Albert Rivera, leader de Ciudadanos, en meeting, Oviedo, mai 2015 © Reuters

Espagne: Ciudadanos, coup de neuf ou coup de bluff?

L’ascension de Ciudadanos, ce parti politique libéral, conduit par son jeune et charismatique leader, Albert Rivera, bouscule la campagne des élections législatives du 20 décembre. Coup de neuf ou coup de bluff pour la démocratie espagnole ?

Il est rare de voir une réunion électorale débuter par un cours d’histoire, a fortiori constitutionnelle. Pourtant, ce 6 décembre, sur la plaça Major de Nou Barris, dans le nord de Barcelone, c’est bien ce qui attend, sous la forme d’une (courte) vidéo, un public revigoré par du chocolat chaud et des churros servis par les militants. De la tentative avortée, en 1812, de créer une Espagne libérale jusqu’à la sortie du franquisme, le film donne au meeting une allure de fac de droit. Une curiosité ? Oui, mais à l’image de la formation en campagne ce soir-là, Ciudadanos (C’s, pour Citoyens). Créée il y a dix ans dans un restaurant de Barcelone par une poignée d’intellectuels catalans de gauche et antinationalistes, la « plate-forme civique » s’est muée ces derniers mois, à la surprise générale, en un parti de gouvernement qui a essaimé dans le royaume. Aux élections autonomes du printemps, sa percée en fait l’allié indispensable des majorités dans plusieurs parlements régionaux. Et à en croire les sondages, dix jours avant les élections législatives du 20 décembre, C’s, avec 20 % d’intentions de vote, dispute la deuxième place au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et paraît bien placé pour dicter ses conditions au prochain président du gouvernement.

Comment expliquer l’ascension d’un parti longtemps resté groupusculaire et jusque-là confiné dans le débat catalan sur l’indépendance ? Le jeune homme sur l’estrade, ce soir-là, qui discourt sur la nécessaire réforme du marché du travail et les bienfaits du trilinguisme obligatoire à l’école, a été l’artisan de cet essor. A 36 ans, Albert Rivera est l’homme politique d’Espagne le plus populaire. Ce juriste de formation ne craint pas les paradoxes : il préside son parti depuis dix ans mais se présente aujourd’hui comme un homme neuf ; il se réclame du centre mais promet une vraie révolution du système espagnol, voire une « seconde transition » (après celle de la sortie du franquisme) ; il veut « tout changer sans rien casser » ; il offre un débat sérieux, riche en propositions chiffrées, mais il a longtemps sacrifié à la politique-spectacle dans les talk-shows des chaînes de télévision privées, faute d’accès au service public ; ancien champion de concours d’éloquence, ce duelliste chevronné ne contrôle pas sa nervosité dans les débats à plusieurs. Enfin, cet ennemi juré de l’indépendantisme catalan se dit fier à la perspective d’être « le premier Catalan à présider le gouvernement espagnol ».

Rivera pourrait être l’enfant d’un improbable couple Renzi-Merkel. De l’Italien, il a le charme juvénile, la soif de réformer, l’impatience agacée ; de l’Allemande, le souci pédagogique de convaincre à coups d’arguments rationnels dans un dialogue honnête.

Moins d’actifs au travail, explosion des contrats précaires

Se réclamant d’un réformateur comme Adolfo Suarez, cet ex-ministre de Franco qui consolida la transition démocratique, Rivera dénonce l’immobilisme actuel des deux grands partis, le Parti populaire, à droite, et le Parti socialiste ouvrier espagnol, qui, depuis trois décennies, se partagent le pouvoir. S’il rend hommage au socialiste Felipe Gonzalez et au libéral-conservateur José Maria Aznar pour avoir, en leur temps, « modernisé » l’Espagne, c’est aussitôt pour dénoncer le bilan de leurs piètres successeurs, José Luis Zapatero et Mariano Rajoy. Représenté aujourd’hui par un beau gosse à court d’idées neuves, Pedro Sanchez, méchamment surnommé « Pedro le Bref » par certains de ses camarades qui misent sur son échec, le PSOE joue, il est vrai, l’immobilisme, comme pétrifié par les attaques sur sa gauche du mouvement protestataire Podemos. De son côté, la droite (Parti populaire, PP), au pouvoir, présente un bilan mitigé. Certes, l’économie espagnole croît à un rythme supérieur à 3 % en 2015. Les prix de l’immobilier recommencent à grimper. La consommation pour les fêtes de Noël devrait retrouver son niveau d’avant 2008. Rajoy peut se vanter d’avoir échappé à une mise sous tutelle européenne et inversé la courbe du chômage : le taux était, en 2011, au départ des socialistes, de 23 % ; en baisse continue depuis des mois, il est aujourd’hui de 21 %. Mais le nombre d’actifs au travail a diminué et, surtout, les contrats précaires ont explosé. Face au fléau du chômage, Albert Rivera, soutenu par un distingué économiste de la London School of Economics, Luis Garicano, propose un remède de choc, d’inspiration libérale : un contrat de travail unique à durée indéterminée (avec indemnisation variable selon l’ancienneté) à la danoise et un complément salarial versé par l’Etat aux salaires les plus bas. « A trois reprises, en trente ans, l’Espagne a vu son taux de chômage dépasser les 20 %, dénonce-t-il. Ce n’est plus possible de continuer ainsi. »

