Pierre-Étienne Vandamme

Donald Trump et la sagesse du nombre

Pierre-Étienne Vandamme Chercheur en théorie politique à l'UCL

Suite à la consternation que suscite chez nous l’accession de Donald Trump à la présidence américaine, on peut s’attendre à des remises en question de la démocratie et de son hypothèse centrale : celle de la sagesse du plus grand nombre. Peut-on se fier au jugement populaire ?

Pourquoi nous fions-nous à des experts techniciens pour décider de la meilleure manière de construire un bateau, par exemple, mais au plus grand nombre pour décider de la meilleure manière de gouverner ? C’est une question que posait Platon dans le Protagoras et qui se pose encore aujourd’hui de manière criante.

La réponse est double. D’abord, parce que nous ne sommes pas tous d’accord sur ce qui fait un bon gouvernement (alors que nous nous accorderons aisément sur ce qui fait un bon bateau), ce qui implique que nous aurions du mal à nous mettre d’accord sur le choix des experts à qui confier le pouvoir. Ensuite, parce que nous estimons préférable de nous fier au plus grand nombre pour des questions qui touchent aux intérêts fondamentaux de tous. C’est l’idée de sagesse collective : demander l’avis de chacun devrait déboucher sur des décisions plus justes que concentrer le pouvoir dans quelques mains, aussi expertes soient-elles.

Au vu de l’élection de Trump, il est naturel de douter de cette sagesse collective. Le protectionnisme, l’aveuglement environnemental, la xénophobie, la misogynie, les cadeaux fiscaux aux plus riches, bref tout ce que Trump promet ou incarne semble peu susceptible de justice. Les américains ne seraient-ils dès lors pas mieux lotis dans un régime non démocratique ? Et nous, ne serions-nous pas prémunis contre des Trump européens en optant pour un régime différent ?

La démocratie en question ?

Une première réaction possible, face à cette mise en cause des institutions démocratiques, consiste à dénier le caractère démocratique de l’élection de Trump. Ce serait trop facile. Il est certain que le faible taux de participation (53%) et le fait qu’une majorité des électeurs (mais pas des grands électeurs) se soit en fait montrée favorable à Clinton entachent la pureté procédurale de cette élection. Mais les règles étaient connues à l’avance ; elles étaient les mêmes pour Obama ; le taux de participation n’était pas beaucoup plus élevé (58 et 55%) ; et on n’a pourtant pas questionné la légitimité démocratique des élections d’Obama en 2008 et 2012. Qui plus est, pour une fois, ce n’est pas le candidat qui a dépensé le plus pour sa campagne qui a été élu, Clinton ayant dépensé beaucoup plus que Trump, en frais publicitaires notamment. Il serait donc trop facile de se limiter à dire que ce résultat n’est pas véritablement démocratique. Il se pourrait bien en effet, à l’avenir, qu’un candidat similaire à Trump s’impose plus nettement. Et nous en reviendrions alors à la question principale : peut-on se fier au plus grand nombre ?

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La réponse est sans doute, malgré tout, oui. La sagesse du nombre est en effet à entendre dans un sens comparatif : le plus grand nombre est plus susceptible de sagesse qu’un plus petit nombre. Cela ne veut pas dire qu’il est sage ou qu’il ne se trompe jamais ! Cela signifie juste que les risques d’abus sont moindres quand on donne le pouvoir à tout le monde.

Et dans un sens, cette élection en est la preuve. Quand les gens ont le sentiment que le monde politique ne se soucie pas d’eux, ne les écoute pas, ne répond pas à leurs préoccupations, ils réagissent. Et c’est tout le bénéfice de la démocratie. En l’occurrence, la réaction est malheureuse, évidemment. Mais à long-terme, cela vaut mieux que le despotisme ou la technocratie. La possibilité de s’opposer aux dirigeants permet au système politique de s’auto-corriger, d’apprendre de ses erreurs. Dans un système purement technocratique, l’élite politique aurait pu continuer tranquillement à abuser de ses privilèges. Aux États-Unis, il va lui falloir reconquérir le soutien populaire, et cela l’obligera à trouver des réponses aux préoccupations du plus grand nombre.

Une démocratie déficiente

Par ailleurs, la sagesse du nombre n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle doit être cultivée par des institutions favorables à son développement. Or, la démocratie américaine est extrêmement déficiente de ce point de vue, et la plupart de ses maux sont partagés (dans une moindre mesure peut-être) par les démocraties européennes.

