Arnaud Beltrame, Emma Gonzalez, Rose McGowan © Vianney Le Caer/isopix - Nicole Raucheisen/isopix - Photo News

Emma Gonzalez, Rose McGowan, Arnaud Beltrame,… Le retour des héros

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Arnaud Beltrame en France. Emma Gonzalez aux Etats-Unis. Les briseuses de silence face à Harvey Weinstein. Les lanceurs d’alerte. Celles et ceux qui volent au secours des migrants… Héros et héroïnes ? Plutôt, oui. Dans une société qui en avait oublié le concept. Trop hypnotisée par les superhéros de fiction. Ou les idoles du showbiz.

« Notre pays ne propose plus de héros. Pourquoi des jeunes de banlieue partent-ils en Syrie ? Parce que les vidéos de propagande qu’ils ont regardées sur Internet ont transformé à leurs yeux les terroristes en héros. Le défi de la politique, aujourd’hui, c’est donc aussi de réinvestir un imaginaire de conquête. Notre société a besoin de récits collectifs, de rêves, d’héroïsme, afin que certains ne trouvent pas l’absolu dans les fanatismes ou la pulsion de la mort.  » Dans son premier grand entretien accordé après son élection à la présidence française, ainsi parlait Emmanuel Macron, au Point, fin août dernier.

Le 6 décembre, lors de son discours aux funérailles de Johnny Hallyday, à Paris, le chef d’Etat affirmait que le chanteur  » fait partie des héros français « . En janvier, il présentait ses voeux aux bureaux des assemblées parlementaires, au Conseil de Paris, aux corps constitués, aux forces vives et aux  » héros de 2017 « . L’Elysée précisait qu’il s’agissait  » de héros du quotidien qui se sont illustrés dans des domaines aussi variés que le sport, l’environnement, le social, la sécurité ou l’éducation « .

Le 20 mars, dans un discours sur la francophonie, le président rendait hommage à  » ces héros bien particuliers qu’on appelle les profs de français « . Le 28, depuis la cour des Invalides, il prononçait l’éloge funèbre d’Arnaud Beltrame, déclarant que le lieutenant-colonel de la gendarmerie, mort durant la prise d’otages dans le supermarché Super U de Trèbes, dans le sud-ouest de la France,  » rejoint le cortège valeureux des héros qu’il chérissait « , le situant dans la lignée notamment des  » héros anonymes de Verdun « .

C’est peu dire, donc, qu’Emmanuel Macron entend réhabiliter la valeur et la notion même de héros. Dans une société qui leur préfère, depuis longtemps, des stars, des idoles, issues du showbiz et du sport surtout. Qui affichent une réussite financière incroyable. Qui connaissent un succès médiatique indéniable. En témoigne, entre autres, le sacro-saint classement des personnalités préférées des Français, organisé deux fois par an par Le Journal du dimanche : le dernier en date, fin 2017, plaçait en tête Jean-Jacques Goldman (chanson) devant Omar Sy (cinéma), Teddy Riner (judo), Dany Boon (cinéma), Sophie Marceau (cinéma) et Jean Reno (cinéma).

Hors France, ou hors personnages publics français, les modèles sont Mark Zuckerberg, Lady Gaga, Cristiano Ronaldo, Kanye West… De quoi confirmer ce que la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury avançait en 2010 dans La Fin du courage (éd. Fayard) : la reconquête d’une vertu démocratique.  » Il s’agit d’un ensemble un peu brouillon qui mélange tout. Au final, la substance du héros est totalement diluée ou a disparu, et se superposent des figures qui, logiquement, ne devraient pas être mises sur le même plan, car ce ne sont pas les mêmes risques, les mêmes valeurs, les mêmes philosophies.  »

Les trois passagers du Thalys, qui ont empêché un attentat sur la ligne Amsterdam - Paris, reçus en héros par Barack Obama, en 2015.
Les trois passagers du Thalys, qui ont empêché un attentat sur la ligne Amsterdam – Paris, reçus en héros par Barack Obama, en 2015.© MANDEL NGAN/belgaimage

Qu’est-ce qu’un héros ?