Est-il de droite, comme on le dénonce à gauche, où l’on s’inquiète de ses attaques contre le conservatisme des syndicats ? Au centre gauche, comme l’affirme le Parti populaire ? Il s’accroche à ce « centre » que réclame aussi le PSOE, coincé, sur sa gauche, par Podemos et, sur sa droite, par Ciudadanos. Dans les faits, le programme économique de Rivera (baisses d’impôts, moins de réglementations, une administration plus productive…) est plus libéral que ceux du PP et du PSOE – ce qui lui vaut le soutien d’une partie du patronat catalan. Pour le reste, ce père divorcé veut introduire dans la Constitution des « droits sociaux », fait de l’éducation publique une priorité, souhaite la légalisation de la prostitution et propose 26 semaines de congé parental à partager entre les deux parents. Dans les communautés autonomes, son parti soutient le PSOE en Andalousie mais le PP en Castille-Leon, dans les régions de Murcie, de la Rioja, de Madrid. A chaque fois, il a demandé l’éviction des corrompus. Sur deux points au moins, Rivera ose braver l’impopularité : il veut augmenter le traitement du président du gouvernement (de 78 185 euros par an actuellement à 300 000 euros) et se dit favorable à une possible intervention terrestre en Syrie – l’opinion espagnole est très pacifiste.

Si, au final, ce cocktail séduit, c’est parce que la classe moyenne espagnole se reconnaît dans les aspirations de l’un des siens. Fils unique de petits commerçants qui se sont « saignés » pour pouvoir l’envoyer dans la très élitiste Esade, la « grande école » catalane, Rivera veut remettre en marche l’ascenseur social. Le taxe-t-on de naïveté ? Il répond « enthousiasme « . « C’est un politique-né, juge Francesc de Carreras, qui fut son professeur de droit à Barcelone et l’un des fondateurs de Ciudadanos, en réaction à la dérive nationaliste des socialistes catalans. Il s’est imposé à 26 ans à la tête du parti par son activisme, sa capacité d’organisation, son talent de communication. » « C’est un personnage qui peut être hermétique, froid, distant, sur la défensive mais son leadership est incontesté, souligne le journaliste Iñaki Ellakuria, auteur d’Alternativa naranja (« Alternative orange »). Il a survécu à toutes les crises internes de C’s et à ses contradictions ainsi qu’à ce qu’il qualifie lui-même d' »erreur de jeunesse ». » C’était lors des élections européennes de 2009 : lui, le fédéraliste, opte, par opportunisme, pour une alliance incongrue avec les souverainistes irlandais de Libertas et le Mouvement pour la France de Philippe de Villiers. C’est un désastre. Le parti explose ; il ne remporte que 0,15 % des voix. Tout le monde le donne pour mort. La radicalisation du débat catalan et la détermination de Rivera à lutter contre la pression indépendantiste le remettent en selle. « La désaffection des Espagnols pour les partis et la montée de la protestation contre le système politique vont lui permettre d’élargir son audience au reste de l’Espagne », explique le politologue Edgar Rovira. Rivera promet « une régénération démocratique » avec des primaires obligatoires dans les partis, une loi électorale plus juste, des juges moins politisés, une transparence accrue, une plus grande recherche de consensus à l’allemande. Il tombe à pic. « Podemos a été le premier parti à émerger en captant l’électorat protestataire, analyse Pablo Simon, professeur de droit à l’université Carlos III, à Madrid. Mais ses contradictions et son radicalisme font fuir ses électeurs modérés, qui rejoignent Ciudadanos, qui monte dans les sondages à mesure que Podemos décroît. »

Rivera donne un coup de vieux à Rajoy, qui fuit tout débat avec lui

Vouloir faire de la politique autrement que « la vieille droite » et « la vieille gauche », c’est aussi imposer un style. A la réception au Palais royal, le jour de la fête nationale, il saisit le roi par le coude comme un copain, quand le président du gouvernement s’incline, lui, avec déférence. En 2006, lors de sa première campagne, pour incarner l’innocence et la vertu d’une « nouvelle politique », il avait posé nu sur ses affiches avec ses colistiers – son physique d’ex-champion de natation de Catalogne ne le desservait pas, il est vrai. Le coup de vieux que donne Rivera à Rajoy, 60 ans, est si marquant que ce dernier a fui tout débat avec lui, préférant déléguer la sémillante vice-présidente, Soraya Saenz de Santamaria. Ce faisant, Rajoy déchaîne les moqueries et les photomontages sur Internet : « J’ai rendez-vous demain chez mon urologue », lui fait-on dire sur un cliché. « Veux-tu que j’y aille à ta place ? » répond Soraya.