Premièrement, il y a le problème de la mésinformation. Une majorité des citoyens pense par exemple que l’aide aux pays en voie de développement représente une des parts les plus importantes du budget de l’État, alors qu’elle ne dépasse pas 1%. Nombreux sont aussi ceux qui attribuent à l’immigration la disparition d’une série d’emplois alors même qu’elle contribue au dynamisme de l’économie américaine. Tout ceci nourrit l’illusion que le repli nationaliste sera source de prospérité. Par ailleurs, beaucoup se bercent d’illusions sur la politique fiscale promise par Trump. Il promet par exemple d’abroger la taxe sur la propriété foncière (estate tax), qui ne concerne que les 2% les plus riches de la population et dont l’abolition creuserait encore l’inégalité des chances. Difficile de voir en lui, de ce point de vue, le vrai candidat du peuple, des laissés pour compte.

Ensuite, il y a le problème d’une société poussant à l’extrême la logique de compétition, du fait d’inégalités profondes et d’une protection sociale faible. Le résultat, c’est qu’elle est gouvernée par la cupidité et la peur. Les autres sont tous perçus comme des concurrents, surtout quand ils ont des traits différents. Chacun craint pour son emploi, et les syndicats sont à ce point affaiblis que pratiquement toute solidarité entre travailleurs a disparu. Cela nourrit le rejet des étrangers et décrédibilise l’alternative sociale-démocrate et sa politique d’ouverture à l’immigration.

Troisièmement, il y a le problème de la représentativité. Des études montrent que le pouvoir d’influence politique, aux États-Unis, c’est-à-dire le pouvoir d’influencer les politiques poursuivies (plutôt que le résultat des élections) est quasiment proportionnel au niveau de revenu des citoyens. En conséquence de quoi les aspirations du tiers le plus pauvre de la population n’ont pratiquement aucun impact politique – et celles de la classe moyenne très peu. Comment, dans ce contexte, ne pas se méfier des classes politiques traditionnelles – a fortiori quand ce sont les mêmes noms – Bush, Clinton, etc. – qui reviennent en permanence ?

Quatrièmement, il y a le problème de la gouvernabilité des États-Unis. Il s’agit d’un système politique extrêmement conservateur étant donné le nombre d’obstacles à franchir pour pouvoir faire passer une réforme. L’immobilisme qui caractérise ce système a contribué à doucher les espoirs engendrés par l’élection d’Obama. Cela explique en partie le taux d’abstention et la perte de crédit des Démocrates.

Réconcilier les citoyens avec leurs institutions

Une démocratie où les citoyens sont mal informés, se méfient les uns des autres, où leurs intérêts sont mal représentés et où il est pratiquement impossible de gouverner est une démocratie défaillante, qui ne contribue aucunement au développement de la sagesse collective. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, qu’un Trump puisse triompher. Conclure de cette élection que le peuple est irrémédiablement irrationnel et que son pouvoir doit être limité[1], ce serait gravement se tromper de cible. La technocratie serait la pire réponse possible au populisme. Cela reviendrait à tenter de museler un peuple enragé au lieu d’essayer de comprendre cette rage et de l’apaiser.

D’ailleurs, le seul signe d’espoir, dans la grisaille de cette élection, c’est la manière exemplaire dont les perdants ont accepté leur défaite. Ils se font traiter de naïfs par les présidents qui accumulent indéfiniment les mandats, dans d’autres pays, sans tolérer d’opposition. Mais c’est cette alternance possible qui nous préserve de la guerre civile et nous permet de rêver à de meilleurs lendemains. C’est ce qui permet aux mauvais gouvernants d’apprendre de leurs erreurs.

Il y a donc toujours lieu de se réjouir de vivre dans des institutions démocratiques. Mais beaucoup de choses peuvent être faites pour améliorer ces institutions, et cela vaut autant pour les États-Unis que pour l’Europe. Face au problème de la mésinformation et de l’idéologie, on peut promouvoir l’éducation à la citoyenneté et réinvestir dans le financement public de médias de qualité. Concernant la méfiance mutuelle, outre le rôle de l’éducation, on pourrait envisager un meilleur partage du travail, de sorte que les nouveaux arrivants ne soient pas perçus comme des concurrents, mais comme des nouvelles forces vives, des nouveaux coopérateurs. Pour ce qui est de la représentativité, pourquoi ne pas adjoindre à un Congrès ou une Chambre élu(e) un Sénat tiré au sort ? (Je laisse ici de côté la question plus technique de la gouvernabilité[2].)

Ce n’est qu’en réconciliant ainsi les citoyens avec leurs institutions – économiques et politiques – qu’on se préservera de nouveaux Trump, aux États-Unis comme partout ailleurs.

[1] Voir notamment Jason Brennan, Against Democracy, Princeton University Press, 2016.

[2] Ce qui améliorerait la situation, aux États-Unis, c’est réduire le pouvoir du président, de la seconde chambre et de la Cour suprême, pour conférer davantage de pouvoir au Congrès.

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