Eugénie Mukamugema. © DR

Eugénie, rattrapée à Bruxelles par le génocide rwandais

« Le 22 février 1994, ma vie a basculé dans l’enfer », témoigne Eugénie Mukamugema. En posant ses valises en Belgique, elle pensait être libérée de ses démons. Mais ceux-ci sont toujours prompts à ressurgir. Témoignage.

« Je m’en souviens comme si c’était hier. En octobre 2003, je venais de commencer mon travail d’assistante sociale à Watermael-Boitsfort. Dans mon bureau, je consultais des candidatures. Soudain, je tombe sur le nom et le visage d’une Rwandaise. Il m’a fallu deux secondes pour la reconnaître. Cette femme, une ancienne voisine au Rwanda, n’était autre que C. R., celle qui m’a menacée avec une machette en 1994. Je ne l’avais plus vue depuis les faits. Et voilà que moins de dix ans après, elle postule pour une formation d’aide-soignante à Bruxelles! En réalisant cela, j’ai cru devenir dingue. »

Dans un café d’Ixelles, Eugénie Mukamugema, 54 ans, nous raconte son histoire sans hésiter, sans trébucher sur les mots. Tout est parfaitement clair dans sa mémoire, marquée au fer rouge par ce qu’elle a vécu. Elle l’a consigné dans un livre, Une vie au Rwanda, un titre calme comme le lac Kivu mais qui cache des émotions fortes comme des tempêtes.

Tout a commencé le 22 février 1994. Jusqu’à cette date, Eugénie coulait une vie heureuse avec son mari Théo, tutsi comme elle, leurs quatre enfants, et dans une relative aisance matérielle. La question ethnique pointait déjà, « même si on n’évoquait guère d’autres aspects qui ont conduit aux massacres comme la jalousie et la convoitise ». Le 22 février donc, un leader extrémiste hutu, Martin Bucyana, est assassiné à Kigali, dans le quartier de Gikondo, là où habite Eugénie. La tension est à son comble. Des cris et des pleurs fusent. Eugénie pense que ce sera de courte durée. Mais non. Ce n’était qu’une ultime répétition avant le génocide qui allait éclater moins de deux mois plus tard.

« J’entends toujours cette vague qui défonce le portail de ma parcelle et cette vague avait des formes humaines, des corps humains habillés de feuillage, des têtes balafrées de rouge, armées de machettes et de gourdins de bois, sanguinolents », écrit-elle. Elle poursuit: « Je vois ce bloc de corps qui défoncent ma porte, qui poussent mon mari en hurlant Si wo we ni kaliya – c’est cette petite-là – avec leurs machettes pointant dans ma direction, au fond de ma parcelle où je me tenais, incrédule, médusée, incapable de bouger, tétanisée de froid, d’horreur, par leurs regards injectés de sang. »

Elle ne reverra plus jamais son mari. Et puis cette vague qui hurlait tubatsembatsembe (« Exterminons-les tous ») s’est repliée. Elle ne se rappelle plus comment elle a réussi à s’échapper via un sentier transformé en ruisseau de sang. Elle se réfugie dans une maison voisine, celle d’Hillary, une femme hutu qui était associée avec Eugénie dans la gestion d’un salon de coiffure. Mais Hillary n’est plus qu’un corps inerte, avec une trace noire autour du cou. « Elle est sans doute morte à ma place », analyse aujourd’hui la rescapée, car il n’y avait aucune raison de tuer la nièce de Léon Mugesera, le « penseur du génocide ».

« C’est comme ça la guerre »

Voilà Eugénie cachée sous un lit très bas mais son corps « était devenu flexible telle une liane tellement la peur l’avait ramolli ». Une voisine, Espérance, parvient à la tirer de sa cachette pour lui offrir à manger. Et là, deuxième rendez-vous avec la mort. Face à elle, des gens au regard mauvais, mais trop occupés à dévorer une omelette, notamment le mari d’Espérance.: « Je n’oublierai jamais cette jeune fille et ce jeune homme qui se tenaient à ses côtés, que je ne connaissais même pas mais qui avaient tant de haine envers moi. Ils me toisaient avec leurs yeux pleins de férocité. Avec un regard transperçant comme les machettes ou les couteaux dont ils étaient armés. » Cette jeune fille n’était autre que la fameuse C.R. qui deviendra bruxelloise.

Fuyant par l’arrière tandis qu’ils se sustentaient, Eugénie se réfugie avec ses quatre enfants à l’Ecole belge. Quand éclate le génocide, la petite famille est abandonnée par la Belgique et l’ONU à son triste sort. Seul un gardien restera le contact avec le monde extérieur, jusqu’à sa mort violente début mai. Du coup, la femme sera forcée de sortir de sa cachette et de se rendre « comme un zombie » jusqu’au barrage en face de Radio Rwanda, tandis que les cadavres jonchent le sol. « J’ai subi là-bas une scène horrible, où j’ai été dénudée, où des militaires ont passé un moment sur mon corps, nue, au milieu de la rue. Je sens encore leurs baïonnettes, leurs couteaux, qu’ils promènent sur tout mon corps, sur le cou. Ils me disaient que ce n’est pas le cou des Hutu. Je leur avais expliqué que je n’étais pas tutsi, plutôt un mélange entre Hutu et Tutsi, que mon père était hutu, que c’était ma mère qui était tutsi. Et je sens toujours leurs baïonnettes ; elles se promènent partout, même sur les gencives. »

Pendant six mois, sa vie se déroule comme un thriller haletant qui la mènera aussi au lycée Notre-Dame de Cîteaux, à côté de l’Ecole belge, où les réfugiés se comptent par dizaines. Chaque soir, elle mourait d’angoisse quand des interahamwe (miliciens génocidaires) venaient chercher des femmes pour les violer, au vu et au su de religieuses qui se contentaient de lui répondre : « C’est comme ça la guerre ». L’arrivée du FPR début juin 1994 marquera la fin du génocide et de son affreuse solitude. En 1996, elle se remarie avec Luc, un Belge, et s’envole pour Bruxelles, pensant laisser derrière elle le trauma qui l’a fait basculer de la joyeuse insouciance à la découverte des faces les plus sombres de la nature humaine.