Si le président du gouvernement sortant se défile, ce n’est pas seulement parce que Rivera séduit la partie la plus libérale de son électorat, c’est aussi parce qu’il craint le plaidoyer anticorruption où le jeune juriste excelle. La corruption, c’est, selon la dernière enquête du Centro de Investigationes Sociologicas, le deuxième sujet de préoccupation, après le chômage, des Espagnols. Pas un jour, en effet, ne passe sans que la presse ne fasse de nouvelles révélations frappant tous les partis installés – et pas seulement. Ne prenez que le dernier mois écoulé. Une star de la chanson andalouse purge sa peine en prison pour blanchiment, une championne d’athlétisme est convaincue de dopage à quelques heures d’être investie comme candidate au Sénat par le PP, le président d’honneur du grand groupe de high-tech Indra a été destitué pour avoir maquillé les comptes, l’ancien patron du Medef espagnol (CEOE) est jugé pour détournement de fonds, quatre ex-directeurs de caisses d’épargne en Galice sont jugés pour s’être augmentés en douce (et illégalement). Naguère un des hommes les plus prometteurs de la classe politique espagnole, l’ancien vice-président du gouvernement (et ex-directeur du FMI) Rodrigo Rato, est, lui, sous le coup d’une enquête pour malversations à la tête de la banque Bankia. Presque partout, des élus locaux (de droite, nationalistes et socialistes), enrichis par des commissions occultes lors du grand boom immobilier d’avant la crise, doivent rendre des comptes à des magistrats dépassés par l’ampleur de la tâche. En Catalogne, c’est toute la famille de Jordi Pujol, le « père de l’autonomie catalane », à la tête du principal parti nationaliste (Convergencia), qui intéresse les juges, lesquels suspectent des détournements d’argent, du blanchiment, une évasion fiscale. Les deux fondations de ce mouvement politique auraient, elles, été financées par des commissions de 3 % sur les grands travaux publics. Depuis l’interpellation du trésorier de son parti, Luis Barcenas, soupçonné d’avoir organisé une gigantesque double comptabilité, Rajoy, lui-même, est suspecté d’avoir touché, des années durant, un complément de salaire non déclaré. On attend toujours ses explications.

« Nous voulons en finir avec la corruption, le séparatisme, l’ambiguïté », explique Francisco de la Torre, candidat de C’s à Madrid. « Les vieux partis n’ont pour seul objectif que d’assurer leur impunité, tonne, dans ses meetings, Juan Carlos Girauta, candidat à Barcelone, aujourd’hui eurodéputé au Parlement de Strasbourg (groupe Alde, libéral). La dégénérescence de la démocratie, la perte d’indépendance du pouvoir judiciaire, la partitocratie, voilà contre quoi nous nous élevons. C’est pourquoi nous proposons de supprimer un Sénat inutile et des diputaciones (NDLR : les assemblées des provinces, à ne pas confondre avec celles des régions autonomes) dispendieuses. Le PP est devenu un parti de hauts fonctionnaires qui vit de l’argent public depuis trente ans. »

Face à l’essor de Ciudadanos, le Parti populaire au pouvoir se pose en garant du sens de l’Etat, défend ses propres réformes et met en garde, notamment auprès de son électorat plus âgé, contre toute « expérimentation », se moquant d’intellos « hors sol » et dénonçant le vide des équipes autour de Rivera. Ce qui fait bondir l’avocate Begoña Villacis, la chef du groupe des élus C’s au conseil municipal de Madrid : « C’est très antidémocratique, cela revient à dire que la politique est interdite à ceux qui viennent de la société civile ! »

« Plus aucun parti ne pourra gouverner seul, une nouvelle époque s’ouvre »

Si les sondages se vérifient, le bipartisme espagnol vit ses derniers jours. Le 20 décembre, PSOE et PP devraient perdre un tiers de leurs électeurs par rapport à 2011. A eux deux, ils pourraient recueillir moins d’un suffrage sur deux. Sauf énorme surprise, la droite au pouvoir devra composer, faute de majorité absolue. « Plus aucun parti ne pourra gouverner seul, une nouvelle époque s’ouvre », analyse José Manuel Villegas, le bras droit de Rivera. Et de rêver : « Nous pourrions conclure des accords ponctuels, sur l’économie et la défense de l’unité de l’Espagne avec le PP, sur le social avec le PSOE, sur la régénération de la démocratie avec Podemos. » Les Espagnols sont-ils prêts à ce changement des règles du jeu ? Dans une enquête du Centro de Investigationes Sociologicas, ils étaient encore quatre sur dix, trois semaines avant le scrutin, à avouer ne pas avoir arrêté leur choix.

De notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz

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