Abdel Rahman rêve toujours de devenir un jour chauffeur de taxi, au besoin à l'aide d'une prothèse... © WILLIAM DANIELS

En Irak, l’enfance en terrain miné

Le Vif

Victimes par milliers, exode massif, destructions : les civils, à commencer par les plus jeunes, paient un lourd tribut à la libération de Mossoul, proclamée le 9 juillet. Comment soigner les corps et les âmes ?

Il passe en une fraction de seconde du rire aux larmes, de l’enjouement à la frayeur. Tantôt, Abdel Rahman, 12 ans, se tord les doigts ou plaque sur son crâne d’enfant des mains fébriles, tantôt il enserre le bras de Mohammed, le kinésithérapeute de l’ONG Handicap international (HI), penché sur ce qui reste de sa cuisse droite.  » Tu vas toucher ça ? « , lance-t-il d’une voix craintive quand le kiné entreprend de nettoyer la cicatrice, délestée la veille de ses agrafes. Puis, le jeune Irakien, allongé sous cette tente en demi-lune du camp de déplacés d’Hassansham, entre Mossoul et Erbil, enfile les gants de chirurgien qu’on lui tend pour aider le robuste soignant à emmailloter son moignon dans un bandage élastique. La séance d’exercices peut commencer. Sur le dos, sur le flanc, à plat ventre, Abdel Rahman actionne en serrant les dents le membre amputé au-dessus du genou. Vient ensuite le moment de s’échiner à se tenir debout tant bien que mal. Tel un échassier malhabile, le mince préado, redevenu gouailleur, vacille mais finit par y parvenir, aiguillonné par les  » Yallah !  » (en avant !) et les  » Mumtaz !  » (bravo !) de ses proches. Reste à empoigner les béquilles, histoire de travailler la progression, le demi-tour, puis, enfin, la chute contrôlée sur un matelas de mousse.

A Jalawla, on n'entend que le couinement du détecteur au ras du sol.
A Jalawla, on n’entend que le couinement du détecteur au ras du sol. © WILLIAM DANIELS

Pour ce fils de transporteur, tout bascule aux premières heures du 5 mai dernier. Ce matin-là, il prend son petit-déjeuner quand un missile ravage le logis familial du quartier de Haramat, à Mossoul-Ouest. Déflagration dévastatrice, fatale au frère aîné, Ayed, écrasé sous les gravats, qui laisse une fillette dont le babil égaie désormais les mornes journées de l’oncle mutilé. Au terme d’une longue errance, Abdel Rahman, épaulé par son père, traîne sa jambe meurtrie qui n’en finit plus de bleuir jusqu’à l’hôpital de campagne qatari installé à Hammam-al-Alil, au sud de la  » capitale  » assiégée du groupe Etat islamique. Jambe que les chirurgiens doivent se résoudre à sacrifier, après six vaines opérations.

Avant, Ahmed était gai, sociable. Depuis l’accident, je le trouve renfermé »

Ecolier dissipé et bien moins féru de football que ses potes, le gamin mossouliote n’avait qu’une marotte, la voiture. Son obsession : devenir chauffeur, comme papa.  » A 11 ans, il se débrouillait déjà très bien, avance fièrement celui-ci. Je lui ai appris à conduire au volant de mon taxi collectif.  » Le rêve tient toujours. Plus tard, peut-être, à l’aide d’une prothèse…

Lancé le 18 juin dernier par l’armée de Bagdad, bouclé trois semaines plus tard avec la reconquête de l’ultime réduit des fantassins fanatisés de Daech, l' » assaut final  » sur la vieille ville de Mossoul aura dévoilé la cruauté du calvaire enduré par les civils de tous âges, relégués au rang de boucliers humains, voire cibles de la hargne vengeresse des dingues du califat. A l’heure de l’estocade, on estimait encore à plusieurs dizaines de milliers, dont une moitié de mineurs, le contingent des otages coincés dans les décombres de l’enclave, anéantis par la faim, la soif, la peur et le chagrin. Quant aux rescapés faméliques qui ont réussi à fuir ce mouroir, ils échouent sous le cagnard – le mercure frôle les 45 °C -, au hasard d’abris d’infortune ou de camps chichement pourvus en eau et en électricité, mais où rodent scorpions et serpents venimeux. A condition toutefois d’avoir franchi le filtrage suspicieux instauré par des miliciens chiites ou kurdes enclins à voir en tout sunnite un disciple du  » calife  » Abou Bakr al-Baghdadi.

