Acquis frauduleusement en 1938 par le Caudillo et sa femme, le manoir de Meiras est toujours aux mains de leurs héritiers. © Atlantic/afp - s. casal pour le vif/l'express

Fantômes de Franco: son ancienne résidence d’été au coeur d’une sombre controverse

Catherine Gouëset Journaliste

Symbole d’un passé qui hante toujours nombre d’Espagnols, la résidence d’été du général Franco est au coeur d’une controverse.

Derrière les hauts murs de la propriété, sous les lambris du manoir de Meiras, le buste et les portraits du dictateur, plus de quarante ans après sa mort, trônent toujours en majesté. Sur les pas du guide touristique, le visiteur est accueilli dans le vestibule par des dizaines de crânes de biches et de chamois, trophées de chasse, l’une des passions du tyran. Dans la chapelle, une pancarte sur le  » génocide des catholiques  » pendant la guerre civile nargue les curieux. Lovée sur une verte colline surplombant la ria de Betanzos, l’un de ces longs bras de mer qui façonnent les côtes de la Galice, dans le nord-ouest de l’Espagne, la résidence d’été du Caudillo est l’un des lieux les plus emblématiques des trente-six années du franquisme (1939-1975) et de la difficile transition vers la démocratie.

Acquis frauduleusement en 1938 par le Caudillo et sa femme, le manoir de Meiras est toujours aux mains de leurs héritiers.
Acquis frauduleusement en 1938 par le Caudillo et sa femme, le manoir de Meiras est toujours aux mains de leurs héritiers.© Atlantic/afp – s. casal pour le vif/l’express

Le 11 juillet, les élus du Parlement de Galice ont voté à l’unanimité une motion demandant à l’Etat espagnol d’entamer une procédure judiciaire pour restituer au domaine public le pazo (palais, en galicien), acquis dans des conditions douteuses, en 1938, et toujours aux mains de ses héritiers. Pour en arriver là, des années de mobilisation ont été nécessaires afin de briser la chape de silence refermée sur le franquisme, dictature précédée d’un coup d’Etat contre la république du Front populaire et d’une sanglante guerre civile, entre 1936 et 1939. Ici comme ailleurs dans le pays, le fantôme du généralissime Francisco Franco Bahamonde continue de hanter les lieux et les esprits.

Fernando Souto, président de l'association à l'origine du classement de l'édifice comme
Fernando Souto, président de l’association à l’origine du classement de l’édifice comme  » bien d’intérêt culturel « .© s. casal pour le vif/l’express

Le premier grain de sable, pour ses descendants, apparaît il y a un peu plus de dix ans. Aux municipales de 2007, le Bloc national galicien (BNG, nationaliste de gauche) et le Parti socialiste délogent l’ancien maire de Sada, la petite commune qui abrite le pazo, dont le bureau était toujours orné d’un portrait de Franco. Pressée par une association locale, l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH), la nouvelle majorité locale réclame alors le classement comme  » bien d’intérêt culturel  » de la demeure néoromane, ornée de trois tours de granit ocre et construite à la fin du xixe siècle. Ce statut contraint les propriétaires à l’ouvrir, quatre jours par mois, aux visites publiques. Habitués à plus d’égards de la part des autorités espagnoles, ces derniers multiplient les recours et, au fil des ans, les portes restent le plus souvent closes.

Francisco Montouto, maire adjoint de Sada. La municipalité veut empêcher que Meiras, en vente, devienne un hôtel.
Francisco Montouto, maire adjoint de Sada. La municipalité veut empêcher que Meiras, en vente, devienne un hôtel.© s. casal pour le vif/l’express

Une transaction frauduleuse

Sommée d’ouvrir le site par les autorités régionales, à l’été 2017, la famille provoque l’indignation générale en confiant l’organisation des visites à la Fondation nationale Francisco-Franco (FNFF), qui cultive le souvenir du Caudillo et dont la vision de l’histoire n’est pas partagée par tous les Espagnols, loin de là.  » Dans une démocratie digne de ce nom, la promotion de l’idéologie du dictateur par cette fondation est une anomalie révoltante, fustige Fernando Souto, président de l’ARMH. Autant confier l’accueil des touristes au Berghof du Führer à une fondation Hitler !  »