 » Un héros le devient par l’acte qu’il pose et qui, souvent, précipite sa perte, nous explique Kevin Poezevara, enseignant et chercheur en études psychanalytiques à l’Université Paris 7. Toute sa vie est alors rééclairée au regard de cette dernière action.  » Ainsi donc, Arnaud Beltrame serait de la trempe des héros. Qui s’est sacrifié, pour sauver la vie d’un(e) autre.

Les candidats à ce statut sont peu nombreux, car il n’est pas facile d’appartenir à la lignée des… demi-dieux. Dans la Cité grecque, on ne devient effectivement pas héros : on l’est par la seule volonté des dieux. Achille et Hector, légendaires combattants de la guerre de Troie, les princes et chefs de guerre de l’Iliade d’Homère… Tous cherchent par la  » belle mort « , en pleine jeunesse, la gloire éternelle dans la mémoire des vivants. Dans des sociétés anciennes, dominées par la compétition et où la guerre était un état fréquent, voire normal, les héros se révèlent dès lors avant tout guerriers et incarnent l’excellence.

Le développement du christianisme fait émerger en Occident de nouvelles figures exceptionnelles : le saint, le roi, le preux. Parce qu’il se situe au plus près des volontés de Dieu, le saint devient le modèle supérieur au Moyen Age. Il doit obligatoirement, et jusqu’à la mort, défendre le bien contre le mal. Ses pouvoirs surnaturels et sa proximité avec le divin le rendent très populaire. Les rois deviennent des figures laïques remarquables qui s’imposent lentement et à condition de servir la chrétienté. Dans le monde de la chevalerie, cet impératif est aussi celui des preux. Avant que l’humanisme, au xvie siècle, la raison, au xviie, et Les Lumières, au xviiie, rejettent ce type de héros, sa morale, sa caste et ses violences. Pour en faire plutôt un personnage de fiction. A la Révolution, on lui préfère des grands hommes, exemplaires, chargés d’incarner des valeurs d’égalité, de liberté et d’unité, à l’image de Robespierre par exemple.

Le héros est toujours celui qui se hisse au-dessus des autres

C’est pourtant devant l’horreur de la mort de masse de la Première Guerre mondiale que le modèle du héros glorieux traditionnel est condamné. L’image de la victime, consentante ou non, mais subissant son sort, l’emporte sur celle du héros. Qui resurgit durant la Seconde Guerre mondiale, avec le résistant, qui porte dans son combat un projet social et politique. C’est le héros qui se sacrifie pour sauver les valeurs de la patrie, vaincue ou menacée.

Différents âges et types de héros se sont donc succédé en Occident, mais  » le héros est toujours celui qui se hisse au-dessus des autres, indique Kevin Poezevara. Avec, dans son ADN, le sacrifice. Et donc la mort.  » Achille, Roland, le chevalier du Moyen Age ou le grand résistant belge Walthère Dewé s’inscrivent donc dans le schéma systématique du héros. Il intervient au sein et au nom d’une communauté en péril, à laquelle il appartient, et pose un acte fulgurant, de bravoure, pour protéger cette communauté.  » Il est d’abord un homme d’action. Sa fonction sociale est l’identification « , précise le chercheur. Arnaud Beltrame présente donc toutes les vertus du héros au sens classique du terme.

En octobre 2017, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia était assassinée tandis qu'elle enquêtait sur des affaires de corruption.
En octobre 2017, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia était assassinée tandis qu’elle enquêtait sur des affaires de corruption.© See LI/belgaimage

D’Usain Bolt à Emma Gonzalez

Pour autant, la démocratie, la société de consommation et l’individualisme s’installant durablement dans nos contrées, le héros ne répond plus au même cahier des charges que ceux d’hier. Le sacrifice ultime n’est ainsi plus nécessaire en Occident pour qu’il soit plébiscité. Et c’est tant mieux, aux yeux du philosophe Michaël Foessel.  » Le caractère exceptionnel d’Arnaud Beltrame ne peut être érigé en modèle pour nos sociétés contemporaines, écrit-il dans une chronique pour Libération. Car un régime démocratique ne suppose ni l’héroïsme, ni le sacrifice.  » Dans une société posthéroïque, où gouvernent la loi, la civilité, la mesure, selon les mots du professeur de théorie politique Herfried Münkler, l’individu n’aurait-il donc plus besoin de héros ?