En Irak, l'enfance en terrain miné
© DR

A 7 ans, Ahmed n’encourt pas un tel procès. Ce garçonnet aux boucles noir de jais doit aux fractures causées par l’effondrement d’un pan de mur, rançon du pilonnage du secteur d’Islah Zirai (Mossoul-Ouest), d’être plâtré de l’abdomen au bassin. Lui a atterri à Hassansham le 27 mai, premier jour du mois de jeûne du ramadan, en compagnie de sa maman, Amina, et de ses cinq frères et soeurs. Le papa, un ancien policier ? Porté disparu.  » Enlevé dès août 2014, puis sans doute tué par Daech « , glisse dans un souffle son épouse, inquiète de voir leur benjamin sombrer dans une forme d’apathie.  » Avant, Ahmed était gai, sociable, joueur, insiste-t-elle. Depuis l’accident, je le trouve taciturne et renfermé. Mais que faire ?  » Désarroi analogue chez la mère d’Abdallah, 13 ans, originaire du même quartier.  » Quand il pleure, confie Rima, je pleure ; quand il souffre, j’ai mal. Nous n’avons plus d’espoir qu’en Dieu et en vous, les gens d’Handicap.  » Allusion au tandem que forment Mohammed, le kiné, et Diana, chargée du suivi social des blessés pris en charge. Au foyer de Rima et de son mari plombier, c’est le 3 janvier 2017, peu après le dîner, que le malheur frappe. Lorsque le souffle d’un obus fauche Abdallah et son copain Ihab, assis sur le seuil de la maison. Celui-ci périt sur le coup ; celui-là s’en tire avec de multiples fractures à la jambe droite, aujourd’hui corsetée par des  » fixations externes « . En clair, une espèce de tuteur métallique qui maintient les fragments du fémur, du tibia et du péroné, appelés ainsi à se ressouder. Si l’adolescent prend plaisir à fréquenter l’école du camp, où son aîné Saddam le porte à bout de bras chaque jour, son avenir s’esquisse en pointillé :  » Quand je pourrai remarcher, dit-il sobrement, je penserai à l’avenir.  »

Du temps, il en faudra aussi pour purifier l’Irak des mines semées par Daech

Le plus éprouvant à cet âge ?  » Admettre qu’on ne pourra jamais revenir à la vie d’avant, répond Salam, un psychologue de HI. Souvent, l’enfant amputé se dessine avec ses deux jambes ou ses deux mains.  » D’autres béances happent le jeune rescapé. A commencer par l’absence d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une soeur dont il ignore le sort.  » Ce n’est pas à nous de lui révéler le décès de l’intime, poursuit Salam. Il s’agit, avec son entourage, d’avancer pas à pas vers l’annonce, sans mensonge ni brutalité.  » Une autre blessure invisible ronge les gosses scolarisés un temps dans les écoles du califat, astreints à un  » enseignement  » mortifère, exaltant la haine et le martyre.  » Ceux-là adoptent souvent des comportements violents, entre eux comme envers leurs parents, souligne Maud Bellon, coordinatrice du dispositif Urgence Mossoul de Handicap international. Purger ce fléau prendra du temps.  »

Du temps, il en faudra aussi pour purifier l’Irak, l’un des pays les plus contaminés de la planète en la matière, des mines et  » engins explosifs improvisés  » (EEI) semés dans leur sillage par les combattants de Daech. D’autant que cet arsenal vient s’ajouter aux legs meurtriers laissés par la guerre avec l’Iran voisin (1980-1988), le conflit récurrent entre Bagdad et les séparatistes kurdes et l’insurrection armée consécutive à l’invasion américaine de 2003. Sur le front de la mort à crédit, les assassins font preuve, dans leurs ateliers, d’une inventivité sans borne. Quand sonne l’heure de la retraite, les Dr Folamour du djihad piègent tout ou presque, du canapé au réfrigérateur, via l’extincteur, le jerrycan, la tringle à rideau, la poupée, le téléphone portable, la canette de boisson gazeuse, la montre ou le portefeuille. Le banal interrupteur se fait détonateur, la manette de Play-Station devient grenade. Voilà pourquoi les équipes d' » éducation au risque  » de HI, munis de photos grand format et de dépliants, sillonnent les secteurs les plus infectés, afin de mettre en garde les civils contre les périls qui les guettent. Cibles prioritaires : les familles tout juste rentrées à leur domicile et celles qui s’apprêtent à regagner un quartier fraîchement libéré.