La municipalité de Sada et celle de la ville voisine de La Corogne, rejointes par le conseil provincial et plusieurs ONG, fondent alors une assemblée pour le retour dans le domaine public du manoir. Les actions se multiplient et, le 30 août 2017, alors que la FNFF s’apprête à organiser les premières visites guidées, des militants du BNG pénètrent dans le manoir et suspendent des banderoles réclamant sa restitution à l’Etat, ce qui leur vaut une plainte en justice de la famille. La contre-attaque s’instaure : à la demande des autorités locales, des historiens et des juristes planchent désormais sur la légalité de l’acquisition du domaine.

A l’époque, en 1938, la victoire de Franco semble inéluctable. Deux ans après le coup d’Etat contre la république espagnole et le début de la guerre civile, les notables galiciens ont pris la place des anciennes autorités républicaines, passées par les armes en 1936, et cherchent à se concilier les faveurs du généralissime en lui offrant un lieu de villégiature dans sa région natale.

L’achat des  » tours de Meiras  » est financé par une  » souscription populaire « .  » Ce type de collecte visait à démontrer l’adhésion populaire « , relève Lourenzo Fernandez Prieto, professeur d’histoire à l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais le  » volontariat  » est tout relatif :  » Ceux qui s’abstenaient de contribuer se retrouvaient sur une liste noire « , précise Carlos Babio, coauteur du livre Meirás, un pazo, un caudillo, un espolio (non traduit).

Sans attendre, Franco et son épouse, Carmen Polo, en prennent possession, puis décident d’embellir et d’agrandir le domaine. Un mur d’enceinte est construit. La propriété, qui occupait 5,6 hectares, voit son étendue doubler ou presque. Des fermes voisines sont saisies, dont celle d’une certaine Josefa Portela.  » Adolescent, j’entendais parler d’une maison volée, lors de confidences furtives, raconte son petit-fils, Carlos Babio. Ma grand-mère et ma tante, l’aînée de ses enfants, avaient peur de parler.  »

Comme la souscription ne rencontre pas le succès escompté, un banquier de La Corogne se voit chargé d’inscrire le manoir au nom du Caudillo. Il simule un acte de vente entre celui-ci et les descendants d’Emilia Pardo Bazan, l’écrivaine très respectée dans le pays, à l’origine de la construction. Cette transaction frauduleuse est l’un des deux arguments mis en avant aujourd’hui par les partisans du retour de Meiras dans le domaine public. L’autre est sa qualité de résidence d’Etat. De 1939 jusqu’à sa mort, en 1975, Franco passe ses étés à Sada et y tient des conseils des ministres :  » Le généralissime siégeait dos à la cheminée dans ce grand salon « , précise le guide de la FNFF, à l’occasion d’une des visites organisées chaque vendredi.

Carlos Babio, auteur d'un livre sur le manoir :
Carlos Babio, auteur d’un livre sur le manoir :  » Adolescent, j’entendais parler d’une maison volée. « © s. casal pour le vif/l’express

Du vivant du Caudillo, l’administration ne fait pas de distinction entre le palais royal du Pardo, résidence d’hiver du chef de l’Etat, et celui de Sada. Factures d’électricité, frais de personnel et travaux d’entretien sont pris en charge par Madrid.

A la mort du dictateur, le roi Juan Carlos, successeur désigné par Franco, honore la veuve des titres de duchesse de Franco et de Grande d’Espagne, rang le plus élevé de la noblesse. Pendant plusieurs années, le Palais royal continue de rémunérer des employés de Meiras.  » Dans le cas de ce manoir et ailleurs, les privilèges du clan Franco ont été maintenus longtemps après la transition « , fait valoir Luis Villares, député En Marea (gauche), deuxième groupe au Parlement de Galice.