Son cauchemar la rattrape en Belgique en 2003, avec le surgissement de cette C. R., laquelle réapparaît à nouveau en 2013, cette fois en chair et en os. « Je travaillais à l’antenne Annessens du CPAS de Bruxelles, un endroit vraiment pas de tout repos tant le stress et même la violence sont présents, poursuit-elle. Du renfort de personnel avait été demandé. Un collègue était venu m’épauler. Un jour, quelqu’un est venu lui rendre visite : c’était C. R. en personne, présente à trois mètres de moi dans mon bureau. Mon réflexe de la voir là fut d’aussitôt sortir du bâtiment et de marcher vers la Grand’Place, tant j’avais la nausée. »

Vomissements, tachycardie, les signes somatiques n’ont fait que s’accentuer : « Ma tête était comme un moteur qui chauffe au point d’exploser », compare-t-elle souvent. Elle consulte le médecin qui lui donne six mois de repos, ainsi qu’un psychologue. Afin de ne plus devoir croiser C. R., Eugénie s’en ouvre à la direction du CPAS. Celle-ci montre de l’empathie mais prendra une décision incompréhensible : le 25 novembre 2015, Eugénie reçoit son C4. « Sans remettre en cause le fondement de vos absences, cette décision a été prise en raison des graves problèmes d’organisation que pose cette situation », est-il stipulé. C. R., elle, peut garder son job. Le monde à l’envers.

La justice marque le pas

Le cas d’Eugénie n’est pas unique. Combien de Rwandais ne doivent-ils pas croiser leurs bourreaux en Belgique, et parfois vivre dans le même immeuble ? Après des débuts tonitruants, à l’image du procès Rwanda de 2001, la justice belge a singulièrement marqué le pas. Début avril, lors de la commémoration du 22e anniversaire des massacres, l’ambassadeur rwandais a été droit au but : « Je regrette qu’en 2016 une majorité de procédures semble gelée et que beaucoup de génocidaires présumés, y compris des planificateurs, battent toujours le pavé en Belgique sans être inquiétés ». Eugénie se console sur un point: Yvonne Basebya, qui avait envoyé les tueurs à ses trousses, a été arrêtée aux Pays-Bas et condamnée en 2013 à six ans de prison pour incitation au génocide.

« Sans être paranoïaque, il faut empêcher ces gens de sévir à nouveau, met-elle aujourd’hui en garde. Ils sont aussi dangereux que des djihadistes. Les assassins qui en avaient les moyens ont pu fuir en Europe et se fondre dans la masse. » Et elle de rappeler quelques cas jamais élucidés, comme ces Rwandais retrouvés morts dans le canal à Bruxelles. Les tribunaux populaires gacaca n’existent plus et le Tribunal pénal international d’Arusha, chargé des planificateurs, a fermé ses portes. En 20 ans, il n’aura jugé que 93 personnes, dont 61 ont été condamnées. Maigre bilan.

Eugénie n’épargne pas ses critiques contre le régime rwandais : « Je ne pensais pas qu’il mettrait en place des politiques qui nous font mal, écrit-elle. Nous n’avons pas d’argent, nous sommes seuls ». Elle se rappelle du mémorial à Kigali, avec « ces officiels venus d’un peu partout qui ont afflué avec les fleurs, avec les protocoles, et qui ont chassé du site les veuves et les orphelins ». Les crispations au sein même de la communauté tutsi se poursuivent. « Certains nous suspectent encore d’avoir eu la vie sauve en échange d’une collaboration avec les génocidaires », se désole-t-elle. Un comble : lors de la dernière commémoration à Liège, une rescapée s’est même fait traiter d’interahamwe.

« Avec ma mésaventure au CPAS, je suis victime deux fois », conclut la survivante, qui se demande comment on peut se montrer si peu ouvert à la douleur des rescapés. « Parce que notre souffrance est invisible ? » Elle a depuis lors entamé une procédure pour licenciement abusif. Entre-temps, elle s’apprête à repartir trois mois au Rwanda afin de mettre en oeuvre un projet qui lui est cher : un habitat intergénérationnel destiné aux rescapés, afin de leur offrir une stabilité en matière de logement, de liens sociaux, d’autosuffisance économique. Elle ponctue : « Ce qui est arrivé à mes enfants, à tous les orphelins du génocide, à tous les veufs, à toutes les veuves, à toutes les familles, je ne le souhaite à personne sur la terre entière. »

Eugénie Mukamugema, Une Vie au Rwanda, Izuba Editions, 181 p. L’auteur témoignera avec deux autres survivants le 20 mai à 19h à Liège, boulevard de la Sauvenière 33-35, dans le cadre des « Territoires de la mémoire ».

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