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Europe : feu sur les commissaires

Le Vif

Les eurodéputés auditionnent les 27 membres de la Commission Juncker – ce mercredi matin, c’est la Belge Marianne Thyssen qui passe en audition. Or la désignation de plusieurs d’entre eux soulève de vives critiques. Les arrangements au sommet résisteront-ils aux interrogations de la base ?

C’est une des voix les plus respectées du Parlement européen, le député Vert allemand Sven Giegold, qui s’en inquiète : « Drôle de Commission européenne qu’on nous présente là ! Le commissaire à l’Energie a des intérêts dans le monde pétrolier, celui aux Finances n’a pas mis de l’ordre dans les comptes de son pays lorsqu’il était ministre de l’Economie, celui chargé du numérique a déclaré qu’il demanderait à son fils ce qu’est Internet, celui à l’Immigration vient d’un pays où le bilan en la matière est peu flatteur, le commissaire chargé des Services financiers est, lui, un ancien lobbyiste des banques qui a dit haut et fort ne pas croire en l’Europe… » Présentés par les Etats membres et désignés, le 10 septembre, par le président Jean-Claude Juncker, ces nouveaux membres de l’exécutif européen, l’Espagnol Miguel Arias Cañete, le Français Pierre Moscovici, l’Allemand Günther Oettinger, le Grec Dimitris Avramopoulos, le Britannique Jonathan Hill, ne sont pas les seuls à susciter les sarcasmes des eurodéputés qui doivent auditionner toutes les nouvelles têtes du collège jusqu’au 7 octobre. Il y a de quoi être perplexe, en effet. C’est un ancien ministre de la Justice du gouvernement hongrois de Victor Orban, critiqué pour sa gestion des libertés publiques, le conservateur Tibor Navracsics, qui est pressenti à l’Education et à la Citoyenneté. La Slovène Alenka Bratusek (vice-présidente pour l’union énergétique), virtuose du changement d’étiquette politique, a été désignée par… elle-même lorsqu’elle était Premier ministre. Jadis opposant à l’adhésion à l’Union européenne, le travailliste maltais Karmenu Vella (Environnement, Mer, Pêche) était dans les années 1980 ministre d’un gouvernement qui entretenait des liens étroits avec le colonel Kadhafi. Enfin, la presse roumaine se demande si les courriels enflammés de la socialiste Corina Cretu (Politique régionale) avec le secrétaire d’Etat américain Colin Powell n’auraient pas été envoyés à la demande des services secrets russes…

L’audition des futurs commissaires est une procédure que l’on ne retrouve qu’aux Etats-Unis, où les membres du gouvernement doivent passer devant les commissions du Sénat avant d’être investis. A Strasbourg, les 27 commissaires auxquels le président Juncker (élu à la tête de la Commission par une majorité de centre droit et de centre gauche au Parlement, en juillet) a distribué les portefeuilles seront soumis à la question, par écrit, puis durant trois heures d’interrogatoire oral sur le fond comme sur la forme. Avec le risque d’être mis hors-jeu par les parlementaires s’ils ne sont pas au niveau ou ne respectent pas la feuille de route du discours-programme d’investiture de Juncker. « Nous sommes tout sauf une chambre d’enregistrement, assure l’eurodéputée Nathalie Griesbeck (Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, Adle). J’ai un souvenir très vif de la fois où le Parlement avait bouté dehors Rocco Buttiglione, candidat en 2004 au portefeuille des Libertés, à cause de son homophobie et de son machisme. »

Les faiblesses de chacun sont passées au crible. « Le profil des candidats envoyés par les Etats membres est assez décevant, même si l’exercice reste salutaire, juge Sylvie Goulard (Adle). On ne peut pas préjuger du résultat, tant il est facile dans ce contexte multiculturel d’être déstabilisé et de vite déraper. En 2009, le commissaire désigné à la Fiscalité, le Lituanien Algirdas Semeta, avait eu droit à une deuxième session après une première désastreuse. »

