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Election américaine : les lobbies ont quitté l’arrière-boutique

Le Vif

Le lobby a toujours fait partie intégrante de la politique américaine. C’est une décision que les Pères fondateurs avaient déjà prise ensemble. Le fonctionnement des lobbies a pourtant évolué sensiblement depuis, son importance s’est renforcée au cours des dix dernières années.

En 2008, la National Rifle Association (NRA) a tout fait pour empêcher Barack Obama d’être élu président. Ce puissant groupe de pression a dépensé pendant ces élections un montant de l’ordre de 15 millions de dollars en spots, dans lesquels il présentait l’élection d’Obama comme une menace contre la libre possession d’armes. Conséquence : sa campagne a fait considérablement croître les ventes d’armes dans les mois qui ont précédé et suivi l’élection.

Pendant le mandat d’Obama, l’influence potentielle des lobbies s’est encore accrue. Bien que ce ne soit assurément pas son intention, le cinéaste de gauche Michael Moore a indirectement participé au rôle croissant des lobbyistes sur l’échiquier politique. En 2004, le groupe de pression conservateur Citizens United a introduit une plainte auprès de la Commission électorale fédérale. Son motif était le documentaire de Moore Fahrenheit 9/11 évoquant les relations qui liaient la famille Bush et la maison royale saoudienne. Pour Citizens United, il s’agissait évidemment d’une propagande anti-Bush destinée à influencer les élections. La commission électorale a débouté les plaignants, mais cette affaire a posé la question de savoir jusqu’où des individus et des organismes pouvaient – financièrement ou par la propagande – influer sur le positionnement d’un candidat à la présidence. Une nouvelle jurisprudence a posé que le financement politique et les campagnes ne pouvaient être limités. Depuis lors, les occasions offertes aux groupes de pression de s’acheter une influence sur les candidats à la présidence sont quasi illimitées.

LES DEUX FACES DE LA MÉDAILLE

L’activité consistant pour des groupes à tenter d’influencer les politiciens pour favoriser leurs intérêts existait déjà au tout début des Etats-Unis. Pendant la révolution américaine, des organismes patriotiques – les committees of correspondence – pratiquaient déjà une forme de lobby, jusqu’à exercer une influence considérable sur la formation future de la république.

Les auteurs de la Constitution américaine ont d’ailleurs reconnu les effets que pouvaient avoir les lobbies sur leur Etat démocratique. Ils avaient à l’égard de ce phénomène une attitude double. D’une part, ils voulaient veiller à ce que la Constitution offre une protection contre le danger d’être piraté par de puissants groupes de pression. Ces factions auraient pu entraîner l’Etat à considérer les intérêts d’une partie de la population – les special interests – comme supérieurs à l’intérêt public. D’autre part, les Pères fondateurs voulaient créer un Etat américain qui respecte à tout prix la liberté d’expression. Le travail des lobbies faisait partie intégrante de ce souci puisqu’à leur intervention, les factions pouvaient exercer leur droit à la liberté d’expression. Une loi bâillonnant ces groupes de pression aurait été contraire à ce principe et n’était donc pas acceptable.

Dans sa fameuse série d’essais dits Federalist Papers, John Madison, un des Pères fondateurs du pays, a cherché à trouver une réponse à ce problème. Sa solution consistait à limiter le pouvoir des factions en instaurant une concurrence, sans proclamer pour autant une interdiction. Le pouvoir d’un groupe pouvait ainsi être réduit du seul fait qu’il était obligé d’en tolérer d’autres. C’est donc la multiplicité des groupes de pression qui allait limiter leur influence.

Cette solution paradoxale apparaissait comme élégante parce qu’elle réconciliait le libre arbitre de chacun avec la défense des special interests. Résultat : le travail des lobbies s’est ainsi trouvé institutionnalisé dans le système politique américain. Le premier amendement de la Constitution qui garantit le droit à la liberté d’expression fait mention du right to petition the government, à savoir la liberté de faire pression sur le gouvernement.

LE LOBBYING DANS LES ARRIERE-BOUTIQUES

Au XIXe siècle, l’influence des autorités fédérales sur l’économie était assez limitée.Le lobbying se pratiquait donc surtout auniveau des villes et des Etats fédérés. La plupart des groupes de pression avaient à cetteépoque des motivations d’ordre économique. Le lobbying ne se pratiquait qu’encoulisses. Le mot lui-même fait référenceà une politique occulte d’arrière-boutique.Une politique où les lobbyistes guettaientles politiciens dans l’entrée – le lobby – deschambres législatives pour régler leurspetites affaires.

Il y avait quelques exceptions au mode d’intervention local et régional du lobbying. Les acteurs nationaux les plus importants étaient les entreprises de chemin de fer qui, au XIXe siècle, avaient pris des proportions inouïes grâce à une répartition géographique qui dépassait les frontières régionales. Ces entreprises s’adressaient dès lors aux autorités fédérales. C’est surtout pendant le mandat du président Ulysses Grant (1869-1877) que les entreprises de chemin de fer ont fait un intense travail de lobby pour obtenir des subsides. Le sommet a été le scandale des pots-de-vin dans lequel Schuyler Colfax, le vice-président de Grant, a été lui-même cité.

Le lobbying a aussi été pratiqué au plan fédéral dans le cadre des contrats de construction navale ou des fournitures au gouvernement et aux autorités militaires. Des lobbyistes ont par exemple demandé de l’aide lors de la répression des insurrections des Indiens, dans les Etats du centre et l’ouest du pays.

