L'initiative populaire "monnaie pleine", pour une réforme bancaire, a recueilli 110 000 signatures. La votation est prévue pour 2018. © R. SPRICH/REUTERS

En Suisse, le malaise de la démocratie directe

Le Vif

La votation populaire est très ancrée dans les moeurs helvétiques mais, depuis une vingtaine d’années, son instrumentalisation par les populistes a relancé la réflexion sur ses limites.

En Suisse, il y a des vaches plus sacrées que d’autres. En février, le Conseil fédéral (gouvernement) a validé l’initiative populaire pour la  » dignité  » des bêtes à cornes, lancée par Armin Capaul, un paysan hippie habitant Perrefitte, dans le Jura bernois. Cette initiative, qui a recueilli près de 120 000 signatures d’électeurs – 20 000 de plus que nécessaire -, sera soumise au vote dans quelques mois. Alors que les deux tiers de ces bovidés sont écornés pour des raisons de sécurité, les Suisses devront bientôt dire s’il faut encourager les éleveurs qui laissent leurs défenses naturelles aux vaches, taureaux et boucs…

Le droit d’initiative, une idée noble, est devenu un outil de marketing politique

Dans cette histoire, improbable dans un autre pays, il y a une vache plus sacrée encore : la démocratie directe. A condition de réunir un nombre suffisant de signataires, les citoyens peuvent imposer un référendum pour contrer un projet de loi ou (depuis 1891) lancer une  » initiative populaire « , afin de modifier la Constitution. Résultat : la Suisse est en campagne permanente.  » C’est le sport national, plaisante un député. Les Britanniques jouent au cricket le dimanche, nous avons les votations.  » Quatre fois par an, l’ensemble du corps électoral est invité à s’exprimer sur divers sujets, souvent proches de leur vie quotidienne : santé, impôts, énergie, sécurité routière… Même si les Suisses disent non la plupart du temps, avec une participation moyenne autour de 40 %, la Confédération helvétique est perçue comme un modèle de démocratie dans laquelle le peuple a le dernier mot.

Depuis quelques années, ce système exemplaire a produit des résultats de plus en plus controversés. Le droit d’initiative, une idée noble à l’origine, est devenu un outil de marketing politique. De fait, les initiatives de simples citoyens, tel Armin Capaul, sont une minorité.  » La plupart émanent désormais de partis politiques et de lobbys, qui ont les moyens matériels, humains et, surtout, financiers de récolter les paraphes nécessaires « , explique Ralph Kundig, qui a lancé une initiative pour l’instauration d’un revenu de base inconditionnel (rejeté à 76,9 %, en 2016) en faisant appel à du financement participatif. Une initiative populaire coûte entre 2 et 5 francs suisses par signature, dit-il, dans ce pays où le financement de la vie publique est libre, sans aucune obligation de transparence…  » Historiquement, ce sont des mouvements de gauche, politiques ou syndicaux, qui, les premiers, ont utilisé ces instruments pour se faire entendre, en particulier sur la question sociale « , rappelle le politologue Pascal Sciarini. Régulièrement, des pacifistes réclament la suppression du service militaire, ou des environnementalistes, l’arrêt des centrales nucléaires. Dans les années 1990, l’Union démocratique du centre (UDC), un parti populiste dont le chef de file est l’industriel richissime Christoph Blocher, s’est engouffrée dans la brèche en multipliant les initiatives, à l’approche des élections, sur ses thèmes de campagne xénophobes et antieuropéens.  » L’UDC a un peu dénaturé le mécanisme pour en faire un instrument d’opposition, reconnaît Yves Nidegger, député populiste de Genève. Mais il est victorieux : une dizaine de propositions déposées par notre parti, ou soutenues par lui, ont été adoptées. Ce qui, bien sûr, traumatise la classe politique…  » La plus célèbre, en 2009, contre  » la construction de minarets « , a été largement approuvée par la population – il n’y en avait que quatre dans tout le pays. En 2014, les Suisses ont dit oui, à une très courte majorité (50,3 %), à la fin de  » l’immigration de masse « , c’est-à-dire à l’instauration de quotas pour les étrangers souhaitant travailler en Suisse.

Problème : cette disposition est contraire à la libre circulation des personnes instaurée, depuis 1999, entre la Confédération et l’Union européenne. Il a fallu presque trois ans de débats complexes et pénalisants pour que, en décembre 2016, le gouvernement de Berne trouve un compromis. Qu’à cela ne tienne, l’UDC, bien que membre du Conseil fédéral, prépare une nouvelle initiative demandant l’abolition de la libre circulation des personnes ! La démocratie directe fait-elle le lit des populistes ? Pour l’essayiste de gauche François Cherix, c’est oui.  » Elle n’est pas en soi un moteur du populisme, relève-t-il. Si elle fonctionne bien, elle peut même contribuer à le contenir. Malheureusement, telle qu’elle s’exerce en Suisse, c’est-à-dire sans le moindre garde-fou, elle lui sert de catalyseur. Elle est d’une efficacité redoutable pour rassembler les mécontents sur une idée simple. Finalement, même si c’est non, la campagne a servi à structurer l’opinion publique. Résultat : dans une Suisse où les citoyens ne cessent de voter, l’UDC, un parti de type Front national, est devenue la première force politique en affirmant que les élites confisquent le pouvoir…  » Fathi Derder, député du Parti libéral-radical vaudois, déplore que toute réforme du système soit impossible :  » On devrait pouvoir avoir un débat sur une limitation de la démocratie directe, qui devient un facteur d’instabilité, alors que c’était l’inverse jusqu’à présent, regrette-t-il. Mais, si vous le dites, vous perdez la moitié de vos électeurs !  » Pascal Sciarini est plus nuancé :  » Il est incontestable que ce mécanisme a servi les intérêts de l’UDC. D’un autre côté, il contribue à la compétence politique de la population, qui est plus responsable, donc raisonnable.  » Depuis vingt ans, 8 fois sur 10, les électeurs ont suivi les recommandations du Parlement et du Conseil fédéral, qui peut aussi proposer un contre-projet.

En 2016, les Suisses ont rejeté massivement l’initiative de l’UDC  » pour le renvoi effectif des étrangers criminels « , car l’application du texte violait, notamment, la convention européenne des droits de l’homme. Cette fois, un front républicain de tous bords lui a fait échec.

Des votations par centaines

Deux procédures donnent la parole au peuple.

Le référendum contre un projet de loi Conditions : 50 000 signatures en cent jours. Seuls 6 % des lois ont fait l’objet d’une telle opposition. Une centaine de référendums ont été acceptés depuis la création de l’Etat fédéral, en 1848.

L’initiative populaire

Conditions : 100 000 signatures en dix-huit mois. 209 initiatives ont été soumises au vote du peuple depuis 1891 ; 22 ont été acceptées (10 depuis 2002) : « pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants » mais aussi « contre les rémunérations abusives ».

De notre envoyé spécial, Romain Rosso.

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