En 1959, "Fidel était mon héros, raconte Juanita (à g.), qui avait soutenu la révolution. [...] Hélas, j'ai rapidement constaté que quelque chose clochait." De 1963 jusqu'au décès de son frère, le 25 novembre, elle ne l'a jamais revu. © NOTIMEX/AFP

Fidel ? Intransigeant et égoïste !

Le Vif

Exilée à Miami, Juanita Castro, aujourd’hui âgée de 83 ans, ne se rendra pas aux obsèques de son frère Fidel. En mai 2010, cette pharmacienne extrêmement discrète avait accordé un entretien exclusif au Vif/L’Express. Un document rare dont nous republions des extraits.

Quels genres d’enfants étaient Fidel et Raul ?

Ils étaient radicalement différents. Raul était joyeux, farceur, affectueux. Il était également très proche de notre mère, dont il était, je crois, le fils préféré. De plus, Raul avait beaucoup de copains et d’amis. C’est d’ailleurs toujours le cas, je crois. Fidel, à l’inverse, était solitaire, centré sur lui-même, peu ouvert aux autres. Surtout, il n’avait aucun sens de l’humour, au point que j’ai du mal à me souvenir de son rire. Fidel était en outre mauvais joueur. Lorsqu’il disputait une partie de ballon avec les ouvriers agricoles de la propriété familiale de Biran (dans l’est de Cuba), et qu’une défaite se profilait à l’horizon, il interrompait le jeu et s’en allait, furibard. Enfin, dernier défaut de Fidel : il était égoïste. Un jour, alors qu’il était étudiant, mon père lui a offert une voiture neuve. Et, au lieu de partager sa joie avec nous, il nous a très sérieusement interdit de nous approcher du véhicule. Personne ne devait y toucher. Personne. Pas même notre frère Ramon, qui lui avait pourtant appris à conduire. Très étrange… Avec le recul, ces anecdotes prennent beaucoup de sens.

Venons-en à la révolution. Après la victoire des guérilleros, le 1er janvier 1959, vous avez rapidement déchanté. Pourquoi ?

Le 8 janvier, au moment de l’entrée triomphale de Fidel à La Havane, celui-ci était plus que mon frère : il était mon héros. J’avais évidemment soutenu la révolution. Mais, hélas, comme beaucoup de monde, j’ai rapidement constaté que quelque chose clochait. Les guérilleros abusaient du pouvoir. Dans les campagnes, les biens de petits entrepreneurs parfaitement respectables, les propriétés de petits commerçants ou de petits fermiers étaient confisqués sans raisons valables. Les victimes étaient pour la plupart d’honnêtes gens qui avaient appuyé la révolution. Jour après jour, les arrestations arbitraires et les exécutions sommaires se multipliaient. C’était incroyable et inattendu. Sachant que j’étais la soeur de Fidel Castro, quantité de gens m’appelaient au secours afin que j’intercède en faveur d’un fils ou d’un frère emprisonné ou menacé d’exécution. J’ai commencé à multiplier des démarches dans ce sens. Cette activité s’est vite transformée en un travail à temps plein : il y avait tant d’injustices à réparer. Comme j’avais mes entrées partout, je pouvais me procurer des documents nécessaires à des centaines de mes compatriotes qui voulaient fuir Cuba. Parallèlement, les agissements de Che Guevara, fraîchement promu directeur de la prison de la Cabaña, à La Havane, commençaient à être connus. Il y pratiquait une justice expéditive et envoyait des dizaines d’innocents au paredon (peloton d’exécution). Tout La Havane ne parlait que de cela. Je suis allée trouver Fidel pour lui décrire la réalité de ce qui se passait sur le terrain.  » Ne t’inquiète pas, tout va s’arranger « , m’a-t-il répondu. Naïvement, je l’ai cru…

Quel souvenir gardez-vous du Che ?

Je suis allée le rencontrer, à la Cabaña, dans l’espoir d’intercéder en faveur de prisonniers. J’étais curieuse de connaître le déjà fameux guérillero argentin, auréolé de gloire. Il avait débarqué à La Havane avec des pouvoirs d’empereur romain. A la Cabaña, il m’a reçue avec une arrogance incroyable. Avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche, et sans me saluer, il m’a lancé, plein de morgue :  » J’espère que vous ne venez pas ici pour défendre ces gusanos (vers de terre).  » C’est l’un des êtres les plus antipathiques et suffisants qu’il m’a été donné de croiser dans ma vie. Tous les gens qui l’ont approché savent exactement de quoi je parle.