Les candidats le savent bien, qui demandent à être reçus, de manière informelle, par les députés les plus influents avant le passage du grand oral, histoire de les amadouer. « C’est agréable, glousse, pas dupe, Alain Lamassoure, le chef de la délégation française du Parti populaire européen. On dirait une élection à l’Académie française. » En moins feutré. Le commissaire français sortant, Michel Barnier, rappelle ainsi volontiers que son audition, serrée, fut un des moments les plus éreintants de sa carrière publique. L’exercice pourrait-il se révéler éliminatoire dans certains cas ? Les avis sont partagés. La peur de voir les eurosceptiques, l’extrême droite et l’extrême gauche, prendre un malin plaisir à bloquer le jeu institutionnel fait figure d’argument décisif chez les responsables du centre droit et du centre gauche. « Oui, il y a eu un pacte entre les présidents de groupe pour que la procédure se passe bien, explique Françoise Grossetête (PPE). Ukraine, Moyen-Orient, Ebola, crise économique : nous avons besoin d’une Commission approuvée par le Parlement et en ordre de marche dès le 1er novembre. Mais l’ambiance est délétère. Des collègues Verts et socialistes m’ont confié qu’ils voulaient la peau des deux vice-présidents de droite, le Letton Valdis Dombrovskis et le Finlandais Jyrki Katainen, qui vont coiffer Pierre Moscovici. »

« Juncker a nommé gardes-chasse les braconniers »

Ah, Moscovici ! Même s’il a été imposé à la suite d’un accord au sommet entre Merkel et Hollande, il est le maillon faible des commissaires socialistes. « Je comprends le mécontentement de certains députés, confie avec tact l’Allemand Manfred Weber, chef du groupe PPE. Mais il me paraît personnellement convaincant. » Les parlementaires de son groupe sont moins convenus : « Nos voisins français ont toujours soutenu que l’austérité détruisait la confiance, commente l’Allemand Andreas Schwab (PPE). Or la France ne s’astreint pas à l’austérité et ne bénéficie pas pour autant de la croissance. En réalité, plusieurs années ont été gaspillées. Pourquoi nommer quelqu’un qui n’a pas tenu ses engagements ? De toute façon, Juncker a été clair : si un commissaire est partial envers un Etat membre, il sera aussitôt viré. »

Un socialiste français à l’Economie, un ancien de la City de Londres aux Services financiers, une Roumaine à la Politique régionale – alors que Bucarest est le plus mauvais élève en matière d’utilisation des fonds structurels -, un Grec à l’Immigration – alors que la Grèce est une passoire… Faut-il y voir « de sérieuses erreurs de jugement de Juncker », comme le dénonce Alexander Lambsdorff, ou d’utiles provocations ? Le président de la Commission, en politicien chevronné, compterait-il sur les parlementaires pour se débarrasser, via les auditions, des indésirables envoyés par les capitales ? « Je reconnais bien là la malice de Juncker, s’amuse Alain Lamassoure. Il a nommé gardes-chasse les braconniers. Tout dépend désormais de leurs auditions. Si le Britannique, par exemple, nous déclare que la régulation des bonus ne relève en rien de la puissance publique, il est mort. Mais, céder à la tentation du jeu de massacre reviendrait à glisser vers un régime d’assemblée. C’est pour cela que les chefs des trois grands groupes qui ont appelé à soutenir Juncker tentent de calmer le jeu. »

Y parviendront-ils ? Les députés de base sont remuants et, passé l’examen devant les commissions parlementaires, le vote de confirmation de l’ensemble du collège, en plénière, est secret. 40 % des parlementaires de Strasbourg sont de nouveaux élus et ont hâte de s’affirmer, quelquefois selon des considérations de politique intérieure.

« Le premier qui tire déclenche un carnage, prévient un hiérarque du PPE. Si les socialistes en flinguent un de chez nous, on descend l’un des leurs. Et ça peut vite dégénérer. »

Par Jean-Michel Demetz

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