Bien sûr que si. Ce désir n’a pas disparu. Mais le registre des héros évolue. Il a subi une profonde mutation. Les grandes figures collectives et politiques, héritées des conflits du xxe siècle, se sont affaiblies ou se sont transformées. Héroïsme et humanisme tentent dès lors de se rapprocher, dans une condamnation largement partagée de la violence guerrière et machiste. On valorise les héros du mérite et de la performance, notamment à travers le sport.  » Le héros moderne s’est construit en deux temps, analyse ainsi Cynthia Fleury dans son ouvrage. D’abord, le héros a été individualisé. Il est devenu porteur d’un festin individuel, à la différence du héros grec qui agit toujours en écho avec un dieu. Ensuite, la figure de l’antihéros est apparue dans les arts. Lui est dans le réel, le quotidien. Il participe d’un modèle d’individualisation où chacun essaie d’être le héros de sa propre vie, à la différence du héros classique qui était avant tout une figure de l’action collective.  »

Les actions des lanceurs d'alerte (ici Edward Snowden) revêtent aussi un caractère héroïque.
Les actions des lanceurs d’alerte (ici Edward Snowden) revêtent aussi un caractère héroïque.© Dmitri Beliakov/photo news

On assiste alors à un éclatement des familles héroïques, du mineur de fond de l’après-guerre au superhéros en passant par l’aventurier, le prophète politique, l’humanitaire ou le sportif… Le terme apparaît alors galvaudé. Le héros flirte avec la star, l’icône, l’idole. Lionel Messi, Usain Bolt, Kim Kardashian ou Elon Musk peuvent prétendre au titre. Comme les Diables Rouges, s’ils remportent la Coupe du monde.

Les idoles sont-elles par conséquent les héros de notre époque ?  » Si l’époque promeut la guerre, répond Cynthia Fleury, les figures de combat, de résistance à l’oppresseur ou à l’ennemi prennent la main. Si, en revanche, l’époque est plus pacifique, les figures de la réalisation de soi, tous ceux inspirés par le dépassement de soi, athlètes de haut niveau, aventuriers de l’espace ou des mers, artistes transgressifs, entrepreneurs révolutionnaires, lanceurs d’alerte, militants de la désobéissance civile, activistes de la gouvernance mondiale, ces différents profils peuvent donner le change.  »

Même si ces figures-là ne s’exposent pas au danger, au nom du bien, d’une cause juste et noble, elles sont parfois élevées au rang de héros, mais simplement parce qu’on leur fait jouer une fonction mythologique. Dans les faits, elles ne s’inscrivent pas dans la définition de l’héroïsme. Le héros doit se placer, toujours, du côté de la morale. Ce qui fait dire à Michaël Foessel que  » l’héroïsme est plutôt un acte moral, qui se justifie par le fait qu’une personne dépasse ce que sa fonction implique, au profit d’un acte de courage qui l’emporte sur ce qui est attendu socialement d’elle.  » L’histoire récente retient ainsi Nelson Mandela et l’actualité fournit Emma Gonzalez, jeune figure de proue du mouvement antiarmes aux Etats-Unis. Ou Rose McGowan, actrice, parmi les premières à témoigner contre les agressions sexuelles d’Harvey Weinstein, et sacrée à ce titre, comme les autres  » briseuses de silence  » de Hollywood,  » personnalité de l’année 2017  » par le magazine Time.

Des héros de la vérité et des citoyens héros

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste.
Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste.© Julien Faure/reporters

Si le réel ne fournit pas de héros, la culture répond à l’appel. Ainsi le cinéma est devenu le premier pourvoyeur de figures mythiques, pourfendant le mal pour faire advenir le bien. Les superhéros occupent de plus en plus l’affiche, gros succès à la clé comme Black Panther des studios Marvel le démontre ces dernières semaines. Le système médiatique, lui aussi, est devenu grand pourvoyeur de  » héros « , souvent confondus avec les célébrités ou les victimes.  » Les héros ont toujours eu besoin du regard des autres, qui magnifie leurs actes. Les héros sont ceux que l’on nomme héros. Ce qui nous permet de créer également des sous-catégories « , relate ainsi Kevin Poezevara.

