Vladimir Poutine © REUTERS

Faut-il craindre Vladimir Poutine? « Pour les Russes, nous sommes en guerre depuis deux ans »

Alors que les Russes et les Américains s’accusent tour à tour de crimes de guerre, les tensions montent entre les deux vieilles grandes puissances. Son isolement de plus en plus en marqué pousse le président russe Vladimir Poutine à faire des bonds de plus en plus étranges. « Poutine n’entend que ce que son entourage croit qu’il veut entendre, ce qui entraîne des décisions désastreuses. »

« Quand Vladimir Poutine rencontre des historiens, il leur pose toujours la même question : « Comment l’histoire me jugera ? Qu’est-ce que les historiens écriront sur moi dans cent ans ? », raconte le chercheur britannique Mark Galeotti, expert des services de sécurité russe, et bien intégré dans le monde académique russe. « Généralement, il se heurte à un silence un peu embarrassant », ricane-t-il. « Ensuite, l’historien interrogé tente de formuler une réponse aimable et encourageante. Chacun sait que Poutine veut qu’on se souvienne de lui comme un des grands leaders russes, à l’instar de Pierre le Grand. Mais ils réalisent que la situation ne se présente pas bien. »

Pourtant, en Syrie, c’est la Russie qui a les cartes en main. Ceux qui veulent une solution en Syrie ne l’auront qu’aux conditions du président russe. Et en Ukraine aussi, les Russes laissent leur empreinte. En février 2014, la Crimée a été officiellement intégrée à la Fédération russe. Dans l’Est de l’Ukraine, les rebelles locaux sont soutenus en masse par leur grand frère. Aux négociations de Minsk, où l’Ukraine et la Russie négocient un cessez-le-feu avec l’Allemagne et la France, c’est le Kremlin qui décide de la guerre et la paix.

La Russie compte de nouveau, et le monde peut le savoir. Dans la communication, l’ours russe fait jouer ses muscles. Au début de l’année, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a annoncé triomphalement que la dominance occidentale était révolue. Dmitri Kisselev, directeur de l’agence de presse internationale Sputnik et la voix principale du Kremlin à la télévision nationale en tant que présentateur, a déjà prévenu plusieurs fois que Moscou est capable de réduire ses ennemis en « cendres nucléaires ». Pour Vladimir Jirinovski, président d’extrême droite du Parti libéral-démocrate de Russie et proche de Poutine, si les Américains ne votent pas pour le candidat présidentiel républicain Donald Trump, il est pratiquement certain qu’il y aura une Troisième Guerre mondiale avec la Russie.

Le Zimbabwe aux armes nucléaires

Inutile de rappeler que les relations entre la Russie et l’Occident sont loin d’être au beau fixe. Au conseil OTAN-Russie, où les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN rencontrent leurs homologues russes, il n’est plus question depuis longtemps d’entretiens constructifs. « En fait, ce sont des monologues des deux côtés », raconte une source de l’OTAN. « Nous disons ce que nous reprochons aux Russes, et les Russes répètent pourquoi ils sont en colère contre nous. » Malgré leur rhétorique enflée, les Russes veulent bel et bien normaliser les relations au plus vite. « Ils veulent retourner le plus vite possible à la routine habituelle », explique la source de l’OTAN. « Les sanctions économiques prises par l’UE et les États-Unis depuis le début de la crise en Ukraine en 2013 font mal. Après l’invasion russe en Géorgie en 2008, l’Europe avait également décrété des sanctions, mais elles ont été annulées après un an. C’était naïf, car nous donnons le signal que la Russie peut enfreindre la législation internationale à sa guise. Nous ne commettrons pas la même erreur. »

Moscou pose un regard très différent sur les tensions croissantes. « Pour la Russie, l’agression vient de l’Occident », explique Viatcheslav Morozov, professeur au Centre d’études UE-Russie à l’Université de Tartu en Estonie. « Les Russes voient leur annexion de la Crimée comme de la légitime défense, en réponse à l’instinct d’expansion occidental. » Moscou ne voit pas les processus politiques de la même manière. « Ils ne croient pas que le changement politique puisse jaillir d’en bas. Pour eux, une grande révolte populaire, comme à Kiev, ne peut être que le travail de la CIA. Vladimir Poutine semble croire sincèrement que la révolution de Maïdan est un complot occidental. »