Les démineurs acheminent des
Les démineurs acheminent des  » engins explosifs improvisés  » vers un site de destruction. © WILLIAM DANIELS

Ce matin de juin, les passagers des trois autocars garés à l’entrée du site de déplacés d’al-Khazer, en partance pour Mossoul, ont ainsi droit à une séance express. On leur apprend à reconnaître une mine antichar ou antipersonnel, un obus de mortier, à se méfier des objets du quotidien abandonnés dans les logements ou sur les bas-côtés des routes, à se tenir à l’écart des zones dangereuses, que balisent des piquets ou des amas de roches enduits de peinture rouge.  » Bien sûr que j’ai un peu peur des engins piégés comme des attentats suicides, confesse une jeune maman. Mais il n’y a de sécurité nulle part. Et je préfère vivre dans ma maison, même abîmée et pillée, que dans ce camp. Au moins, nous serons chez nous. Ce qui m’inquiète le plus ? Les enfants. Surtout les garçons, si turbulents, si curieux, et qui courent partout. Il va falloir les tenir à l’oeil…  » Cap maintenant sur le gouvernorat de Diyala (centre-est) et la ville de Jalawla, passée sous le joug de Daech d’août à novembre 2014. L’année scolaire étant terminée, c’est au siège d’une association communautaire locale qu’on a réuni une trentaine de 6-14 ans, robes brodées et tresses à chouchous pour les filles, maillot du PSG ou du Barça et tignasse gélifiée côté garçons. Au programme, une étrange leçon de choses, moins  » sciences de la vie et de la terre  » que sciences de la mort et de la guerre.  » Si vous découvrez un jouet par terre, vous le ramassez ?  » lance à la cantonade Hassan, l’animateur.  » Non !  » répliquent en choeur ses élèves d’un jour.  » Que faites-vous ?  »  » On alerte un adulte ou la police.  » Message reçu.

Si vous découvrez un jouet, que faites-vous ? » « On alerte un adulte ou la police »

Il ne suffit pas, bien entendu, de prêcher la bonne parole au gré des porte-à-porte et des tente-à-tente. Encore faut-il  » nettoyer  » autant que faire se peut les faubourgs résidentiels promis au repeuplement. Un travail de fourmi, patient, précautionneux, exténuant par cette chaleur torride, dont s’acquittent sur le flanc est de Jalawla une dizaine de démineurs. Seuls les couinements des détecteurs qu’ils promènent au ras du sol rythment leur avancée, orchestrée par Adrian, un ancien officier de l’armée britannique.  » Danger. Ne pas entrer « , lit-on en arabe sur le mur d’enceinte de parpaings gris d’une demeure isolée. L’été dernier, trois gamins ont bravé la consigne pour récupérer un ballon égaré. Deux d’entre eux ont succombé à l’explosion d’un EEI. Soyons clairs : il y en a pour des années, voire des décennies de ratissage opiniâtre. D’autant que personne ne s’est pour l’heure aventuré dans les secteurs de Wahda et de Tajnin, hier réputés acquis à al-Baghdadi et réduits à l’état de champs de ruines hérissés de fers à béton. Et que dire de la dépollution à venir de Mossoul et de ses alentours, chantier herculéen ?

A Hassansham, le kiné et Abdallah, dont les os de la jambe droite sont maintenus par des
A Hassansham, le kiné et Abdallah, dont les os de la jambe droite sont maintenus par des  » fixations externes « .© WILLIAM DANIELS

Sa cité natale serait-elle assainie de fond en comble que Salah ne retournerait à aucun prix dans la maison du quartier de Shuhada. Trop douloureux. Un éclat de roquette y a foudroyé, le 7 mars, sa fille Hayat, 8 ans. Un autre s’est fiché en lisière de la colonne vertébrale de ce trentenaire barbu au regard ardent, après avoir sectionné sa moelle épinière. Depuis, il bataille avec ses deux jambes inertes, aidé en cela par Mohammed, le physiothérapeute, et… une cuillère de bois.  » Mon amie, ma compagne, mon médicament, ironise-t-il. Voilà trois mois que nous vivons ensemble jour et nuit.  » Quand la souffrance devient trop intense, l’ancien sous-officier se tapote les cuisses ou les plantes de pieds, voire se martèle la tête à coups de spatule. Pour l’heure, il se hisse à la force des bras sur le fauteuil roulant fourni par HI, sous les yeux de son benjamin, Nashat.  » Mon dernier-né soupire-t-il. Vraiment le dernier. Je n’en aurai plus d’autre.  » Telle est la loi de la guerre : ceux qui s’en sortent ne sont jamais tirés d’affaire.

Par Vincent Hugeux.

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