La mondialisation a entraîné une rotation rapide et une diversification des figures exceptionnelles. Du coup, le héros s’use vite. Il a gagné en audience ce qu’il a perdu en longévité.  » Aujourd’hui, certains actes héroïques ne trouvent pas leur puissance de valorisation « , pointe pourtant Cynthia Fleury. C’est le cas des lanceurs d’alerte, dont l’action revêt indéniablement un aspect héroïque : ils ont pris des risques personnels qu’ils paient cher, s’étant mis au service des populations contre les mensonges des gouvernements, dans une action tournée vers les valeurs de la démocratie et de l’intérêt commun. Ainsi notamment Edward Snowden. Traître pour les autorités américaines, il a dévoilé en 2013 les programmes de surveillance digitale mondiale de la National Security Agency (NSA). Il est exilé en Russie depuis cinq ans. Ainsi encore Jan Kuciak, journaliste slovaque assassiné en février dernier, et sa consoeur maltaise Daphne Caruana Galizia, abattue en octobre 2017 : tous deux enquêtaient sur des affaires de corruption impliquant le pouvoir de leur pays respectif. Ces  » héros de la vérité  » démontrent au passage que l’héroïsme peut être une vertu de la démocratie.

Il ne serait pourtant plus besoin d’aller puiser dans des récits ni dans son imagination. Il suffirait aujourd’hui de regarder à sa porte. L’idée, très démocratique, est que les héros des temps modernes sont finalement des gens ordinaires. Après les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016, les secouristes et les premiers intervenants sont érigés en héros. Les actes de bravoure des pompiers, policiers, militaires, agents de sécurité, ont été décrits, répétés et loués. Un homme ou une femme jeté(e) dans le feu de l’action, devient un héros du quotidien. Ainsi en est-il de Spencer Stone, Alek Skarlatos et Anthony Sadler – deux soldats en permission et un étudiant -, qui se sont rués sur Ayoub El-Khazzani, le 21 août 2015, à bord du Thalys reliant Amsterdam à Paris. Le Marocain, armé d’une AK47, menaçait de tuer les passagers.  » Let’s go  » ( » Allons-y « ) : c’est sur cette injonction, digne d’un officier sur la ligne de front, que les trois amis américains ont foncé. Trois mots qui en ont fait des héros. Légion d’honneur à la clé.

Autre catégorie de héros  » ordinaires « , celles et ceux qui aident les migrants, partant à leur secours en haute montagne ou leur offrant un toit en dépit des actions répressives des autorités.  » Le héros d’hier était incommensurable, ceux d’aujourd’hui sont des figures du commensurable, qui permettent l’identification « , avance Kevin Poezevara. Qui rappelle les mots d’Albert Camus :  » Le héros, on a du mal à s’en passer, parce que c’est lui, c’est ce quelqu’un au-dessus de nous qui nous permet de nous supporter les uns les autres. « 

Pas de héros sans auditoire

Le héros des uns n’est pas nécessairement le héros des autres. S’il est censé se sacrifier, au nom du bien, contre le mal, celui qui incarne le mal pour nous ne défend-il pas ce qui à ses yeux relève du bien ? Et donc, n’est-il pas lui-même un héros pour la communauté qu’il entend protéger d’un péril, alors que nous ne le voyons que comme péril pour notre communauté à nous ? Dans un entretien paru dans Le Monde, après les attentats de Carcassonne et Trèbes, André Comte-Sponville invite à  » reconnaître que (le) terroriste qui vient d’assassiner quatre innocents a fait preuve, lui aussi, d’un certain courage. Il ne cesse pas pour cela d’être un assassin.  » Le courage pouvant servir tant le mal que le meilleur, le philosophe suggère une redéfinition de l’héroïsme :  » Un courage extrême et généreux, la générosité étant un critère plus sûr que l’ampleur des risques pris.  »

Questionnement soulevé il y a plus de quatre-vingts ans, dans L’Espoir, par André Malraux, selon lequel  » il n’y a pas de héros sans auditoire  » :  » Ce qu’il y a de pratique et d’embarrassant dans le concept de héros, c’est qu’on peut l’utiliser comme on veut. Les deux phases de l’idéal peuvent entrer en collusion, en portant la même valeur, de courage, par exemple.  » Ce qui fait dire à Kevin Poezevara dans sa conception de l’héroïsme que celui-ci est relatif.

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