L’affaire du pazo de Meiras met en relief l’accumulation de richesses par le Caudillo et les siens, malgré son image officielle de catholique austère, détaché des biens terrestres. Issu d’une famille plutôt modeste, Franco a transmis à sa descendance une fortune estimée entre 400 et 600 millions d’euros, selon le journaliste Mariano Sanchez Soler, auteur de Los Franco, S. A. (non traduit).

Pourquoi aura-t-il fallu tant de temps pour que l’Espagne se penche sur les privilèges des héritiers du Caudillo, comme sur les crimes du franquisme ?  » La génération des enfants des victimes voulait oublier. Elle pensait avant tout à l’avenir, avance Lourenzo Fernandez. Il revient aux petits-fils de revenir sur le passé.  »

L’amnistie des franquistes, votée au nom de la réconciliation nationale, est pour beaucoup dans cette omerta.  » Dès le milieu des années 1960, une partie de l’appareil d’Etat est consciente que l’absence de démocratie freine l’accès de l’Espagne au Marché commun, rappelle un autre historien, Emilio Grandio Seoane. En 1974, alors que Franco est affaibli, le régime redoute que les Espagnols s’inspirent de la révolution des OEillets, au Portugal. Une poignée de responsables organisent, dans l’ombre, la succession du Caudillo et une transition en douceur.  »

A l’arrivée de la démocratie, un grand nombre de cadres de l’ancienne administration restent en place, dont le Galicien Manuel Fraga, ancien ministre de Franco et fondateur du parti de droite Alliance populaire, ancêtre du Parti populaire (PP). Aujourd’hui encore, le PP s’abstient de condamner le franquisme et ses crimes.  » Au contraire, assène Emilio Grandio. C’est sous le second mandat de José Maria Aznar, au début des années 2000, que des pseudo-historiens ont mis dos à dos putschistes et partisans de la République. Selon ce récit, les torts sont partagés et la guerre civile est née de cette division.  »

L’arrivée des socialistes au pouvoir, en 2004, ouvre une période d’introspection mémorielle. La loi sur la mémoire historique, adoptée sous le mandat de José Luis Zapatero, en 2007, prévoit notamment la suppression des symboles du franquisme, encore nombreux dans le pays, et l’aide de l’Etat à la localisation et à l’identification de ses victimes. Depuis le retour de la droite au pouvoir, en 2011, le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, a gelé les fonds destinés à la recherche des disparus.

Ces derniers mois, pourtant, le travail mémoriel connaît une brusque accélération. Plusieurs procès concernant les crimes de la dictature se sont ouverts, dont le premier concernant les  » bébés volés du franquisme « , ces milliers de nourrissons retirés à leurs mères après leur naissance et confiés à d’autres familles. Egalement sur le banc des accusés, Antonio González Pacheco, alias Billy el Niño (Billy le kid), policier ainsi surnommé en raison de son jeune âge lorsqu’il pratiquait la torture dans les geôles franquistes. Il aura fallu une demande d’extradition de la justice argentine, après la plainte d’une victime en exil, pour que son cas soit examiné.

 » Plus encore que le sort des victimes, celui des bourreaux reste tabou « , insiste Suso de Toro, auteur d’un roman sur les tueurs du franquisme (non traduit) :  » Avant d’écrire cette fiction [Un homme sans nom], j’ai longtemps enquêté sur les auteurs des assassinats perpétrés dans ma ville, Saint-Jacques-de-Compostelle. J’ai découvert que plusieurs d’entre eux étaient les pères des camarades fréquentés au lycée privé où j’ai fait mes études.  »

En Galice, la mobilisation des associations mémorielles permet aussi de laver la mémoire de cette région entachée d’une réputation profranquiste, alimentée par les documentaires officiels montrant le Caudillo accueilli avec chaleur à Meiras. Une image erronée, assure l’historien Lourenzo Fernandez.  » Quatre mois avant le putsch, les républicains y ont gagné les élections. Et le coup d’Etat n’a réussi ici qu’au prix d’une féroce répression : 5 000 personnes ont été fusillées, la plupart juste après le coup d’Etat, afin d’instaurer la terreur. Les premiers à être exécutés furent les militaires fidèles à la République et les autorités locales, dont les quatre gouverneurs civils et les maires de La Corogne, Saint-Jacques- de-Compostelle, Vigo, Ourense…  »