Comment avez-vous été amenée à coopérer avec la CIA ?

C’est l’épouse de l’ambassadeur du Brésil qui m’a approchée et mise en contact avec les Américains. Comme moi, elle était écoeurée par l’atmosphère ambiante, faite de délations, d’arrestations, d’expropriations, d’exécutions. En 1961, prétextant un voyage d’agrément, j’ai pris l’avion pour Mexico, où j’ai rencontré un officier traitant. La mission que me proposait la CIA était simple. Elle consistait à prêter assistance à certaines personnes, à leur trouver un logement, une voiture ou des papiers d’identité. En somme : à poursuivre mes actions humanitaires. J’avais un nom de code : Donna. Pendant trois ans, j’ai reçu des instructions au moyen d’une radio à ondes courtes que la CIA a livrée chez moi. Bien sûr, j’avais d’emblée précisé que je ne participerais à aucune action contre mes frères ni à aucun homicide. Ma mission la plus périlleuse a consisté à transporter d’un point à un autre des armes qui allaient être découvertes.

Mais, un jour de 1964, Raul, alors ministre de la Défense, débarque chez vous pour vous parler…

Il a déposé un dossier gros comme ça sur la table de la cuisine. C’était le résumé de mes activités contre-révolutionnaires compilées par le G2, le service du renseignement, au cours des seuls derniers mois. Raul m’a dit :  » Je préfère ne pas lire ça et croire, comme Ramon, Enma, Agustina et Angelita, que tu es un peu fofolle. Bien sûr, si tout cela était vrai, notre attitude serait différente.  » J’ai alors suggéré l’idée que je parte me reposer un peu chez Enma, à Mexico. Dans mon esprit, il s’agissait évidemment d’un aller simple. Arrivée à Mexico, j’ai lâché ma bombe : lors d’une conférence de presse retentissante, j’ai dénoncé le vrai visage de la révolution cubaine. Par la suite, j’ai multiplié les conférences sur ce thème, à travers l’Amérique latine. Jusqu’au jour où, en 1969, des agents de la CIA sont venus chez moi, à Miami, pour me demander de cesser mes prises de parole. L’heure de la détente avait sonné : Nixon voulait plaire à Brejnev, ce qui supposait de mettre en sourdine mes critiques contre Cuba. Ma collaboration avec la CIA a pris fin ce jour-là.

Comme 2 millions de Cubains, vous connaissez la douleur de l’exil. Comment vivez-vous cette situation ?

A Miami, j’ai la sensation d’avoir échoué sur un banc de sable. Cela dit, je n’ai pas eu à me plaindre des Etats-Unis. Je possède la citoyenneté américaine, mes affaires (une pharmacie) ont bien marché, je vis confortablement. Mais l’exil constitue une épreuve très pénible. On vit en sachant que l’on devrait être ailleurs. Et, à Miami, s’appeler Castro constitue une circonstance aggravante. Pas un jour ne passe sans que l’aile réactionnaire des exilés cubains ne me dénigre.

Quel bilan tirez-vous de cinquante et un ans de castrisme ?

C’est un désastre. Fidel et Raul n’ont réglé aucun problème. A bien des égards, la situation est pire qu’avant 1959. Le régime continue de rejeter la faute sur l’embargo américain. Mais c’est un disque rayé. J’espérais que, en succédant à Fidel, Raul améliorerait les choses, qu’il se préoccuperait du sort des plus humbles. Mais on est loin du compte. Il n’a même pas allégé la souffrance des prisonniers politiques, qui sont pourtant pacifiques et non violents.

Si c’était à refaire, vous recommenceriez ?

Sans l’ombre d’un doute. J’ai appuyé la révolution cubaine lorsqu’il fallait le faire. Et j’ai pris mes distances avec mes frères au moment où ils trahissaient les idéaux de démocratie, de liberté et de justice sociale pour lesquels les Cubains avaient lutté. J’ai fait mes choix en toute conscience. Sans vendre mon âme pour une misérable poignée de dollars. Alors, je dors bien tranquillement. Moi, personne ne m’achètera jamais.

Entretien : Axel Gyldén.

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