Au tournant du siècle, le monde a témoigné une attention accrue au lobbying. Le journalisme d’investigation a vu le jour à cette époque. Des journalistes de gauche – qu’on appelait les muckrakers – ont publié des articles dans les magazines populaires à propos des collusions entre la politique et le monde des affaires. Conformément à la vision des Pères fondateurs, les muckrakers n’exigeaient pas de mettre un terme au lobbying, mais une plus grande transparence en la matière.

VERS LE NIVEAU SUPÉRIEUR

Au XXe siècle, l’influence des autorités fédérales sur la législation et l’économie s’est accrue, surtout après le New Deal de Franklin D. Roosevelt. Les lobbyistes se sont dès lors centrés de plus en plus sur le gouvernement fédéral et leur influence sur la politique nationale s’est développée. Au cours de la première décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, le lobbying s’est surtout consacré à la défense d’intérêts économiques particuliers. Tous les secteurs industriels y étaient représentés, et les syndicats ou le secteur agricole ont également pratiqué activement le lobby. Dans les années 1960 et 1970, le nombre et surtout la variété des groupes de pression se sont fortement développés, en réaction à l’intervention croissante de l’Etat et à la mise en oeuvre de nombreuses réglementations. Les autorités devenaient plus ambitieuses et souhaitaient intervenir aussi dans les domaines social et sociétal. Depuis le programme de Great Society lancé par le président Johnson (1963 à 1969), qui voulait éliminer la misère et l’inégalité, l’autorité fédérale a commencé à s’intéresser à des domaines inexploités comme l’enseignement ou les soins de santé.

De ce fait, le nombre de ce qu’il est convenu d’appeler les groupes d’intérêt social s’est accru, bien que certains des groupes de pression les plus retentissants comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) et la NRA soient bien plus anciens. Ces groupes ne tentaient pas tellement de protéger les intérêts économiques de leurs membres, mais se centraient sur des thèmes sociétaux plus généraux. Ils représentaient une vaste gamme d’opinions issues de toutes les catégories sociales et de tous les bords du spectre politique. S’il est vrai que les premiers groupes se profilaient plutôt à gauche, ils ont pris, après un certain temps, un virage nettement orienté vers des idées conservatrices et de droite.

DES NOUVELLES TECHNIQUES

A la suite de l’arrivée de techniques différentes, le lobbying s’est transformé dans les dix ans qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Plus préoccupés d’electioneering qu’auparavant, les lobbyistes se sont engagés aux côtés de candidats ou ont tenté de faire obstacle au succès de candidats adverses. Bien entendu, les groupes de pression font en sorte que leur candidat supporte au mieux leurs intérêts.

L’electioneering n’était pas une véritable nouveauté dans les Etats-Unis d’après la guerre. En 1928 déjà, on discutait des sommes d’argent que l’American Tariff League mettrait à la disposition d’Herbert Hoover en vue de soutenir son élection à la présidence. Les montants en question se sont singulièrement accrus dans la seconde moitié du XXe siècle, du fait de l’accroissement de l’ampleur et du coût des campagnes électorales. Depuis les années 1960, l’avènement de la télévision a joué un rôle prépondérant. Il est vrai que les spots TV permettaient d’atteindre un public bien plus vaste mais, d’autre part, ils augmentaient sensiblement le coût du système électoral. L’arrivée de la TV a fortement augmenté l’impact des élections primaires. Elle accroissait non seulement la participation des citoyens et des petits candidats mais, paradoxalement, elle augmentait la puissance des groupes de pression. A dater de cette époque, les candidats à la présidence ont été obligés d’être supportés non seulement par les vedettes des partis, mais surtout par une coalition des électeurs. Cela a fait exploser les coûts des campagnes et a renforcé l’influence des groupes de pression.

Une nouvelle législation a facilité le lobbying au profit des organisations sans but lucratif. Avec ces nouvelles réglementations, le législateur voulait donner à ces associations un accès plus commode aux détenteurs du pouvoir politique et réduire ainsi le poids du monde des affaires. Une fois encore, le législateur a donc opté pour maintenir son contrôle sur les lobbies grâce à un renforcement de la concurrence entre groupes de pression.

A partir de la moitié des années 1970, une nouvelle évolution a créé une nouvelle collusion entre politiciens et lobbyistes. De plus en plus souvent, arrivés au terme de leur carrière, les politiciens travaillent pour des groupes de pression ou des grosses entreprises. Ils connaissent très bien la loi, les portes de sortie et surtout leurs anciens collègues. Lors de l’investiture d’Obama, pas moins de deux cents anciens membres du Congrès étaient actifs dans le monde du lobby. La pollinisation croisée fonctionnait dans les deux sens : un nombre croissant de membres du monde des affaires ou des groupes d’intérêts se lançaient dans la politique. C’est ainsi qu’avant de devenir le vice-président de George W. Bush, Dick Cheney était le CEO de Halliburton, une multinationale qui fournissait des services à l’industrie du gaz et du pétrole. Ralph Nader, qui a participé à quelques reprises aux élections présidentielles en tant quecandidat indépendant, entretenait des liensétroits avec des associations de consommateurs comme Public Citizen. Cette circulation à double sens entre le secteur privé etle politique est quelquefois désignée dunom de  » politique de la porte tambour « ,faisant ainsi référence aux portes de bâtiments pouvant tourner dans les deux sens.

Bien qu’il se puisse qu’on s’élève à l’avenircontre les excès que commettent les groupesde pression, il semble improbable que leurinfluence disparaisse un jour. De nombreuxAméricains trouveraient cela regrettable.Ils considèrent en effet que, pour autantqu’ils agissent dans le cadre légal, les lobbiesfont partie intégrante de la culture politiqueaméricaine.

PETER VAN DER HALLEN

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