Pourtant, le courroux russe ne peut devenir une menace militaire pour l’Europe. Si à l’époque, on qualifiait parfois l’Union soviétique de « Zimbabwe aux armes nucléaires », ces comparaisons sont à peine plus positives pour la Russie. L’économie russe est à peine plus grande que l’espagnole. « Tout comme lors de la Guerre froide, la Russie ne fait pas le poids contre nous », assure Yvan Vanden Berghe, professeur émérite en histoire diplomatique à l’Université d’Anvers. « Ils ont des armes nucléaires, mais elles servent uniquement de moyens de dissuasion. Ils n’ont pas d’alliés dignes de ce nom. L’armée russe compte moins d’hommes que l’ukrainienne. Elle ne possède pas un dixième de la puissance de feu de l’OTAN. Poutine peut bluffer et jouer au poker tant qu’il veut, contre nous il n’a pas l’ombre d’une chance. »

Guerre et paix

Pourtant, la Russie fait mal à l’Europe, met en garde Mark Galeotti. Ainsi, les partis d’extrême droite tels que le Front national français et le Jobbik hongrois bénéficient de soutien financier de la part de Moscou. En Estonie, il y a eu récemment un soutien russe en faveur d’un mouvement opposé à la nouvelle loi qui permet aux couples homosexuels d’adopter d’un enfant. Lors du référendum britannique sur l’UE, la Russie a mené une campagne active pour le Brexit. Et Donald Trump, qui ne cache pas son admiration pour Vladimir Poutine, reçoit un accueil favorable. Ces campagnes de soutien ne sont pas motivées par une idéologie », estime Galeotti. « C’est du pragmatisme pur : les Russes veulent détourner l’attention et misent sur des thèmes qui divisent. »

Depuis le 26 décembre 2014, la Russie a fondamentalement revu sa doctrine militaire. Cette doctrine sert en quelque sorte de synopsis court de la politique militaire. En même temps, le document sert de message au reste du monde, où la Russie étale son assertivité. La nouvelle doctrine crée l’image d’un pays qui risque d’être assiégé de tout côté. L’OTAN est considérée comme le plus grand danger, mais il y a toutes sortes de pièges différents. Ainsi, la doctrine exprime la peur de voir les pays voisins déstabilisés par l’ingérence étrangère. On tient compte de puissances hostiles qui mettent des troupes à la frontière russe pour exercer de la pression. L’ancien projet de bouclier antimissile surgit comme un cauchemar.

Le passage le plus étonnant concerne les moyens qui doivent permettre aux Russes de se défendre contre ces désastres. Celui-ci révèle que pratiquement tous les moyens sont bons pour rendre les coups. La pression diplomatique, la propagande, la suspension de l’approvisionnement en pétrole et en gaz, le hacking, les sanctions économiques : tous les moyens sont bons pour protéger la Mère Russie. « Ne vous trompez pas, pour les Russes, nous sommes en guerre depuis deux ans », déclare Kurt Engelen, professeur en politique de sécurité européenne à la Graduate School of Law à Riga. « Ils ne voient pas les sanctions économiques décrétées par les États-Unis et l’Europe comme une protestation pacifique. Pour l’Europe, les relations commerciales sont une façon de construire une relation de paix. Pour les Russes, les sanctions économiques sont un acte de guerre. »

La Russie aime se poser comme une alternative à l’Occident décadent aux yeux des Russes. Pour cette raison, Vladimir Poutine a lancé l’Union eurasienne en 2011 : une alliance économique destinée à former un contrepoids à l’UE. Cette Union permettrait à la Russie de s’attacher sa zone d’influence. Seulement, le projet ne décolle pas. Les états baltes font partie de l’UE et de l’OTAN, et semblent définitivement s’en être détournés. L’Ukraine et la Géorgie sont bien décidées à resserrer les liens avec l’Occident. Pour les anciens états soviétiques que sont le Tadjikistan, le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, la Chine est déjà un partenaire commercial plus important. « Quelque part, c’est plutôt pathétique que les Russes doivent fournir autant d’efforts pour s’allier des pays », déclare Mark Galeotti. « Ils sont obligés de faire des dépenses colossales pour des régions inutiles telles que l’Ukraine de l’Est, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, et ils ne reçoivent pratiquement rien en retour. Il est significatif que la Russie doive obliger ses alliés supposés à coopérer. »