Inauguré en 2001, le mémorial des victimes du franquisme, au bout de la péninsule de La Corogne, où les troupes franquistes fusillèrent des centaines de personnes pendant la guerre civile. En Galice, elles en exécutèrent 5 000 pour y faire régner la terreur.
Inauguré en 2001, le mémorial des victimes du franquisme, au bout de la péninsule de La Corogne, où les troupes franquistes fusillèrent des centaines de personnes pendant la guerre civile. En Galice, elles en exécutèrent 5 000 pour y faire régner la terreur.© s. casal pour le vif/l’express

Quatre décennies après la transition, l’arrivée surprise au pouvoir du socialiste Pedro Sanchez, le 2 juin dernier, pourrait débloquer plusieurs dossiers. A peine installé à la Moncloa, le quarantenaire a annoncé vouloir faire retirer la dépouille de Franco de l’imposant mémorial du Valle de los Caidos, près de Madrid.

 » Au printemps, les services du Patrimoine national et le ministère de la Présidence avaient répondu par la négative à notre demande concernant la restitution du manoir de Meiras, déclare Goretti Sanmartin, vice-présidente du conseil provincial de La Corogne. Nous allons retenter notre chance.  »

Le PP galicien, majoritaire au Parlement régional, se distingue depuis peu des positions de la maison mère à Madrid, en se joignant à la lutte pour la mémoire historique.  » C’est nous qui avons commandé le rapport parlementaire rendu public fin juin sur le manoir ; nous, qui avons déposé la motion pour demander à l’Etat de faire en sorte de le restituer dans le domaine public « , se félicite Pedro Puy, porte-parole du PP galicien.

 » Accèder à la normalité d’une démocratie  »

D’autres oeuvres usurpées par les Franco sont en voie de récupération, telles les statues romanes de Maestro Mateo, Isaac et Abraham, installées dans la chapelle de Meiras : l’épouse du dictateur avait fait main basse sur ces oeuvres provenant de la première cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ou encore le palais de Cornide, à La Corogne, offert à l’issue d’une suspecte  » vente aux enchères « . Ces nuages sur les biens usurpés du franquisme expliquent-ils l’annonce de la mise en vente du pazo, en février, après le décès de la fille de Franco ? La cession s’annonce difficile.  » La municipalité a modifié le plan d’urbanisme pour empêcher que le manoir soit transformé en hôtel « , souligne Francisco Montouto, adjoint au maire de Sada. Pedro Puy, du PP, se veut rassurant :  » La Xunta de Galice (NDLR : le gouvernement régional) jouit d’un droit de préemption et doit être informée officiellement en cas de vente. A ce stade, nous ne l’avons pas été.  »

Les autorités galiciennes s'intéressent également à la casa Cornide, à La Corogne, acquise en 1962 par le couple Franco dans des circonstances troubles.
Les autorités galiciennes s’intéressent également à la casa Cornide, à La Corogne, acquise en 1962 par le couple Franco dans des circonstances troubles.© s. casal pour le vif/l’express

Dans les années 1960, le franquisme lançait le slogan  » L’Espagne est différente  » pour attirer touristes et devises.  » Nous n’en pouvons plus de cette sensation que la société espagnole est différente, plaide l’historien Emilio Grandio. Nous réapproprier Meiras permettrait d’accéder à la normalité d’une démocratie pleine et entière. Et de tourner enfin la page du franquisme.  »

Dans la chapelle du manoir de Meiras, deux statues romanes proviennent de la première cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Dans la chapelle du manoir de Meiras, deux statues romanes proviennent de la première cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle.  » Repérées  » par la femme de Franco lors d’une exposition, elles lui avaient été  » offertes  » par la mairie…© s. casal pour le vif/l’express

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