestion et de contrôle à l’IPP (impôt sur le revenu) qui s’en chargent. Or, selon les rapports annuels du SPF, la capacité nationale de contrôle IPP est passée de 502 à 314 équivalent temps plein, entre 2013 et 2015. Et on compte moitié moins d’agents dans le pilier PME (dirigeants d’entreprises, indépendants, professions libérales) que dans le pilier Particuliers (salariés, pensionnés). En outre, le nombre de dossiers rectifiés par contrôleur a diminué en moyenne de 179 à 110, sur la même période…

Avant les vacances, le député Georges Gilkinet (Ecolo) a demandé au ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) de faire le point sur le traitement des données obtenues par le biais de la directive Epargne. Résultat : le taux de données exploitées par rapport aux données reçues variait entre 0,2 % et 2,9 % entre 2011 et 2014. Dérisoire ! Et encore, les données inexploitables (ne permettant pas d’identifier le contribuable concerné) ont été soustraites du calcul. Georges Gilkinet a demandé un complément d’informations au ministre.  » La transparence fiscale internationale est une chance unique, mais il est évident que la Belgique ne dispose pas des outils pour exploiter les données qui lui seront envoyées, nous dit-t-il. On le voit déjà avec la directive Epargne. Pire : le gouvernement ne semble pas du tout vouloir changer cela.  » Rendez-vous en 2017. Dans dix semaines déjà.

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