Poutine de plus en plus isolé

Malgré ces lourds handicaps, Moscou est bel et bien dangereux, prévient Galeotti, car au sein du régime il y a de en moins en moins de place pour la contestation. « Vladimir Poutine est de plus en plus isolé de la réalité. Il a toujours recruté les hauts postes de l’appareil de l’état dans son cercle de connaissances personnelles. Seulement, l’inner circle a sensiblement fondu après seize ans de pouvoir interrompu. » C’est là que se cache le plus grand danger selon Galeotti. « Poutine est un acteur rationnel qui prend des décisions sur base de toutes les informations disponibles. Seulement, il n’a pas les bonnes informations. Sur le terrain, les services de renseignement russes font généralement du bon travail, mais les relations avec le staff présidentiel sont fort politisées. Du Coup, Poutine n’entend que ce que son entourage croit qu’il veut entendre. Quand les actions militaires ont commencé dans l’est de l’Ukraine, il partait du principe que Kiev était si faible qu’elle capitulerait dans les six mois. Il n’a jamais évalué que les opérations dureraient aussi longtemps. »

En outre, l’élite russe connaît des tensions internes. Winston Churchill a comparé un jour la politique russe à un combat de bulldogs sous un tapis : « Ce n’est que quand on voit les os sortir de sous le tapis, qu’on sait qui a gagné. » Poutine tire de plus en plus la couverture à lui. Ainsi, il a fondé la Garde nationale en avril, une fusion de forces de l’ordre, d’unités antiterroristes et de recherches. La Garde est sous les ordres du président et doit servir à éviter un scénario à la Maïdan. Il y a aussi un projet de réunir tous les services de renseignement en un ministère énorme de Sûreté de l’État (MGB). À l’ère soviétique, le MGB fondé par Staline était le précurseur du KGB. « Ces dernières années, le poutinisme est entré dans une nouvelle phase », déclare Galeotti. « Le système a toujours été très autoritaire, mais initialement, il y avait un peu de marge. Il y avait plusieurs agences de sécurité qui se concurrençaient, ce qui a entraîné une certaine forme de pluralisme dans la politique. Celle-ci a tout à fait disparu. Comme il fait confiance à de moins en moins de gens, Poutine espère garder le contrôle en réunissant tous les services de sécurité pour n’avoir qu’à nommer une seule personne qui maîtrise la situation. »

Cependant, une rébellion au sein de l’élite du Kremlin, dont rêvent secrètement un grand nombre de leaders occidentaux, semble très improbable. « Poutine est difficilement remplaçable », dit Viatcheslav Morozov. « Aucun candidat n’est acceptable pour tous les partis. Il y a beaucoup d’insatisfaction au sujet de Poutine, mais personne ne veut être le premier à lancer l’idée d’un coup. »

Un trophée symbolique

Reste la vieille question russe, le titre du roman de Nikolaï Tchernychevski : que faire ? Quand l’Union soviétique a éclaté, il y a eu un rapprochement initialement sincère. En Occident, tous les intellectuels avaient lu l’essai de Francis Fukuyama de 1989 « La fin de l’histoire ? », et beaucoup pensaient que la Russie deviendrait une démocratie ordinaire de type occidental. Le chancelier Gerhard Schröder, le prédécesseur d’Angela Merkel, a même annoncé qu’à terme la Russie avait sa place dans l’UE. Quand Boris Eltsine a falsifié les élections et mis le parlement hors-jeu, l’Europe a fermé les yeux. Dans une démocratie naissante, il n’y a que le premier pas qui coûte.

« Nous devons accepter que la société russe diffère fondamentalement de la nôtre », déclare Yvan Vanden Berghe. « La Russie ressemble toujours fort à une société féodale, où les concepts de démocratie et d’état de droit sont interprétés très différemment. La Russie n’attend pas nos bons conseils. Nous devons nous débarrasser de l’idée que nous devons les aider. »

Entre-temps, les diplomates attendent. Alors que ces dernières années, l’Europe s’est montrée de plus en plus assertive, la division sur une stratégie à suivre accroît. Peut-être qu’il est temps de lever le pied. « Donnez un trophée symbolique à Vladimir Poutine », suggère Viatcheslav Morozov. « Impliquez-le dans les négociations sur la Syrie. Faites quelques concessions et posez avec lui quand on signe l’accord. Poutine aussi a sa place dans l’histoire. »

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